La toponymie, sans aller dans le domaine linguistique de la science des noms de lieux d'origine celtique, saxonne ou ligure, est souvent instructive d'un passé plus riche que l'état actuel des lieux ne l'indique. Le nom évoque souvent aussi les causes de la création de l'habitat et de l'activité des premiers occupants. On montait au moulin à vent sur la colline de Ménilmontant (75), ou à ceux d'Issy-les-Moulineaux (92), mais on allait au moulin à eau de Breuil-Chaussée (79), Molines en Queyras (05) et les meuniers stéphanois pouvaient commander leurs meules neuves à Roche-la-Molière (42). À Saint Aubin les Forges (58) ou à Auvillers les Forges (08), vous aviez des chances de faire forger vos outils grâce aux moulins à martinet qui activaient aussi les soufflets des hauts-fourneaux. Les moulins à vent servaient presque exclusivement à moudre les céréales, les moulins à eau servaient à tout. Moulins à huile d'olive, de noix, de lin, moulins à papier, à foulons, à battoirs, à martinets, moulins de sciage de bois et même de marbre.
Quand la toponymie utilise le pluriel, il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que le village était doté de plusieurs moulins ou que la pente locale de la rivière avait favorisé l’installation de moulins à des fins diverses justifiant l'installation d’une population industrieuse. Ainsi, l’aspect actuel de certains sites ne permet pas d'imaginer quelle fut la variété de l’activité humaine, l'importance de la population et il faut un long travail de recherche dans les archives locales ou régionales pour apprécier l'importance historique du lieu.
Entre mille exemples ou plus que l’on pourrait trouver à travers la France, il en est un de frappant par son isolement et son anonymat actuels, dont pourtant l’histoire a été aussi mouvementée que celle de lieux bien plus fréquentés. Il était une fois Molines en Champsaur.
Dans le haut bassin du Drac, puissant torrent du sud de l’Oisans qui descend se jeter dans l’Isère juste à l’aval de Grenoble, la région de Saint-Bonnet et de la Motte en Champsaur, bocagère et sereine pendant les beaux mois d’été et d’automne, est trompeuse. Le calme moutonnement des collines est traversé de gorges torrentielles et dominé par les pentes abruptes de nombreux sommets dont les plus proches dépassent 2300 m et ceux des alentours approchent ou dépassent 3000, comme le Banc du Peyron, le Pic de Colle Blanche ou le Vieux Chaillol. Tous les villages sont au-dessus de la cote 1000, les gelées nocturnes y sont précoces et tardives, l’hiver est très froid et les crues de fonte de neige ou d’orages sont périodiquement catastrophiques. Pourtant, comme la plupart des montagnards, les gens du Champsaur sont très attachés à leurs vallées et ne s’expatrient
Au-delà de Gap et de Grenoble qu'à contrecœur. On l'a vu dans les décennies triomphantes de l'hydroélectricité avec quel déchirement les populations ont quitté Tignes ou Savines. En des temps plus anciens, et en plusieurs vagues, il en fut ainsi à Molines en Champsaur.
Longtemps Molines dont la première référence conservée date de 1334, fut rattaché à La Motte. En raison de la taille de son territoire, le village fut instauré en commune en 1792. Les tribulations territoriales de Molines furent nombreuses et complexes depuis l’époque féodale, les guerres d'Italie, le duché de Lesdiguières sous Marie de Médicis, jusqu'à 1789. Puis la réforme administrative de la Révolution, le cadastre de 1836, jusqu'à la vente en 1930 à l'État français de tous les espaces communaux et privés de la commune. Il y a de quoi faire là un épais livre d'histoire.
Au temps des guerres de religion, durant lesquelles François de Bonne, duc de Lesdiguières né en 1543 à Saint-Bonnet, imposa le protestantisme dans la région, Molines fut sans doute détruit avant d’être reconstruit un peu plus bas, autour d'une église placée en 1572 sous le patronage de... Saint Barthélemy. Malmenés et pillés par les passages successifs des armées des guerres d'Italie et par les guerres de religion, les habitants de Molines s’étaient encore plus isolés en allant plus haut, hors des routes, créer des hameaux comme Ferrières, Londonnière, les Boyers, La Muande (devenue le Roy), le Sellon.
