[Photo : Le fleuve Torneå et ses îlots près d’Anttis. Crédit photographique : Maj-Siri Österling]
Avec d’amples ondulations caudales, ils remontaient depuis la Baltique en évitant le courant principal du fleuve. Ils étaient des centaines de milliers chaque jour à longer les berges et les hauts fonds, choisissant les bras du fleuve et les filets d’eau les moins rapides et turbulents. Depuis la Baltique, ils avaient déjà franchi presque 200 km et plusieurs rapides tumultueux. Noirs dessus, blancs dessous, dans l’éclat argenté de leurs robes de noces, les saumons remontaient. Irrésistiblement attirés par l’infime odeur des torrents que charriait encore le fleuve dans son aval, ils remontaient les courants avec une obstination aveugle et une prudente économie de l’effort car ils étaient encore loin des frayères et des sources. Et sans l’avoir vu, ils venaient buter contre cet étrange barrage qui les refoulait vers la berge dangereuse ou vers le courant central épuisant à remonter. Hésitants, ils tourbillonnaient, entrechoqués, emmêlés, devant les grilles serrées des perches du barrage. Les villageois sur la berge proche et en barques dans le mort courant du barrage lançaient épuisettes et filets à main. Effrayés, paniqués, les poissons filaient vers le milieu du fleuve cherchant le bout du barrage pour se faufiler vers l’amont. C’était le carnage, les nasses et les filets des pêcheurs se refermaient sur les plus fatigués, les moins vifs. Pour ces captifs affolés et bondissants, la montaison s’arrêtait là, au village d’Anttis. Au bord du fleuve Torneå, entre Suède et Finlande, au-delà du cercle polaire…
Anttis est le village d’origine de Maj-Siri. Depuis la Baltique, les saumons du fleuve se heurtaient à d’autres barrages à poissons, mais petite fille, Maj-Siri n’avait connu que celui d’Anttis. C’est à partir de ses souvenirs et de ceux de ses parents que l’on reprend l’histoire vue par les humains.
Après la débâcle des glaces et un brutal début de fonte des neiges, le fleuve avait tempéré sa crue printanière et trouvé son régime de hautes eaux. Les flotteurs avaient descendu les trains de bois. En vue du village, ils plaçaient les radeaux de troncs dans le courant principal, au milieu du fleuve pour éviter les barrages à saumons qui s’avançaient dans le vaste flot comme autant d’épis lancés depuis la
berge. À l'approche de l’étiage estival, les hommes du village étaient venus voir de plus près l’état du grand barrage à saumons. La baisse des eaux leur permettait de s’avancer à pied dans le fleuve, de replacer ou d’amener de nouvelles pierres. Puis ils reprenaient les baliveaux de pin et de bouleau des années précédentes pour reconstituer le barrage. Plus loin de la berge, vers le bout du barrage, près du milieu du fleuve, d'autres hommes en barque vérifiaient aussi la solidité de l'ancrage et disposaient les faisceaux de perches. Le parfait état du barrage était une nécessité vitale et une fierté pour l’adresse et la force des hommes. La capture des saumons devait assurer la subsistance du village pendant presque un an avant les nouvelles récoltes et la pêche de l'année suivante.
Le saumon, en abondance pendant la montaison, était depuis le Moyen Âge pêché à la traîne (« kolknot », qui pouvait mesurer 180 m de long et 3,60-5,40 m de haut). Vers la fin du XVIᵉ siècle il y avait environ 50 « équipes » de traîne, chacune généralement composée de quatre paysans. Dans le fleuve de Torneå la pêche aux saumons était plus intense que dans les autres fleuves du nord. Il y avait une charge spéciale payée en saumon salé et bois pour les tonneaux de saumons (la charge était payée au représentant du roi de Suède). Vers 1550, la charge était de 24 tonneaux par an. Un tonneau faisait 475 litres. C’était un système de concession sur le domaine royal et ses ressources naturelles, et tous les pêcheurs devaient donc payer la charge au royal propriétaire.
