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Histoire d'eau : Pour amener l'eau, un travail de Romains : le pont du Gard

30 octobre 1995 Paru dans le N°185 à la page 58 ( mots)

Nîmes, la protégée d’Auguste

Ancienne capitale des Gaulois Némausenses, Nîmes (Némausus) fut colonisée par les Romains dès le premier siècle avant notre ère et devint rapidement, sous César, une des cités florissantes de la Province Narbonnaise, où furent implantés des contingents successifs de légionnaires, de colons civils d’origine plébéienne et d’affranchis provenant du Latium.

Némausus connut son épanouissement sous Auguste qui, devenu seul maître du monde romain après sa victoire d’Actium en 31 av. J.-C. sur la flotte d’Antoine et de Cléopâtre, dirigea vers la Narbonnaise une partie des troupes qui s’étaient opposées en Orient, pour les y fixer.

Auguste favorisa la cité devenue la Colonia Augusta Nemausus, l’embellit de façon somptueuse avec la Maison Carrée, le Temple de Diane, l’Amphithéâtre – des monuments dignes du « Siècle d’Auguste » – et surtout lui délégua son gendre et fidèle conseiller : Vipsanius Agrippa, le général vainqueur à Actium.

Agrippa était un organisateur et un urbaniste émérite, qui venait de faire ses preuves à Rome, en dotant la capitale, vers l’an 35 av. J.-C., grâce à l’apport de nouveaux aqueducs, de plusieurs centaines de bassins, de fontaines et de bains publics.

On pense que c’est vers les années 20 à 15 av. J.-C., lors des séjours d’Agrippa à Némausus que furent conçus et exécutés les plus importants travaux intra-muros, ainsi que les remparts (6 km, dont il reste deux portes), et surtout le fameux aqueduc qui devait amener les eaux à profusion dans la cité.

L’aqueduc de Nîmes

On décida pour cela de capter des sources abondantes de la région, les fontaines d’Eure et d’Airan, à quelques kilomètres d’Uzès, soit à vol d’oiseau à une vingtaine de kilomètres au nord de Nîmes ; mais il ne pouvait être question d’y aller en ligne droite, on se heurtait à l’obstacle des gorges du Gardon.

Le tracé adopté donne un cheminement total de 50 kilomètres qui, au départ de Nîmes, se dirige à 45° vers le nord-est, en direction de Remoulins, empruntant le cours de l’ancienne voie romaine Nîmes-Orange, lequel est toujours celui de nos voies actuelles, la Nationale 86 et l’autoroute A9 Orange-Narbonne.

Le Gard (ou Gardon) fut franchi en amont de Remoulins et ensuite on revint vers l’ouest, en suivant sur sa rive gauche la vallée d’un petit affluent : l’Alzon.

Ce tracé de 50 kilomètres a été complètement reconnu ; il est loin d’être rectiligne, suivant rigoureusement toutes les sinuosités saillantes et rentrantes du relief de cette région colliniaire assez tourmentée. Tour à tour, l’aqueduc fut conçu en parties souterraines : des tranchées de 3 à 5 m de profondeur, plusieurs tunnels (dont deux de 60 m de longueur) et en parties aériennes : ponts et aqueducs multiples, les uns de 6 à 8 m de haut, d’autres de 20 m. Des arcatures, des piles, des tronçons de maçonnerie plus ou moins en ruines témoignent encore des aspects aériens de ce travail très complexe.

Il semble que le degré de dureté de la roche ait déterminé les tracés en creux : en tunnel dans la roche tendre, en tranchée dans la roche dure.

Les Romains qui ne connaissaient pas la canalisation cylindrique étaient condamnés à exécuter une maçonnerie droite continue de 50 kilomètres soutenant le creux du canal, lequel était couvert d’un toit de dalles avec des regards ménagés à des intervalles irréguliers : 100 m dans les lignes droites, 15 m quelquefois dans les parties les plus sinueuses.

Les eaux captées étaient de bonne qualité, claires et agréables ; il n’existe aucune trace de bassin d’aération ni d’ouvrage de traitement d’eau sur tout le parcours.

La pente de l’aqueduc de Nîmes n’est pas uniforme. La fontaine d’Eure est à 76 m au-dessus du niveau de la mer et on arrivait à Nîmes, du côté des anciennes thermes, à 59 m. Mais le radier du Pont du Gard, à 16 km de la source, est à 65 m d’altitude. D’où une pente moyenne de 67 cm par km de la source au Pont du Gard et de 19 cm seulement par km pour les 34 km jusqu’à Nîmes, avec des variations en cours de route.