Dans les temps de paix retrouvée, la plupart sont redescendus pour construire le village actuel, mais d’autres sont restés définitivement dans ces hameaux perchés. D’après les registres de la taille, en 1663, Molines avait une centaine d'habitants. En 1799, la population du village était de 141 habitants. Elle continua de s'accroître pour atteindre 170 habitants en 1856, répartis en 101 au village, une famille de 8 à Londonnière, 11 aux Boyers, 15 au Roy, 32 à Sellon et 3 à la Valette. Cette population importante représentait 28 ménages et 27 maisons.
Puis elle décrut irrémédiablement, malgré les travaux de restauration des terres qui stabilisèrent un moment le niveau de population. L'exode s'accentua avec l'attrait américain dès la fin du XIXᵉ siècle. La ponction de six hommes par la guerre de 14-18 dispersa leurs familles. La population passa ainsi à 131 habitants en 1886, 100 en 1911, 62 en 1921. « Quelques années plus tard, le maire, Calixte Escalle, va engager des pourparlers avec l'État (qui possédait déjà la majorité des terrains) pour lui céder le reliquat des communaux », et les derniers habitants vendent leurs biens immobiliers à l'État en 1930. À cette date, Molines n’a plus que 12 habitants et l'école ferma en 1932.
Le village est administrativement rattaché à La Motte et l'espace communal est géré par les Eaux et Forêts, devenu l’Office national des Forêts. Aujourd'hui, la seule habitante permanente et de souche est Hélène Escalle.
Molines est une référence au nom romain de moulin. Dans l'ancien village, il y avait un moulin, ce qui se conçoit fort bien en raison de la proximité du torrent de Peyron-Roux. Dans le nouveau village, on sait qu'au XIXᵉ siècle il y en avait au moins deux comme on peut le voir sur un plan du village de 1837. À l'apogée du village, il y en eut trois. Ils étaient alimentés par un canal qui captait l'eau dans le torrent de Peyron-Roux, à quelques centaines de mètres au-dessus du village. L'eau des moulins partait ensuite en canal en pied de versant, derrière les maisons pour aller irriguer les champs du village.
Les noms des hameaux ne sont pas d'origine romaine, mais viennent du patois dérivé de la langue d'oc : Londonnières vient de « Tonde noire », nom du torrent qui passe à proximité. Une meule de granite près du sentier témoigne que le hameau avait là son propre moulin. Le long du chemin qui descend de la cabane de Londonnière vers Molines, au pied d’un beau mur de soutènement en pierre sèche, un caniveau délimité par des pierres plates dressées et jointives est encore en parfait état sur quelques dizaines de mètres. Il devait canaliser l'eau de ce moulin vers un autre ouvrage à l’aval où allait irriguer les maigres terres perchées sur ce versant adret. Le hameau fut abandonné en 1834, mais une maison est encore en état et sert à l'ONF.
Après Londonnières, le hameau des Boyers, en contrebas du chemin des falaises, devait son nom à ses premiers habitants qui s’appelaient Boyer-Joly. Il fut habité jusqu'en 1915. Plus à l'amont dans le vallon de la Muande, Le Roy, s’appelait jusqu’aux environs de 1780 « La Muande ». Il était à la confluence du torrent du Colombier et du Riou Beyrou. Du Valgaudemar jusqu’à la Clarée, aux confins de la frontière italienne, les « muandes » sont les pâturages d’été et désignent aussi les cabanes des bergers. Ces pacages sont souvent des auges glaciaires perchées, dont les moraines et éboulis de versants se sont végétalisés et servent encore d’alpage où l’on monte le bétail à l’estive. Les eaux de ces bassins perchés se rassemblent sur un seuil ou « verrou glaciaire », y taillent éventuellement une gorge, pour rejoindre la vallée inférieure, souvent plus encaissée.
Pourquoi peu avant la Révolution et jusqu'à maintenant le hameau s'est appelé « Le Roy » ? Selon la légende dont l’origine paraît très plausible, Louis XVI aurait exempté d'impôts les habitants du hameau après les ravages d'une crue torrentielle. Reconnaissants, ils l’auraient rebaptisé en hommage au prince régnant. Au Roy, il y avait un moulin à drap. Le hameau fut abandonné en 1916. Au-dessus, Le Sellon, comme son nom l’indique était le hameau le plus haut.
