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Histoire d'eau : MOSE : un projet pour sauver Venise ?

30 novembre 2011 Paru dans le N°346 à la page 164 ( mots)
Rédigé par : Christophe BOUCHET

Venise est menacée. Alors qu'elle semblait depuis toujours flotter sur les eaux de la lagune, la Cité des Doges s'enfonce inexorablement. Depuis 200 ans, le niveau des eaux aurait monté de 80 cm, au rythme moyen de 2,7 cm par an. Le projet MOSE (Modulo Sperimentale Elettromeccanico) qui doit permettre grâce à 79 portes amovibles de 60 mètres de long sur 8 m de large, destinées à fermer la lagune pendant les fortes marées suffira-t-il à préserver la Sérénissime ?

Venise s'étend sur une kyrielle de 118 îles très proches les unes des autres que relient 160 canaux, au centre d'une vaste lagune longue de 50 km et large de 15 km. Séparée de la Mer Adriatique par une large bande sableuse, on accède à la lagune par trois passages : le Porto di Lido, le Porto Malamocco et le Porto di Chioggia. Des chenaux, naturels et artificiels, balisés par des piliers de bois facilitent la navigation. La profondeur naturelle moyenne dans la lagune est faible, rarement plus de 1 ou 2 mètres. La ville a été construite sur le sable et la vase de la lagune, les bâtiments reposant sur de gros plots de bois imputrescible enfoncés dans la vase et le limon.

Mais le fond de la lagune se tasse et s’affaisse inexorablement, ce qui rend les constructions instables et les menace de destruction.

Le phénomène n'est pas nouveau. Au 14ᵉ siècle, les Vénitiens veillaient déjà à l’équilibre hydrographique de la lagune. Une Magistrature des Eaux avait été créée pour consolider les sols, assainir les marais et drainer les canaux. Certains fleuves qui menaçaient de combler la lagune en charriant trop d’alluvions avaient même été déviés. Pourtant, malgré ces efforts, de grands aménagements ont bouleversé l’équilibre

[Photo : Exposés à l’eustatisme et à un phénomène de subsidence, les bâtiments de Venise, construits sur des pilotis sont exposés à la menace des acque alta.]

L’équilibre précaire de la lagune : la construction d'un pont ferroviaire a considérablement diminué l'effet de chasse des marées. Tout comme la construction en 1919 sur plusieurs centaines d’hectares de bancs de sable de Porto Marghera, d'une zone industrielle ou encore l’aménagement du Canal Victor-Emmanuel entre Malamocco et Mestre pour permettre le passage de gros pétroliers.

Jusque dans les années 1950, les conséquences induites par ces changements restent peu visibles. Jusqu’à ce fameux jour de novembre 1966 qui révéla à une communauté internationale médusée la gravité de la situation.

Venise menacée dans ses fondements même

Le 4 novembre 1966, toutes les conditions météorologiques propices à une submersion de grande envergure sont réunies : variation saisonnière du niveau de la mer, sirocco, basse pression atmosphérique. Une spectaculaire acqua alta submerge la place Saint-Marc sous 1,20 mètre d'eau. De nombreuses œuvres d'art sont détruites et 5 000 Vénitiens doivent quitter leurs habitations en toute hâte. 80 % de la cité des Doges est submergée, causant des dégâts économiques et artistiques considérables. Au-delà du caractère ponctuel de la submersion, on réalise que son origine première résulte d'un processus déjà ancien, aggravé par des dizaines d'années de négligences. Il faut se rendre à l'évidence : Venise, rongée, est menacée dans ses fondements même.

De nombreux appels sont lancés pour tenter de sauver les œuvres d’art et préserver ce patrimoine de l’Humanité. Plusieurs études sont engagées pour tenter de décrire et de comprendre les problèmes auxquels Venise et sa lagune sont confrontés : pollutions de l'air et des eaux, assainissement des canaux, démographie, transformation de Venise en ville-musée, dynamique et écologie des eaux lagunaires, détérioration des fondations et des façades, affaissement du sol, tout y passe jusqu’à l'origine même des acque alte.

L’affaissement de la lagune : un phénomène aux causes multiples

On découvre que peu à peu la lagune se transforme en baie. L'érosion, due à l'action des vagues associées à la bora et au sirocco, emporte les barene et le cordon littoral mais aussi les structures des trois embouchures de la lagune, dont la solidité s'avère précaire. L'érosion naturelle se révèle être accélérée par les aménagements du port, et notamment par l'agrandissement des trois passes et des canaux pour permettre la navigation des pétroliers. On comprend que les caractéristiques du site ont évolué : Venise n'est plus située dans une lagune mais bien dans une baie ou un bras de mer. Et les phénomènes de submersion sont la conséquence directe de ces changements. On comprend pourquoi les impacts des acque alte, qui existent depuis toujours, sont devenus plus importants.