Des citadins privilégiés pour l’eau

Dupuit, dans son traité « De la conduite et de la distribution des eaux », partant de la section du courant et de sa pente dans l’aqueduc, trouve une vitesse d’écoulement moyenne de 0,61 m/s, d’où un débit de 732 l/s, soit 62 234 m³/jour.

L’ingénieur des Ponts et Chaussées Charles Dombre, qui, sous Louis-Philippe de 1844 à 1845, reconnut le tracé complet et fit le relevé, pensait de son côté à un débit de 46 500 m³/jour. M. Pialat, partant de l’estimation des captages, réduit ces chiffres à 350 l/s, soit

30 000 m3/jour, et encore, tenant compte de l’évaporation inévitable, le ramène-t-il à 20 000 m3/jour.

On ne connaît pas la population de Némausus à l’époque du Haut-Empire : on pourrait l’estimer, paraît-il, à 50 000 habitants qui, de ce fait, auraient disposé chacun de 400 litres d’eau par jour, ce qui n’est pas mal du tout ! À noter qu’à Rome, on atteignait 3 000 l/jour par habitant, compte tenu des fontaines, bassins et bains publics dispensant partout l’eau à profusion.

Le Pont du Gard

L’obstacle majeur était donc ce franchissement du Gard – ou Gardon – et même en dérivant au maximum vers l’Est, on ne pouvait échapper à la construction d’un ouvrage grandiose. Ce fut une réussite : le fameux « Pont du Gard », une des merveilles du monde romain, témoin prestigieux qui semble défier les siècles et attester depuis deux millénaires la grandeur du « Siècle d’Auguste ».

Ce pont-aqueduc faisait passer la coulée d’eau se dirigeant vers Nîmes à 49 m au-dessus du cours normal du Gardon. Épousant le profil de la vallée, il fut conçu en trois étages : un étage inférieur (142 m de long, 22 m de haut, 6 arches), un étage moyen (242 m de long, 19,50 m de haut, 11 arches), et l’étage supérieur (275 m de long, 7,40 m de haut et 35 arceaux).

Le Gardon passe sous une grande arche de 24,50 m d’ouverture, qui en supporte une autre de même largeur. Les trois étages sont en retrait l’un sur l’autre, les largeurs respectives : 6,36 m, 4,56 m et 3,06 m.

La conception architecturale, l’harmonie des proportions et des voûtes, la similitude du premier et du second étage, le caractère gracieux des arcatures de l’étage supérieur, la teinte générale de la pierre, donnent à l’ensemble de l’ouvrage un caractère monumental, tout à la fois colossal, robuste, régulier et aérien, qui forcera toujours l’admiration des générations.

Le canal lui-même, au sommet de l’étage supérieur (la raison d’être de toute la construction), forme une cuvette de 1,20 m de large et 1,85 m de hauteur. Les pieds-droits de 0,85 m d’épaisseur supportent une toiture débordante formée de dalles plates, énormes (1 m de large sur 3,65 m de long) d’une épaisseur de 35 cm, taillées à double pente pour permettre l’écoulement des eaux. Quelques-unes ont disparu.

On en est encore à se demander comment les Romains pouvaient hisser à plus de 40 m au-dessus de la rivière, des blocs de pierre – extraits des rives mêmes du Gardon – pesant jusqu’à 6 tonnes ! Certains bas-reliefs de Rome donnent à comprendre qu’ils connaissaient l’emploi de la chèvre et du treuil, et que pour actionner les treuils, on avait recours à des tambours cylindriques creux, mis en marche par des hommes-écureuils. Les blocs étaient posés à sec, accrochés les uns aux autres par des queues d’aronde faites en chêne…

[Photo : Le Pont du Gard – Élévation, d’après Léger.]

Le sort de l’aqueduc

Il est admis généralement que cet aqueduc de 50 km aura amené, tant bien que mal, son eau à Nîmes pendant neuf siècles jusqu’à la dévastation complète de la ville par les Normands.

On a un point de repère, car les eaux de l’Eure étant assez calcaires (220 mg/l de CO3 Ca), un dépôt de 1,15 mm de calcaire se constitue par an, et ce dépôt a atteint jusqu’à 47 cm d’épaisseur sur le fond et les parois du canal, dont il obstrue finalement plus des deux tiers de la section.

Or ce dépôt est homogène entre la source et le Pont du Gard, ce qui prouve que l’eau y a coulé sans interruption ; au contraire, après le Pont du Gard, on constate des couches de calcification successives, bien séparées, définissant autant d’interruptions dans le passage de l’eau.