Londonière, (1570 m), le plus retiré, le mieux caché mais le plus important avec cinq foyers et leurs dépendances. Bien qu'il fût abandonné en 1916 à la suite d’une grosse avalanche, les vestiges encore visibles montrent que de solides et grandes maisons s’alignaient sur une belle corniche, bien ensoleillée. Après la falaise du Serpalier, et le hameau, la pente s’atténuait, permettant d’atteindre facilement l'eau du torrent. Il n’y a pas de trace évidente de moulin comme la meule de Londonière, mais la topographie permettait sûrement d’avoir un canal de captage plus haut dans le vallon du Colombier pour alimenter deux moulins mentionnés dans les documents. Vraisemblablement constructions les plus proches du vallon, ils ont dû être plus dévastés que les autres bâtiments par l’avalanche, car le replat qu’occupent le chemin et les ruines s’estompe sous un éboulis envahi par trembles et coudriers ainsi que des hêtres déjà imposants et on ne voit plus de ruine significative.
Ferrière n’était qu'une maison isolée, en pied de versant entre Molines et Les Boyers. Elle fut détruite par une avalanche en décembre 1784. Elle ne fut jamais reconstruite, mais ses décombres sont encore visibles.
Après avoir reçu à Molines les eaux du torrent de Peyron Roux, le torrent de la Muande devient la Séveraissette et reçoit en rive droite le torrent des Pins puis celui de la Vallette.
Quand on passe, par la route de La Motte, sur les cônes de déjection de ces deux torrents, on en imagine l'impétuosité des coulées torrentielles et l’on comprend que les habitants du hameau de La Vallette l’aient abandonné en 1875, sans attendre la crue fatale. À La Vallette, il y avait un moulin à foulon et à drap pour le chanvre. Il permettait de faire de la corderie et du tissu.
Molines méritait donc bien d’avoir un « s » puisque l’on arrive ainsi à huit moulins reconnus et certains pensent qu'il pouvait y en avoir dix.
On a déjà évoqué quelques catastrophes naturelles qui ont frappé Molines en plus des calamités guerrières et religieuses, sans parler des famines. À tout cela Molines avait survécu plus de cinq siècles. Mais l'inondation de 1860 marque un tournant dans l’histoire du village érigé en commune. Alors que Napoléon III se trouvait en Savoie en septembre, une crue torrentielle exceptionnelle submergea Molines. L’Empereur envoya un secours de 10 000 francs pris sur sa cassette. Avec les Eaux et Forêts, les habitants avaient tout déblayé et reconstruit et avaient dressé d’énormes digues au débouché du vallon de Peyron-Roux, au-dessus du village. Elles ont largement résisté aux cataclysmes suivants puisqu’on en voit encore l’essentiel aujourd’hui.
Les inondations de 1914 furent également terribles ; elles touchèrent particulièrement le hameau du Roy, ce qui poussa les derniers habitants à partir quelque temps plus tard. Mais celle de 1928 venant encore de Peyron-Roux dévasta et engraiva complètement Molines au point que cette fois les habitants, beaucoup moins nombreux, renoncèrent à déblayer.
À travers les éléments historiques rassemblés, deux enquêtes, en 1807 puis en 1821, relatives à la réalité de la perception de la taxe de « paquérage » montrent que l’élevage d’ovins, outre ceux des habitants, était l'objet de vastes tricheries qui eurent pour conséquence un surpaturage exagéré, cause d’une forte érosion des terrains et de formation de crues subites et démesurées des torrents. Les inondations de septembre 1860, qui engraivèrent le village, en sont une fâcheuse conséquence. Aussi, devant l’importance des travaux à entreprendre, Molines en 1874, Saint-Bonnet, Bénévent et Les Costes en 1876, puis La Motte en 1887, n’hésitèrent pas à céder leurs terres à l'État qui chargea l’administration des Eaux et Forêts d’en assurer la gestion.
Tout en entreprenant les travaux de reboisement, de re-gazonnement et de correction des torrents qui s’imposaient, l’administration instaura de sévères quotas de bêtes en fonction des surfaces de pâturage, dont le respect était contrôlé par les gardes forestiers.
Ces références historiques montrent que la nature n’est pas la seule responsable des cataclysmes torrentiels. La pression humaine, par le surpaturage et la déforestation excessive durant le XIXᵉ siècle, a eu des effets amplificateurs sur le régime torrentiel et la puissance destructrice des crues et laves torrentielles.
