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Nous sommes en 1995, dans le nord-ouest de la Turquie, sur les bords de la mer Égée, à une vingtaine de kilomètres à peine à l’ouest de Bergama, l’ancienne Pergame. Des fouilles de routine, menées préalablement à la construction d’une retenue à vocation agricole, permettent de mettre à jour des vestiges antiques à proximité de deux bains d’époque romaine alimentés par une source chaude appelée Pacha Illicasi. Pour les chercheurs qui s’activent dans ce fond de vallée verdoyant destiné à être noyé par les eaux du futur barrage, la surprise est d’autant plus grande que rien ne laissait supposer la présence en ce lieu de vestiges antiques qui s’apparentent à ceux d’une cité thermale. Rien, sauf si les recherches préalables à l’élaboration de ce projet avaient été correctement menées : la découverte dans les archives de plusieurs écrits anciens remontant au IIᵉ siècle après Jésus-Christ montrera que de nombreux patriciens et hommes de lettres avaient pour habitude de se rendre à côté de Pergame pour y prendre les eaux et y guérir différents maux... Rapidement, historiens, archéologues et chercheurs doivent se rendre à l’évidence : c’est bien face à un site d’importance majeure qu’ils se trouvent : un complexe thermal romain, l’un des plus vastes d’Asie Mineure, datant de l’époque de l’empereur Hadrien (117-138 après J.-C.) et parvenu jusqu’à nous dans un état de conservation exceptionnel.
Un état de conservation exceptionnel
En 1998, le début de la construction du barrage qui doit irriguer 8 000 hectares de terres agricoles accélère la décision de procéder à des fouilles approfondies dans la vallée située en amont de l’ouvrage. Rapidement, c’est un site d’une importance insoupçonnée qui apparaît sous les yeux médusés des chercheurs.
[Photo : Dix années de fouilles intensives vont permettre de découvrir des vestiges hors du commun par leur richesse et leur bon état de conservation dû aux alluvions du fleuve Bakircay qui ont envahi et protégé le site : on y découvre de riches mosaïques, de gigantesques fresques murales, de superbes plafonds voûtés, des colonnes et des sculptures d'une grande rareté.]
cheurs : un ensemble parfaitement conservé grâce à de providentielles coulées de boues consécutives à un tremblement de terre et à des inondations qui ont enseveli le site en le protégeant sous d'importants dépôts sédimentaires. Les recherches mettent au jour l'un des plus grands bains romains d'Asie Mineure : un complexe de près de 9 000 m² organisé comme une ville, avec ses rues pavées de marbre, ses échoppes, ses fontaines richement ornées, une avenue principale longue de 120 m et large de 10 m avec ses ruelles secondaires, certaines étant reliées entre elles par un tunnel long de 60 m. La découverte de près de 400 instruments chirurgicaux montre qu'il ne s'agit pas seulement de thermes luxueux mais aussi d'un véritable centre médical.
Mais en 2005, alors que 9 000 m², soit 20 % seulement de la surface totale estimée du site, ont été mis au jour, l'État turc coupe les crédits et retire les permis de fouilles attribués aux archéologues.
S'engage alors un combat sans merci qui va opposer des logiques économiques et culturelles diamétralement opposées : d'un côté, des associations archéologiques qui vont tenter de sauver ce patrimoine unique et, de l'autre, des agriculteurs locaux soucieux d'assurer le développement économique de la région grâce à l'irrigation.
Le conflit sera finalement arbitré par le gouvernement turc qui, quoique tiraillé entre le besoin d'assurer son développement économique et le désir de faire bonne figure vis-à-vis de ses partenaires européens, n'a jamais envisagé de renoncer à son projet de barrage.
Une course contre la montre
Lorsqu'apparaît l'importance archéologique du site d'Allianoi, de nombreuses associations réclament l'abandon du projet de barrage. Des élus locaux en appellent également à l'Union européenne et à l'UNESCO pour qu'elles fassent pression sur Ankara. Des pressions qui vont produire quelques effets puisqu'à la fin de l'année 2005, le gouvernement turc décide de suspendre la mise en service du barrage Yortanli.