Cela prouverait que chaque fois qu’un siège était mis devant Nîmes – ce qui se répéta sous Clovis, sous les Vandales, les Wisigoths, les Arabes, et plusieurs fois à chaque époque car Nîmes fut maintes fois prise et reprise –, les assaillants coupaient l’eau aux Nîmois à la hauteur du Pont du Gard pour laisser l’écoulement direct dans le Gardon.

La paix revenue, on restaurait l’aqueduc entre le Pont du Gard et Nîmes, et une nouvelle couche de calcification commençait : les épaisseurs superposées correspondraient aux durées connues entre les sièges, avec un total de neuf siècles.

Mais tout devait se terminer après le terrible passage des Normands : Nîmes fut réduite à quelques milliers de survivants. L’aqueduc fut abandonné et les riverains commencèrent aussitôt à le dévaster sur tout son parcours. Il n’en reste que les ruines actuelles.

Le sort du Pont du Gard

Le pont-aqueduc destiné à assurer le service de l’eau à son sommet servit en plus, de tous temps, comme pont-routier pour faciliter le trafic à pied et à cheval de Uzès vers Beaucaire et sa célèbre foire, et vers Avignon, un chemin très fréquenté du temps de la papauté d’Avignon. Le Gardon, torrent cévenol, est depuis toujours sujet à des crues fréquentes qui contrariaient le passage du bac fonctionnant à la hauteur du Pont du Gard.

On traversait donc sur le premier étage, mais la différence de largeur, soit 90 cm seulement de chaque côté, offrait peu de commodité ; alors on ébrécha dangereusement les gros piliers du second étage pour permettre de « passer avec un mulet chargé », puis on improvisa un encorbellement en débordement, avec garde-fou, pour faire passer des charrois.

Le passage donnait lieu, bien entendu, à un droit de péage qui appartint d’abord au Roi de France, puis cédé par Philippe Le Bel au seigneur d’Uzès pour être transmis, au XIVe siècle à l’évêque d’Uzès.

Toujours est-il que la dégradation générale du monument, devenue très inquiétante, conduisit les États du Languedoc à procéder en 1702 à une consolidation par rempiètement complet des piles, ce qui sauva l’édifice d’un écroulement à peu près fatal.

En 1743, pour remédier à l’insuffisance du passage sur encorbellement, il fut enfin décidé de construire un pont supplémentaire. L’entreprise, délibérée par les États du Languedoc, fut exécutée de 1743 à 1747 ; le nouveau pont était accolé au monument en aval, à la hauteur du premier étage ; ce pont existe toujours.

Mais on ne se préoccupa nullement de restaurer la maçonnerie du vieil édifice qui, à chaque étage, commençait à menacer ruine. Un siècle plus tard, en 1835, Prosper Mérimée, inspecteur général des monuments historiques, le visita et s’émerveilla. Napoléon III, le protecteur d’Alésia, le restaurateur de Pierrefonds et de Vézelay, et de combien de nos monuments anciens sans oublier la Machine de Marly, donna son approbation à un projet de restauration totale pour lequel le Ministère d’État accorda en 1855 un premier crédit de 43 500 francs.

Pendant quatre années, de 1855 à 1859, un chantier composé d’une cinquantaine d’ouvriers mit ainsi en place plus de 2 500 m3 de pierres, au prix de difficultés incroyables car à mesure qu’on restaurait l’ouvrage on s’apercevait qu’il était dégradé de tous côtés. La dépense totale fut de l’ordre de 200 000 francs de l’époque. À cette œuvre salvatrice, resteront attachés à jamais les noms de Charles Questel et Jean-Charles Laisné, les architectes de la restauration.

Vers l’avenir

Depuis Napoléon III, on a construit un pont-routier moderne en aval, entre Remoulins et Lafoux, mis en service en 1938 – construction devenue indispensable car les vibrations engendrées par le passage des camions et semi-remorques sur le pont accolé en 1743 auraient vite lézardé à mort notre antique monument.

D’ailleurs, le colosse romain est bâti pour durer encore bien des siècles : il est entré dans son troisième millénaire… Au siècle dernier, il n’était visité que par ces compagnons tailleurs de pierre qui, accomplissant « leur tour de France », ont souvent gravé au passage dans la vieille pierre leurs noms, accompagnés d’un symbole, maillet, équerre ou ciseau. Les facilités de circulation permettent de nos jours à des admirateurs de plus en plus nombreux de venir le contempler et de rêver un instant à la grandeur romaine du temps jadis. Car une telle leçon d’histoire « vaut bien le détour » tout de même…

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