L?eau est vitale et pour beaucoup d'artistes, cette idée de l'indispensable excite la création et délie un imaginaire qui échappe quelquefois au commun des mortels. C?est le cas depuis deux ans au festival international des jardins de Chaumont sur Loire où paysagistes, jardiniers et autres aménageurs d'espaces ludiques, s'en donnent à coeur joie.
Devant le succès des “Jardins d'eau” de 1997, les organisateurs ont voulu pousser le thème dans tous ses retranchements. Des premières idées, il fallait rebondir vers d'autres tout aussi originales, comme autant de ricochets distrayant une eau lisse, miroir du ciel. Il y a eu cette année 1998, vingt-cinq ricochets, vingt-cinq jardins ou paysages, certes inégaux, mais aucun ne laissant indifférent. Quelques-uns sont d'une grande poésie en même temps que d’une inventivité jubilatoire.
Trois hectares du parc du Château de Chaumont dominant le cours de la Loire, sont organisés comme une immense feuille d’arbre dont les nervures desservent les vingt-cinq jardins. Chacun est individualisé par une clôture végétale qui définit mieux que l’entrée du jardin, plutôt l'approche de l'inspiration du paysagiste.
Rassurez-vous, je vous épargnerai la totalité car je n’ai, bien sûr, pas tout aimé. Certaines allusions ou transpositions, réputées intellectuelles, ne m’ont laissé aucune émotion mémorable et m’ont plutôt poussé à fuir vers des contemplations plus attachantes.
Sans chercher à les classer dans des genres différents, j'ai envie de commencer par les deux plus farfelus. D’une goutte perchée à sept mètres du sol, une eau venue de nulle part tombe sur les augets d'une roue monumentale en bois rougeâtre. Elle dégouline d’eau bruissante, grince de son axe en bois mouillé et claquette de ses taquets. Mais cette musique grinçante et chuintante, vaguement rythmée, ne serait rien sans la note aiguë et sporadique d’un sifflet dont on cherche la cache. Par un savant jeu de bielles, en bois aussi, la roue anime une vieille machine à coudre à pédale, dont le
Mandrin de l’aiguille appuie en cadence sur un minuscule soufflet de poupée. Et comiquement, ce sont les petits coups de sifflet qui paraissent commander la rota- tion bruyante de l’énorme roue dégouli- nante.
Lorsque l'on ressort de l’abri de la machine à siffler pour suivre la fuite de l'eau de la roue, on débouche derrière un écran de roseaux, sur une mare où navi- guent de curieux paniers. Comme autant de ronds berceaux de Moïse, ils circulent selon un trajet que tracent des courants secrets. Mais au lieu d’un poupon de cel- luloïd, ils bercent des semis de jeunes lai- tues aux feuilles encore dressées et rou- gêâtres. Un potager flottant, délicieuse- ment drôle et poétique...
Abandonnant à regret cette imaginaire roselière des bords du Nil, en trois buis- sons, on se retrouve dans un jardin d’aro- mates andalou ou syrien, dans un monde arabe raffiné et disparu. De vasques en faïence blanche et bleue, perchées sur des colonnes de terre cuite, jaillissent de petits jets d'eau qui atten- dent que l’on se penche pour boire leur fraîcheur. L’alignement des fontaines constitue un quadrillage souligné par d’étroites allées de brique concassée qui contraste avec le vert argenté ou sombre des touffes de romarin, de sar- riette et de thym. D’autres carrés ont le vert arach- néen et autrement parfumé de l’aneth, ou encore la densité fraîche des touffes serrées du cerfeuil ou du petit basilic. Les arômes s’exaltent dans la chaleur méridienne que n’atténue pas l’eau bruissante des vasques. Les senteurs levantines sont là, mais pas la délicate ombre fraîche des jardins andalous ou syriens.