[Photo : Le barrage à saumons d’Anttis, photo d’Anna Liminga en 1952.]
La pêche de rive demandait une vaste installation mais était plus fructueuse. Elle se faisait à l'aide de « patas », un mot finnois qui veut dire ici « obstacle dans le courant », comme un barrage. On construisait de courts épis, ou petites jetées, de pierres ou de bois. Après les dégâts des crues, on rebouchait avec des branches de sapin et des planches de bois directement de la rive vers le courant de façon à avoir de l'eau calme à l'aval pour attirer et piéger les saumons. Maj-Siri raconte qu'un Lapon, qui habite près du lac Torneträsk, lui disait, il y a quelques années, que dans son enfance il construisait ainsi des épis de pierre pour pêcher dans les petites rivières de montagne.
Plus tard les patas sont devenus plus longs avec des outils spéciaux pour la pêche. Les plus grands barrages étaient constitués de blocs contre lesquels on enfichait de longues perches en faisceaux étalés comme autant de chevrons liés sur une poutre faîtière. De loin cela ressemblait à une interminable charpente avant la pose des tuiles, à moitié ennoyée dans le champ liquide du fleuve, ou comme un alignement de perches de tipis d’un village indien linéaire et inondé.
Les petits patas de rive restaient le fait des paysans particuliers qui pêchaient pour leur propre besoin, sans s'organiser en équipes.
Un barrage très efficace était « le pata de karsina ». Un pata de karsina de taille normale demandait énormément de gens et beaucoup de matériel pour le construire. Un exemple : 600 perches en bois de 6 à 7 m, 40 perches de houblonnières, plus grosses et longues, 1000 m de filet pour fermer, avec une profondeur de 6 m en moyenne, 150 m de grilles ou barrières, 60 journées de travail pour poser et 28 journées de travail pour le défaire et récupérer les bois et filets avant les glaces et les crues.
Les barrières et filets placés comme autant d’immenses nasses réparties contre l'aval du barrage faisaient du pata de karsina un piège d’une efficacité redoutable.
Au XVIIᵉ siècle, la pêche avec des patas a augmenté dramatiquement, surtout dans le sud, à l'aval du fleuve. Les paysans de l’amont, dont les ancêtres de Maj-Siri, se plaignaient de ne plus avoir autant de poisson ; on retrouve trace de leurs doléances dans des documents historiques.
À la rubrique Histoire du site internet de
[Photo : On taille et on peint : le pata de Maya est en train de naître.]
[Photo : L'infranchissable barrière des saumons remontée par Maj-Siri... ou l’armée des lanciers avant la bataille.]
Pajala, il est précisé : "On protestait tant contre ces constructions énormes que le gouverneur de la province a décrété en 1766 qu'on n'avait droit qu'à 8 patas de ce genre répartis sur 8 équipes. Mais le roi, trouvant que les paysans négligeaient leur travail dans les fermes à cause de la pêche, avait voulu que la pêche en rivière soit mise en affermage. Même les filets à main étaient interdits. Cela déclencha presque une révolution dans toute la vallée du Torned. Ceux qui auraient eu les moyens financiers de payer l'affermage ne purent organiser la pêche. Finalement, le roi Gustav III, impétueux mais mal avisé, réalisa qu’il n’avait pas là d’issue raisonnable."
Enfin, un accord entre la Couronne et les paysans permit d’établir une convention en 1791 d'une utilisation partagée des 8 patas, qui a tenu jusqu’en 1891. Six équipes de pêche prirent leurs tours, changeant de place chaque année. Elles se sont renouvelées pendant des années. Concordant avec la transition des installations de pêche fixes à des pièges flottants vers 1920, 6 des patas karsina furent rachetés par les compagnies de forestage. Les deux derniers qui restaient furent Sumisaari qui fut endommagé peu de temps après et Kiviranta qui fut utilisé jusqu'en 1965 où il n’était plus du tout profitable."
