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Histoire d'eau : Quand l'eau fait des miracles : les Karez de Tourfan

30 octobre 2011 Paru dans le N°345 à la page 104 ( mots)
Rédigé par : Marc MAUDUIT

On dit qu'avec la Grande Muraille et le Grand Canal Beijing-Hangzhou, les Karez de Tourfan font partie des trois ouvrages les plus importants de la Chine antique. Invisibles, ils assurent pourtant depuis plusieurs millénaires la prospérité d'une cité située dans l'une des régions les plus inhospitalières de la planète.

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C'est l'une des régions les plus désertiques de la planète. On dit que dans la province chinoise du Xinjiang, en bordure des déserts de Gobi et du Taklamakan, la chaleur du soleil est telle qu'il est possible de cuire un œuf sur la roche en moins de 15 minutes. De fait, la dépression de Tourfan cumule des particularités qui expliquent le caractère extrême du climat qui y règne. C'est, après la Mer Morte, le point le plus bas de la planète. Le lac Aydingkol, dont il ne reste plus qu'une croûte de sel, se situe à 154 m sous le niveau de la mer. La dépression de Tourfan se situe elle-même à moins 80 m sous le niveau de la mer. Le sol est sec, souvent sableux. La température y dépasse les 35 °C plus de 100 jours par an avec des pointes excédant couramment les 50 °C. À l'inverse, l'hiver y est glacial et les températures négatives y sont fréquentes. La région est balayée par des

[Photo : Vue aérienne des Karez traversant le désert de Gobi.]

Vents de force 8 à 10 plus de 100 jours par an qui détruisent arbres, plantations et récoltes. Enfin, la moyenne annuelle des précipitations, qui n’excède jamais les 16 mm, est extrêmement faible et bien en dessous du potentiel d'évaporation qui règne sur le bassin.

Et pourtant, malgré ce climat extrême, inhospitalier, la cité de Tourfan est depuis des siècles le centre d'une oasis luxuriante et fertile. Située sur l'ancienne et mythique route de la soie, elle attirait déjà il y a plusieurs siècles de nombreux marchands qui venaient y faire escale avant de reprendre leur route vers l’est ou vers l’ouest. Aujourd’hui encore, Tourfan est une cité prospère et réussit le tour de force d’abriter l'un des vignobles les plus importants de Chine. La vigne y pousse si bien qu'elle contribue à ombrager et rafraîchir les rues de la ville. Outre une centaine de variétés de raisins, on y produit des abricots, pêches, mûres, pastèques, des melons en quantité et même du coton. Comment est-ce possible dans une région au climat aussi inhospitalier ?

[Encart : Qanat, Khettara, Karez… une origine discutée En Iran, on les appelle « Qanat », en Algérie « Foggara », en Chine « Karez », au Maroc « Khettara »... Mais quelle est vraiment l'origine de ces galeries drainantes qui amènent l'eau de la nappe souterraine à la surface du sol, par gravité ? Un consensus semble se dégager selon lequel les Perses seraient à l'origine de cette technique vieille de 3000 ans mais la question reste encore très discutée tant ces ouvrages restent aujourd'hui encore mal connus : au Maghreb, au 20ᵉ siècle, les Qanats fonctionnaient si bien et sans le moindre entretien que l'eau qui en sortait était considérée comme provenant d'une source, ce qui paraissait impossible aux géologues. On entreprit alors des recherches qui démontrèrent leur origine humaine...]

Les Karez : l'un des plus grands et l'un des plus anciens systèmes hydrauliques du monde

Pour le comprendre, il faut revenir 2000 ans en arrière, lorsque l’ethnie des Ouighours va développer les Karez, l'un des plus grands et l'un des plus anciens systèmes hydrauliques du monde, pour tenter d’exploiter une partie de l'eau des nappes souterraines qui se trouvent sous leurs pieds.

Comme beaucoup de régions arides, la province du Xinjiang abrite dans les tréfonds de son sous-sol d'immenses nappes souterraines, notamment sous la ville de Tourfan. Mais la profondeur à laquelle elles se situent les a longtemps rendues inaccessibles pour qui ne disposait pas des techniques modernes d'extraction. Il a donc fallu aller chercher l'eau plus loin, là où il devenait possible de la mobiliser. Et c'est un véritable tour de force que les Ouighours vont réaliser : parvenir, malgré les moyens rudimentaires dont ils disposent, à mobiliser les eaux souterraines résultant de la fonte des neiges pour assurer leur survie puis le développement de leur agriculture en plein désert.

