]
[Photo : Évoqué dans la Bible, Léviathan désigne un monstre colossal, dragon, serpent et crocodile. Sa forme n'est pas toujours précise, repartie un peu plus dans l'imaginaire collectif.]
Nous sommes en novembre 2008, dans le désert côtier de la région d'Ica, au sud du Pérou, sur une chaîne de formations géologiques vieilles de 14 millions d’années. Cette région désertique se trouvait autrefois au fond de la mer. Mais les mouvements successifs de la croûte terrestre l’ont peu à peu soulevée jusqu’à la situer de nos jours à une centaine de mètres au-dessus du niveau actuel de la mer. De ce fait, la région est exceptionnellement riche en fossiles, qui, sous l’effet du vent, émergent peu à peu du sable fin qui constituait autrefois le fond de l'océan : baleines, dauphins,
Phoques, tortues, requins, pingouins qui vivaient dans ces eaux il y a plusieurs millions d’années reposent encore dans les sables du désert de Pisco-Ica.
Les recherches, de routine, sont menées par une équipe internationale de paléontologues appartenant aux musées d’histoire naturelle de Rotterdam, Paris, Pise, Lima et Bruxelles.
L’objectif ? Explorer plus avant ces formations géologiques dans lesquelles avaient été découverts les restes fossilisés d’un requin géant qui semblait évoluer à cet endroit 12 millions d’années auparavant.
La zone de recherches, située dans une région aride, quasi désertique, est donc l’inestimable témoin de l’évolution de la vie aux temps paléolithiques.
Dans cet extraordinaire paysage minéral, les paléontologistes sont parvenus à mettre au jour de nombreux fossiles de dinosaures vieux de plus de 250 millions d’années, les premiers apparus sur notre planète. C’est là qu’ont été découverts Eoraptor lunensis et Herrerasaurus ischigualastensis, les deux dinosaures les plus anciens découverts à ce jour.
Mais en ce mois de novembre 2008, ce ne sont pas des fossiles de dinosaures que dégagent les scientifiques, mais des restes qui s’apparentent dans un premier temps à des défenses d’éléphant. Elles s’avéreront en réalité être les gigantesques dents d’un cachalot géant qui évoluait probablement dans cette région, alors immergée, il y a 12 à 13 millions d’années, à la même époque que le requin géant précédemment découvert.
Le registre fossile des cachalots n’avait, jusqu’ici, pas encore livré tous ses secrets ! À l’exception de quelques grandes dents isolées, seuls des animaux de taille nettement inférieure à celle mise au jour en novembre 2008 avaient été découverts.
[Photo : Le site de Cerro Colorado, dans le désert côtier du sud du Pérou, et les restes du nouveau cachalot fossile, lors de sa découverte en 2008.]
[Photo : Reconstruction du crâne et des mandibules de Léviathan melvillei en vues latérale et ventrale. Les parties préservées sont colorées. Comparaison de 3 dents de Léviathan avec des dents de cachalot et d’orque modernes.]
lement confrontés à des dents de taille colossale atteignant jusqu’à 36 cm de longueur, c’est-à-dire 10 cm de plus que les plus grandes dents de cachalots actuels, mais ils mettent également la main, et pour la première fois, sur une bonne partie du crâne de la créature.
L’une des plus puissantes dentitions du règne animal
Les études révèlent rapidement que la morphologie de l’animal, dénommé Léviathan melvillei en l’honneur d’Herman Melville et de son célèbre roman « Moby Dick » et en référence au monstre marin évoqué dans la Bible, diffère considérablement de celle du grand cachalot actuel. Malgré une taille assez proche, avec un crâne de 3 mètres de long et une longueur totale du corps estimée entre 13,5 et 17,5 mètres, l’animal est doté de dents d’une puissance inouïe, aussi bien sur la mâchoire inférieure que supérieure : les dents les plus grandes ont une longueur dépassant 36 cm et un diamètre pouvant atteindre 12 cm !
Étant donné sa taille et la robustesse de ses mâchoires et de ses dents, Léviathan était probablement un super-prédateur capable de se nourrir de proies de grande taille en les happant entre ces mâchoires puissantes puis en les broyant à l’aide de son impressionnante dentition, l’une des plus puissantes de l’histoire du règne animal. Léviathan a d’ailleurs été découvert dans des couches datant d’une époque (fin du Miocène moyen) durant laquelle la diversité des mysticètes (les baleines à fanons) augmente considérablement. Certaines espèces de baleines atteignent également des tailles importantes (une dizaine de mètres). Les scientifiques émettent donc l’hypothèse que ce grand prédateur se nourrissait de baleines à fanons, dont les squelettes sont nombreux sur le site où Léviathan a été découvert. Léviathan mordait dans la baleine à fanons qui, avec sa queue très puissante, se débattait, entraînant des tensions gigantesques auxquelles seules ses puissantes mâchoires lui permettaient de résister.
On a également découvert en grand nombre dans le désert de Pisco-Ica les dents d’un autre grand prédateur marin, le requin géant fossile Carcharocles megalodon, d’une taille allant de 12 à 15 mètres. Ces deux super-prédateurs se disputaient donc probablement les proies de haute valeur nutritive que constituent les baleines à fanons.
[Photo : Reconstruction artistique de Léviathan melvillei attaquant une baleine à fanons de taille moyenne (7 m), dans les eaux peu profondes au large de la région occupée de nos jours par le Pérou.]
Mais quel a été le sort de Léviathan melvillei, ce monstre des mers, et quelles sont les causes de son extinction ? Bien que les scientifiques se gardent de toutes certitudes, quelques raisons peuvent désormais être avancées.
Une extinction due à des causes encore incertaines
Alors que la lignée des cachalots chasseurs de calmars qui se nourrissaient en aspirant leur proie toute entière est parvenue jusqu’à nous avec le grand cachalot (Physeter), Léviathan, qui utilisait ses dents pour attraper ses proies, semble avoir disparu à la fin du Miocène ou au Pliocène.
Les scientifiques ignorent encore les causes précises de l’extinction de ce géant des mers mais une diminution du nombre de leurs proies, les baleines à fanons, à la fin du Miocène, de même que des modifications climatiques, pourraient avoir joué un rôle très important dans sa disparition.
Au cours du Pliocène, une autre lignée de cétacés à dents va se spécialiser dans la chasse de grands mammifères marins ; il s’agit du groupe de l’orque actuelle, Orcinus orca. Bien que nettement plus petites que Léviathan (taille inférieure à 9 mètres), les orques parviennent, par la chasse coopérative, à tuer et consommer des cétacés de grande taille (rorquals, baleines à bosse, baleines grises…).
Quant aux restes de Léviathan melvillei, après avoir reposé plus de 12 millions d’années dans les sables du désert de Pisco-Ica, ils sont désormais exposés au Muséum d’Histoire naturelle de Lima (Pérou) tandis qu’un moulage grandeur nature reconstitué est présenté au Muséum d’Histoire naturelle de Rotterdam.