On quitte cette Arabie pas vraiment authentique pour tomber dans un dédale de plaques dressées comme des tessons meurtriers ; dalles ivoirines de calcaire, presque aveuglantes au soleil. Jardin blanc où poussent d’agressives lames minérales. On se faufile entre elles en craignant de perdre l’étroit sentier conducteur, quand soudain, dans un chuintement multiple, sourde de partout, du pied des fougères et des plaques blanches, un brouillard dense et frais. En quelques secondes il enveloppe tout. Alentour, le jardin de pierres dressées res- semble à un immatériel paquet d’ouate d'où dépassent les épaules et la tête d’hu- mains ahuris qui paraissent se déplacer sans remuer. Ils flottent debout, glissant dans un espace irréel.
Un chien surpris par le chuintement des gicleurs et l’opa- cité blanche qui l’entoure jappe d’effroi, des enfants invisibles rient d’étonnement, les visiteurs des autres jardins, intrigués, se rapprochent et cherchent l’entrée de cet étrange lieu auquel ils n’avaient pas encore vraiment prêté attention. Dans la canicule de juillet, ce jardin vaporeux est un conte magique et frais que l'on quitte à regret même après que la brume se soit dissipée.
En sortant de cette féerie, on cherche des yeux quel autre jardin sera aussi attirant. Toute proche une haute architecture de bambou, cliquetante et mobile attire l’at- tention. Spasmodiquement un de ses élé- ments se relève ou bascule en lâchant une brève cascade qui va activer bruyamment une autre partie de l’étrange structure. C'est l’orgue hydraulique. D'un point de vue strictement musical, c’est plutôt l’ex- trapolation d’un projet de Léonard de Vinci réalisé par Gaston Lagaffe dans sa phase de percussionniste fou. C’est un peu la conclusion de l’épisode précédent où un vendeur japonais l’avait convaincu du haut intérêt créatif d’une cargaison de fins tuyaux de polyéthylène et de bam- bous de toutes tailles et tous diamètres, à un prix défiant toute concurrence... Pour tout dire, cet orgue hydraulique n’est pas conçu pour jouer du Bach, mais c’est une astucieuse machine hydraulique et l’on est vite conquis par une poésie qui émane de son inventivité. En quelques minutes on réalise que son apparent bricolage est en fait très étudié. Du réservoir sommital
à presque dix mètres du sol, l'eau par quelques tuyaux noirs, alimente des bambous évidés qui basculent autour d’un axe lorsqu’ils sont pleins. Leur retour à la position initiale heurte un bambou sec et sonore, tandis que le volume d'eau basculé va animer une autre pièce en équilibre instable qui en cogne bruyamment d’autres. Ainsi, de percussions cascades multiples quelquefois cocasses, s'enchaîne une partition glougloutante et syncopée, à la fois drôle et d'une poésie tout à fait inattendue.
Le soleil un peu trop généreux incite à trouver un jardin plus frais, il est là juste à côté de l’orgue, en plein soleil. Un simple cylindre de toile translucide tendue, grand comme un cabanon, entouré de cannes de Provence. On pénètre par une chicane dans cette structure sans toit et l’on voit la paroi textile ondoyer de haut en bas par vagues liquides. En quelques secondes ce mouvement de nappe d'eau silencieuse fascine complètement ; le désir vient de s’allonger par terre, là, en plein soleil, dans ce mirage de fraîcheur. On voit les cannes comme derrière le rideau de pluie d’un asperseur ou d'une cascade muette ; on se croit en Provence, au bord d’un gour ou d'une laune de ces rivières faussement paresseuses des plaines littorales, entre Brignoles et Draguignan, entre Grasse et Cannes... La source de cette autre féerie est toute simple : une petite gouttière en surverse permanente constitue toute l’arête du cylindre de toile ; l'eau s’en échappe par ondes successives et glisse en nappes irisées le long de la toile. Si le soleil n’était pas si présent, cette toile tendue, dégoulinante d’eau précieuse, rappellerait aussi les pièges à brume du désert littoral chilien.
Pour trouver la vraie fraîcheur ombreuse, on se laisse glisser vers le bas du coteau où les chênes abritent d'autres jardins. L'un d’eux me plaît dans sa sobriété, sa nudité devrais-je dire. Imaginez un simple triangle d’eau noire et lisse où se reflète l'affiche photographique noire et blanche d’un tronc de corps féminin plus beau, plus humain qu’un marbre grec. À trois mètres de là, prolongeant son propre reflet dans l'eau un mât d’acier et d'altuglas perce le sombre miroir. L'œil, choqué par la rigidité rectiligne de cette épée, revient aussitôt à la double beauté humaine de ce buste et son image répétée par l’eau. Un véritable ikébana composé par un esthète grec. Faux ! Le créateur de ce reflet sensuel est un photographe japonais, peut-être fasciné par la sculpture antique...