Maj-Siri, avec cette fraîcheur inaltérable des souvenirs d’enfance, raconte : "À Anttis, le village de mon père où je passais tous mes étés, la pêche avec le pata de karsina était l’événement de l’été. Fin des années 40 et dans les années 50 il y avait une période avec énormément de saumons. Les paysans du village formaient des équipes pour la reconstruction annuelle du barrage et pour aller vider le pata à chaque tour d’équipe. Sur la rive, outre les paysans, partenaires du pata, il y avait aussi des acheteurs de poisson et des curieux. Il fallait d’abord peser la pêche, noter dans le journal de pêche, puis faire le partage entre les membres de l’équipe du pata, qui pouvaient ensuite vendre à qui voulait."
Mais depuis, entre les effets désastreux des pluies acides sur les écosystèmes aquatiques nordiques, la protection des espèces, et les changements de modes de vie rurale et urbaine, seule la pêche sportive au lancer est pratiquée, bien que les populations de saumons ne soient plus en péril. C’est le nivellement culturel qui a le plus effacé les traditions liées à la vie au bord du fleuve. Avec l'abandon des langues locales finnoise et sami (laponne) imposé à la province par l'État central suédois, c’est le patrimoine culturel et l'histoire de chaque famille qui ont été sciemment gommés pendant les décennies de l'après-guerre.
Le sursaut régional est récent. Il est lié à la récession économique qui a suscité de nouvelles activités comme le tourisme justifiant la revalorisation du patrimoine naturel, historique et culturel.
On a d’abord retrouvé un patrimoine minier : à Svappavaara, du minerai de cuivre avait été découvert vers 1650. Une fonderie vit le jour à Kengis, plus à l'aval sur le Tornea. Entre 1657 et 1674, 40 tonnes de cuivre furent extraites par an et de 1674 à 1715, Kengis eut le privilège de fournir le cuivre dont on battait la monnaie royale. En vérité, l’essentiel des besoins était satisfait par d'autres sources et la fonderie de cuivre, après 50 ans de fortune variable, s'arrêta en 1785. Cette activité avait suscité une immigration que les autorités locales essayèrent de fixer.
[Photo : Le pata de karsina : le mythe ressuscité par MajSiri.]
Dès 1642, avait été aussi découvert du minerai de fer à Junosuando, dans l’actuelle commune de Pajala, et une petite fonderie fut construite, plus tard accompagnée de forges et taillanderies. Ce fut le début d'une époque industrielle du Norrbotten dont l'usine de Kengis joua un rôle important pour la région pendant 200 ans malgré des vicissitudes, comme son incendie pendant un assaut russe en 1717. Durant cette époque, c’était le complexe industriel et métallurgique le plus septentrional du monde. Nombre de difficultés économiques cycliques aboutirent à la fermeture définitive en 1850 et le site de Kengis devint une propriété agricole et forestière. Aujourd’hui, ce qui restait des locaux de la fonderie a été transformé en musée qui entretient la fière mémoire de ce passé métallurgique. Mais la mémoire du fleuve et du fourmillement saisonnier des saumons, la mémoire des pêches ancestrales et vitales restait à retrouver. Les cultures locales sami et finnoise réhabilitées se manifestent par de nombreux événements culturels qui redonnent une fierté et une solidarité dans la population mixte, que n’avait pas suscitée l’attraction touristique pour la nature nordique, le soleil de minuit, les aurores boréales et la pêche sportive.