L'histoire hydroélectrique de Molines commence par une prospection minière.
en 1885 d’un géologue réputé, M. Kuss, qui découvre des terrains qui contiennent la série de sulfures « BPG », blende, pyrite, galène, ou plutôt et plus complètement : zinc, fer, plomb, antimoine. Sans suite immédiate, cette prospection inspira en 1906 un industriel marseillais, qui après plusieurs hypothèses d’exploitation et de transport coûteux du minerai, envisagea de traiter le minerai sur place en électrométallurgie, grâce à deux mini-centrales sur les torrents du Colombier et de Peyron-Roux. Des plans furent dressés, mais la mort prématurée de l’investisseur marseillais arrêta toute l’opération.
Dans le Guide Gallimard des Hautes-Alpes (novembre 1998) il est écrit que « Le village connut une nouvelle vie pendant la seconde guerre mondiale : un maquis y fut implanté, qui compta jusqu’à deux cents hommes ». On attribue à ce groupe, encadré par les Eaux et Forêts, la construction d’une centrale hydroélectrique capable de produire plusieurs dizaines de kWatt. La turbine, une Boussaud à roue Pelton est toujours là, désaffectée, à l’abri d’un petit bâtiment cubique sans carreaux aux fenêtres. Attribuer cette installation aux maquisards avec la présence des gardes des Eaux et Forêts, représentants de l’État est surprenant. En effet, en 1942-43, l’État est pétainiste et un bandeau orne le fronton de la centrale avec, inscrite dans le crépi, la formule « Jeunesse et Montagne ». Pour des maquisards à portée des gendarmes, de la Gestapo et des soldats allemands, ça manque un peu de discrétion... La centrale était alimentée par un captage sur le torrent de Peyron-Roux par une conduite en ciment d’abord busée en diamètre 600. Comme les buses éclataient sous la pression hydraulique, elles furent remplacées par des tubes d’acier. Faute d’alternateur, la turbine entraînait une dynamo qui fournissait du courant continu aux sept foyers qui restaient encore à Molines à cette époque.
Vers 1960, l’entretien de la centrale avait été confié aux Éclaireurs de France (de Grenoble) qui occupaient périodiquement un grand bâtiment dénommé « la colonie ». Un palier de la turbine a un jour grippé. Émile Escalle, fils de Calixte, dernier maire de Molines avant la cession de 1930 à l’État, fit réparer la turbine à ses frais, mais quelques années après, vers 1968, des imbéciles, pour ne pas dire des mal intentionnés, mirent des cailloux dans la conduite. Les auges de la roue Pelton furent trop chères à réparer et après au moins un hiver sans électricité, la famille Escalle a financé avec un voisin une plus petite centrale installée dans un bâtiment à l’intérieur du village et dotée d’une chute beaucoup plus modeste, mais les Éclaireurs utilisaient tout de même une partie du courant. Vers la fin des années 1980, après le décès d’Émile Escalle, un litige opposa Hélène Escalle, sa fille et dernière habitante d’origine du village, à l’Office National de Forêt dont le garde s’était approprié le courant de la turbine pour son seul usage. Depuis, après confrontations administratives et négociations impliquant aussi la commune de La Motte et le Parc national des Écrins, les choses se sont calmées. En 1997, la turbine d’Émile Escalle, enlevée on ne sait pourquoi, a été remplacée par une ligne électrique tirée depuis La Motte. Cette ligne alimente les différents bâtiments du village encore entretenus, dont un lieu d’exposition.
En effet, chacun des protagonistes publics concernés par l’administration de Molines et la conservation de son patrimoine naturel et historique a trouvé un intérêt à attirer touristes et d’éventuels nouveaux sédentaires vers ce site remarquable. Sans attendre la réalisation du projet d’aménagement et de développement de Molines en Champsaur, l’ONF, la commune de La Motte et le Parc National des Écrins organisent alternativement ou ensemble des expositions sur la forêt, la montagne ou l’histoire de Molines et du Champsaur. On ne reconstruira sans doute pas de moulins ou de centrale hydroélectrique, mais Hélène Escalle, malgré ses 75 ans, peut raisonnablement espérer ne pas mourir dans la solitude d’un village déserté. Cette brève histoire de Molines et de ses rapports avec l’eau torrentielle, n’aurait pu se faire sans les souvenirs d’Hélène Escalle, l’hospitalité de Claire Bouchet, maire de La Motte en Champsaur et le travail de mise en textes et en images de Robert Bellon et d’autres pour l’exposition de l’été 2001 sur l’histoire de Molines.
Jean-Louis Mathiew