C'est à l'époque de la dynastie des Han (206 av. J.-C. – 24 ap. J.-C.) que le système d'irrigation des Karez, assez proche du système persan des qanats, commence à se constituer. Le principe des Karez repose sur une idée simple : plutôt que d'essayer de faire remonter l'eau des nappes à la surface, on va creuser un tunnel souterrain jusqu'aux terres à irriguer en profitant du fait que ces terres se situent en dessous du niveau des nappes. La construction des Karez commence donc par le creusement de puits verticaux de 50 à 60 mètres de profondeur pour atteindre la nappe d'eau souterraine. Les sommets de chaque puits sont ensuite reliés les uns aux autres par des canaux souterrains, creusés à la main, d’environ 1,50 m de hauteur sur 0,80 m de largeur, qui permettent à l'eau de s'écouler du haut vers le bas. Des réser…

[Photo : Chaque puits présente des caractéristiques différentes en fonction des caractéristiques du lieu où il est implanté : les plus petits mesurent seulement quelques centaines de mètres de longueur alors que les plus longs atteignent jusqu'à 20 km. Pour faciliter le curage et l'entretien des Karez, des puits intermédiaires sont disposés tous les 20 m environ.]
[Photo : Le système des Karez ne nécessite aucun dispositif de pompage puisque l’eau n’est pas remontée en surface mais circule dans les galeries sous l’effet de la gravité. Il permet également de limiter considérablement l’évaporation sous les effets conjugués de la chaleur des étés torrides et des vents du désert.]

Des puits sont ensuite implantés tout au long de ce réseau pour stocker l'eau recueillie tout en facilitant l'approvisionnement en tout point du Karez. Chaque puits présente des caractéristiques différentes en fonction du lieu où il est implanté : les plus petits mesurent seulement quelques centaines de mètres de longueur alors que les plus longs atteignent jusqu'à 20 km. Pour faciliter le curage et l'entretien des Karez, des puits intermédiaires sont disposés tous les 20 m environ. Ce système d’alimentation en eau, très ingénieux, présente plusieurs avantages : il ne nécessite aucun dispositif de pompage puisque l'eau n’est pas remontée en surface mais circule dans les galeries sous l'effet de la gravité. Il permet également de limiter considérablement l'évaporation liée aux effets conjugués de la chaleur des étés torrides et des vents du désert. Un avantage décisif compte tenu des températures extérieures élevées qui règnent en surface et qui rendrait quasiment impossible une irrigation à ciel ouvert.

[Photo : Soigneusement entretenus par la population locale, les Karez vont conserver jusqu’au début des années 1980 leur caractère vital en permettant à la région la plus aride de Chine de se développer en cultivant raisins et fruits exotiques et en lui assurant le rare privilège de disposer de l’eau courante en plein désert.]

À son apogée, le système va permettre de recueillir au printemps et en été une grande partie des eaux qui proviennent des monts Tian Shan au nord du bassin de Tourfan et des monts Karawushen à l'ouest du bassin. Une eau qui va transiter sous le désert de Gobi jusqu'à Tourfan par le simple effet de la gravité.

Un système gigantesque qui peine à s’adapter aux exigences de la modernité

À l'époque de la dynastie des Qing, on dénombre pas moins de 170 000 puits verticaux et plus de 5 200 km de canaux souterrains qui permettent d'acheminer chaque année 850 millions de mètres cubes d’eau pour l'irrigation des cultures et la consommation quotidienne des habitants de Tourfan. La longueur totale du réseau de Karez de Tourfan excède alors celle du fleuve Yangtsé, pourtant le plus long de Chine, ou encore celle de la Grande Muraille.

Mais au cours du XXᵉ siècle, cet immense réseau souterrain va peu à peu se réduire pour ne plus compter en 1950 que 400 puits pour un linéaire total de 1 400 km. Soigneusement entretenu par la population locale, il conservera jusqu’au début des années 1980 son caractère vital en permettant à la région la plus aride de Chine de pouvoir se développer en cultivant raisins et fruits exotiques et en lui assurant le rare privilège de disposer, grâce à une réalisation multimillénaire, de l'eau courante en plein désert. Mais le miracle de Tourfan, soumis à rudes épreuves, ne résistera pas longtemps aux exigences de la modernité. Sous l'effet de sécheresses successives, d'une augmentation des surfaces irriguées, d'une urbanisation massive, d'un développement touristique incontrôlé et de pompages excessifs qui épuisent les aquifères de la région, une bonne partie des Karez finit par s'assécher. Le bon vieux système d'irrigation multimillénaire peinant à suivre le rythme d'une croissance effrénée, Tourfan a dû rentrer dans le rang et se résoudre à être connectée à un réseau complémentaire de forages traditionnels.

Aujourd’hui, seuls quelques rares Karez à vocation essentiellement touristique délivrent encore un mince filet d'eau. Ils sont les témoins ultimes et bien involontaires de ce que fut le plus grand système hydraulique du monde qui n’a finalement pas pu satisfaire les exigences toujours plus importantes de la société moderne.

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