C’est d’abord l’eustatisme, c’est-à-dire le phénomène de montée des eaux des océans, qui suit un rythme de 6 mm par an environ. C'est ensuite la subsidence naturelle – ou l'affaissement du sol – qui provient de la nature instable des sous-sols vénitiens, essentiellement composés de limons et d'argile. Le pompage excessif des nappes phréatiques situées sous la ville a augmenté le phénomène d’enfoncement d'une quinzaine de centimètres. C'est enfin le dérèglement de l’échange des masses d'eau. Les voies de communication rapides, le canal des pétroliers d'une profondeur de 15 mètres, et l'ouverture des trois passes à gros bateaux n'ont pas, contrairement aux canaux anciens, respecté le système général des courants naturels et leurs contours particuliers. L'échange entre les eaux s’en est trouvé déséquilibré. De plus, la pénétration de cette eau est plus rapide car les nouveaux canaux sont lisses ; ainsi, les vagues

[Photo : Le 4 novembre 1966, un danger qui n’était jusqu’alors que théorique se matérialise par une marée qui va submerger la ville pendant dix-huit heures, causant d’énormes dégâts.]
[Photo : Exposés à l’eustatisme et à un phénomène de subsidence, les bâtiments de Venise, construits sur des pilotis sont exposés à la menace des acque alte.]

Se heurtent plus violemment aux remparts et fragilisent les fondations et les soubassements de la ville.

À la fin des années 70, l'évidence s'impose : le sol vénitien s'affaisse dangereusement.

Le projet MOSE : solution durable ou simple replâtrage ?

Une urgence apparaît : protéger la ville des acque alte. Plusieurs appels à projets sont lancés pour fermer la lagune en cas d’acqua alta : bateaux-portes, modules automatiques à translation horizontale, etc. En 1984, on opte pour une série de vannes mobiles placées les unes à côté des autres dans les trois passes de la lagune et fonctionnant sous la poussée de flottaison. C'est l'essence même du projet MOSE, acronyme de Modulo Sperimentale Elettromeccanico, qui prévoit de poser des digues mobiles au fond des trois passes de la lagune et de les ouvrir lorsque le niveau des marées dépassera 1 m, pour protéger la lagune des inondations. Dans des conditions normales et tant que l'amplitude de l’acqua alta ne dépassera pas un mètre, les coffres remplis d'eau reposeront sur le fond du canal. En cas d’amplitudes plus fortes, un système hydraulique remplira les coffres d'air pour les surélever.

Solidement maintenus au fond, ils s’actionnent en s'élevant comme une porte qui se referme et se transforment ainsi en digues qui isolent la lagune de la mer. Les embouchures restant fermées durant la montée des eaux et pendant les temps de manœuvre des vannes (en moyenne 4 à 5 heures), le système est dimensionné pour soutenir un écart entre la mer et la lagune jusqu’à 2 m. Le plan prévoit que 18 de ces vannes seront installées à l'entrée du port de Chioggia, 20 à Malamocco, et deux séries de 20 et 21 séparées par une darse intermédiaire à l'entrée du Lido. Au mois de décembre 2001, le projet, qui coûtera plus de 4 milliards d’euros et s'étalera sur plus de quinze ans, est adopté par le gouvernement italien.

[Photo : Schéma de fonctionnement du MOSE. En cas de prévision d’une marée supérieure à 110 cm, les vannes sont vidées de leur eau par injection d’air comprimé et se soulèvent, pivotant autour de leurs charnières jusqu’à émerger de l’eau et isoler la lagune de la mer en empêchant le passage du flux de la marée. Le temps de soulèvement des vannes est d’environ 30 minutes et leur remise en place exige environ 15 minutes.]
[Photo : Le matelas filtrant développé par Maccaferri se compose d'un géotextile filtrant, d'un renfort en grillage métallique double torsion, d'un géomat tridimensionnel en polypropylène saturé par du gravier de 4 à 8 mm et d'un géotextile supérieur de confinement.]
[Photo : Posé sur les fonds marins et recouvert de pierres nécessaires à la réalisation du logement des vannes, ce matelas constituera un filtre empêchant la pierre de s'enfoncer dans le sable et assurant ainsi la stabilité nécessaire à la réalisation du logement des vannes.]

Les travaux démarrent en 2003. Mais très vite une difficulté apparaît. Les vannes, en position fermée, ont tendance à s'enfoncer dans les sols trop meubles de la lagune. On pense un moment utiliser des géotextiles lestés avec des blocs de béton pour stabiliser les fonds devant recevoir les ouvrages. Mais la solution s'avère insatisfaisante. Durant la pose, les géotextiles lestés de blocs de béton se déchirent et des phénomènes de flapping (flottement du géosynthétique entre les blocs) apparaissent. C'est finalement un système novateur développé par Maccaferri, société spécialisée dans les géocomposites, qui permettra de résoudre le problème. Le système se compose d'un matelas filtrant d’une épaisseur de 45 mm rempli de graviers destinés à le lester et donc résister aux courants marins.

Ce matelas se compose d'un géotextile filtrant à la base, d'un renfort en grillage métallique double torsion, d'un géomat tridimensionnel en polypropylène saturé par du gravier de 4 à 8 mm et d'un géotextile supérieur de confinement. Posé sur les fonds marins et recouvert de pierres nécessaires à la réalisation du logement des vannes, ce matelas constituera un filtre empêchant la pierre de s'enfoncer dans le sable et assurant ainsi la stabilité nécessaire à la réalisation du logement des vannes.

La difficulté résolue, les travaux commencent simultanément sur les trois passes. Ils ne s'achèveront qu’en 2014. Est-ce à dire qu’à cette date Venise pourra être considérée comme sauvée des eaux ? Pas si sûr, car même si MOSE fonctionne comme prévu, il ne fera que traiter les conséquences d'un lent affaissement dont les causes, multiples, restent bien présentes.

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