Comme d'autres enfants du pays, expatriés pour des études, un métier et un emploi, Maj-Siri Österling, Maya, peintre et plasticienne, s'est trouvée prise dans ce renouveau, cet appel à retrouver les sources d'une fierté culturelle. Elle y a peut-être été d’autant plus sensible qu’elle s'est expatriée beaucoup plus loin, jusque dans le Sud de la France et qu'elle a croisé bien d’autres cultures, européennes et même africaines... Une photo du pata d’Anttis prise par sa mère en 1952 a été le déclic. L’artiste dans sa maturité a replongé dans son enfance, “Raconte-moi, maman, trouve d'autres photos ; allons faire les greniers et interroger les mémoires de la famille”.
Le fleuve du village natal, le fleuve natal, comme pour le saumon, l'amnios liquide de la mémoire. Les voix des anciens renaissent dans les rapides du fleuve et le murmure des berges. “Le fleuve coule comme une veine vivifiante dans le paysage d’îlots. Contourne Vilot qui marque son état inébranlable, le courant fort doit céder. Dans le fleuve et dans son eau il y a une magie. Il y a l’espace, la présence et la profondeur. À suivre la migration du saumon c’est voyager et revenir. Revenir là où l'on est né. L’homme possède ce savoir depuis toujours. Ce savoir peut-être a créé une foi en la survie ; se rassembler pour trouver des possibilités de créer, de concert avec la nature. Le grondement éternel du rapide et le mouvement de l’eau sont enivrants et dangereux. Ils attirent le migrateur avec des promesses d’élévations et de profondeurs inimaginables”.
Maya se réveille de sa contemplation aveugle du fleuve. Son rêve l’a réveillée ; elle le veut réalité, elle va le faire partager, en faire avec les autres du village, une construction réelle, à son tour mémorable. “Maya va faire son propre pata, dans la vallée du Torned, avec des lignes rouges comme le sang du cœur et les braises du souvenir. Aiguës et affûtées, dangereuses pour les poissons et bien plus pour les hommes” que la recherche de leur mémoire va tenailler, là, au bord de leur fleuve. Ils doivent s’en réapproprier l’âme, filante comme l’eau qui dévale et les poissons qui remontent aux sources, comme les perches bleues dispersées dans le dédale des perches rouges du pata de Maj-Siri.
Monica Johansson, responsable de la culture et des loisirs de la commune de Pajala, n'a pas eu que ces belles paroles. Enthousiasmée par le projet de Maya, elle a su convaincre les édiles et trouver le nécessaire financement. Elles vont aussi motiver les jeunes du village, certains chômeurs, acculturés, déracinés dans leur propre lieu de naissance, et ils vont aussi s’investir. Ils vont avec Maya, rassembler toutes les perches abandonnées derrière les granges, contre les clôtures, récupérer dans la forêt les baliveaux cassés par le poids de la neige de l’hiver. Ils vont écorcer ou rafraîchir le bois, peindre chaque longue perche dans la couleur de vie, de revivance, qu’a sentie Maya dans la résurrection du pata d’Anttis. Mais le pata de Maya est à terre, sur la rive, il accompagne le fleuve. Quand on pénètre sous les perches, c’est un parcours initiatique, ici commence le mythe, on en ressort transformé. Point n'est besoin d’être natif de Pajala, on le devient en passant sous le pata de Maya...
Maj-Siri Österling vit et travaille en Suède et en Languedoc-Roussillon en France. Elle a eu une trentaine d’expositions individuelles et elle a participé à un très grand nombre d’expositions collectives dans la moitié des pays européens, ainsi qu’en Guinée. On trouve ses œuvres dans des collections publiques en Suède et en France.
Comme un saumon, chaque été, Maj-Siri retourne à Anttis, commune de Pajala, en Suède. On comprend pourquoi...
À défaut de pouvoir l’imiter et filer voir les rapides du Tornea sous le soleil de minuit, ou de midi, on peut naviguer vers www.tornealven.com et www.pajala.se et tout savoir sur les saumons. Le pata et d'autres œuvres de Maj-Siri Österling sont présentés sur son propre site : www.maj-siri.com.
Jean-Louis Mathieu