Un autre coin frais est caché dans une vraie bambouseraie. Elle entoure un grand cube de voile de plastique que l'on traverse sur des planches posées au-dessus d’un plan d’eau. Au plafond de la serre molle, pendent des vasques de bégonias doubles d'un rouge éclatant. Dans l’atmosphère saturée comme une forêt amazonienne, les fleurs flamboyantes au lieu de flétrir se détachent et tombent majoritairement avec leur courte tige tournée vers le bas. Et leur multitude superbe flotte autour de votre passerelle comme une infinité d’inoffensifs bralots des forêts marécageuses lancés contre votre frêle passage d’explorateur amateur.
Juste à côté, dans l’ombre claire d'une haie de charmes, comme un jardin d’orchidées d’airain, un enclos protège de curieuses fleurs métalliques dont les corolles et les feuilles se remplissent d’eau puis basculent doucement et se vident au-dessus de leurs voisines en laissant s’envoler un tintement léger qui se répète comme autant de coupes de champagne choquées dans une fête champêtre. En face, en plein soleil, près des blocs noirs comme des écueils de l’archipel japonais, vous croyez voir un champ d’oignons en fleur. Non, ce sont de gros galets blancs fichés en haut de tiges métalliques qui paraissent prêtes à osciller à la moindre brise côtière. Jardin minéral zen ? plage de galets en lévitation ? vision épurée d’un champ aux
Curieuses fleurs ovoïdes ? Non, il paraît que ce sont précisément... les ricochets.
À trois pas de là, on retrouve la moiteur tropicale dans un cube de voile blanc où un promenoir suspendu zigzague au-dessus de plantes d'eau, nymphéas, iris d'eau et sagittaires. D’étranges entonnoirs de tarlatane blanche captent comme au vol des jets d'eau sporadiques et les laissent s'égoutter vers les plantes. On dirait ces pièges délicats de monstrueuses araignées invisibles, cachées dans la végétation. Évocation de marigots africains, d'un bras de l’Orénoque ou d'un jardin des délices cannibales...
Auriez-vous imaginé que des magnums d’eau de table pouvaient constituer d'étranges totems capteurs de lumière ?
Même les plus inventives maîtresses d'école maternelle ont bien du mal à recycler ces monceaux transparents de plastique en cadeaux de fête des mères. Eh bien là, c’est l'inventivité totale dans l’exotisme. Quelques centaines d’Evian, Contrex et autres Volvic vides ou à moitié remplies constituent un étrange enclos de totems tubulaires – et tutélaires – protégeant quelque tribu papoue cachée sous les frondaisons de chênes séculaires.
Les trous de ciel bleu dans la ramée sont répétés en milliers d’éclairs de lumière dans ces bouteilles composant des poteaux fichés au sol dans tous les sens. Une forêt de totems de lumière blanche, bleue, verdâtre lorsque des algues ont envahi l’eau des bouteilles. Certaines, dont la limpidité et l'inclinaison sont conformes à votre attente, vous restituent pendant un instant un véritable kaléidoscope de minuscules arcs-en-ciel. C'est le jardin sacré des divinités de la lumière que vénèrent justement les peuplades ligériennes toujours subjuguées par cette lumière qui baigne leur vallée...
Cette lumière qui nous ramène en Touraine, où d'autres dépaysements nous attendent encore, d'autres jardins du concours*, le parc du château de Chaumont, la vue sur la Loire, ses bancs de sable et ses bras bleus, et plus loin, d’autres châteaux et d’autres parcs et des jardins superbes comme Villandry ou secrets comme le Clos Lucé où s’éteignit Vinci, l'illustre invité de François Ier.
Jean-Louis Mathieu
Mais comme chaque année, quelques jardins de l'année précédente survivront. Comme vous, j'irai découvrir quels ricochets ont franchi l'onde.