Mais les vestiges d'Allianoi ne sont que provisoirement sauvés. Car en fait, l'administration a déjà tranché. D'abord parce que la construction du barrage, dont les travaux ont débuté en 1998, est presque achevée et qu'il apparaît inimaginable de ne pas le mettre en service. Ensuite parce que les solutions alternatives pour préserver le site s'avèrent soit trop coûteuses, soit inopérantes. Trop coûteuse la proposition émise par les archéologues de construire deux barrages radiants susceptibles d'isoler le site comme un îlot au milieu du futur lac artificiel. Inopérante et sans réel intérêt la proposition des autorités turques de permettre aux touristes de voir le site par le biais de…
[Encart : Allianoi : une inanité économique, culturelle et écologique
Cela aurait pu être un chantier archéologique exemplaire, susceptible de doper le tourisme durant de longues années, favorisant le développement économique de la région sur le long terme et contribuant au rayonnement historique, culturel et artistique de la Turquie. Mais sur le chantier des fouilles d'Allianoi, on a choisi non pas de creuser mais d'enterrer. On a troqué un patrimoine d'une valeur inestimable au profit d'un projet agricole non durable qui permettra d'irriguer des champs de coton durant cinq ou six décennies, avant que la barge ne soit à son comble par les alluvions, laissant la région démunie en ressources en eau. On aimerait pouvoir dire que des impératifs économiques expliquent la décision des autorités turques. En réalité, cela n'est même pas le cas ! Dans quelques décennies, après avoir acté la destruction de son patrimoine archéologique, la région renouera avec les problèmes hydriques qu'elle connaissait auparavant. L'exemple parfait d'un développement non durable en somme…]
[Photo : En 2005, alors que 9 000 m² soit 20 % seulement de la surface totale estimée du site ont été mis au jour, l'État turc coupe les crédits et retire les permis de fouilles attribués aux archéologues.]
caméras sous-marines et de poursuivre des fouilles subaquatiques en déplaçant les objets susceptibles de l'être dans un musée à proximité.
En octobre 2007, après des mois de confrontations et à l'issue d'une procédure très controversée, une commission scientifique tranche en faveur de l'engloutissement du site, prenant le contrepied de deux décisions antérieures.
Les archéologues turcs, dans une ultime tentative destinée à sauver le site, déposent un recours à la Cour européenne des droits de l'homme. Mais il est trop tard et à la mi-2008, l'engloutissement du site, acquis dans son principe, n'est plus qu'une question de mois.
L'engloutissement du site : une question de mois
À la fin de l'année 2008, il ne reste plus qu'à définir les modalités de la submersion de la vallée. Le site est fermé aux visiteurs, les panneaux de signalisation sont démontés et la mention des vestiges d'Allianoi disparaît des dépliants et des circuits touristiques.
Pour limiter l'impact de l'eau sur les ruines millénaires de la cité thermale et tenter de préserver le site pour les générations futures, le gouvernement turc décide de recouvrir les ruines d'un enduit de protection puis de plusieurs tonnes de sable avant de procéder à la mise en eau du lac artificiel.
Des mesures de protection dérisoires qui ajoutent au désarroi d'une communauté scientifique consternée. Car pour l'ensemble des archéologues, il ne fait aucun doute que ni l'enduit, ni le sable utilisés ne suffiront à préserver l'intégrité des vestiges noyés sous 20 mètres d'eau. Et même s'ils étaient par miracle protégés, lorsque le barrage arrivera en fin de vie, dans 60 ans au maximum, la sédimentation qui aura rendu l'ouvrage inopérant atteindra alors au moins 15 à 16 mètres, une épaisseur qui rend impossible toute nouvelle exhumation de ce qui aurait pu subsister des vestiges de la cité antique.
Au début du mois de février 2011, dix millions de mètres cube d'eau avaient déjà submergé le site d'Allianoi. Le réservoir du barrage dont la capacité est de soixante-sept millions de mètres cube devrait être rempli au début de l'été 2011. Comme Zeugma et Hasankeyf avant elle, la cité antique d'Allianoi et ses trésors auront alors définitivement disparus, victime de la mise en œuvre d'une gestion non durable de l'eau...
[Photo : Pour limiter l’impact de l’eau sur les ruines millénaires de la cité thermale et tenter de préserver le site pour les générations futures, le gouvernement turc décide de recouvrir les ruines d’un enduit de protection puis de plusieurs tonnes de sable avant de procéder à la mise en eau du lac artificiel.]
[Photo : Vue d’une partie du site d’Allianoi recouvert sous des tonnes de sable, peu avant la submersion.]
[Photo : Au début du mois de février 2011, dix millions de mètres cube d’eau avaient déjà submergé le site d’Allianoi. Le réservoir du barrage dont la capacité est de soixante-sept millions de mètres cube devrait être rempli au début de l’été 2011. Comme Zeugma et Hasankeyf avant elle, la cité antique d’Allianoi et ses trésors auront alors définitivement disparus...]