J’ai calé dès la première montée. D’abord parce que j’ai horreur de faire la queue pour visiter une exposition dans la cohue. Ensuite parce que mon respect de la royauté se limite à la politesse la plus restreinte prescrite par une éducation indéfectiblement républicaine et démocratique. Enfin, parce que j’organise très rarement mes loisirs et me retrouve souvent marri d’avoir raté l’événement.
Pourtant il était de mon devoir, de ma conscience professionnelle, d’en voir une au moins de ces expositions pléthoriques. Une exposition sur l’eau, bien sûr... Mais peut-être la plus agréable de toutes car elle était comme une visite dans la pénombre fraîche des jardins d’oasis ou des patios des maisons mauresques de Fez ou de Rabat.
La Méditerranée occidentale et ses confins océaniques que sont l’Andalousie et le Maroc, ont recueilli la somme historique de la science « hydronomique » depuis la légendaire Samarquande de la grande Perse, jusqu’au sud marocain et même la Mauritanie. Depuis les savoirs berbères ancestraux, puis le génie hydraulique romain, jusqu’au génie poétique et technique des ingénieurs perses essaimé par les Arabes jusqu’aux confins occidentaux du Croissant fertile.
Aussi, évoquer l’eau au Maroc, c’est évoquer « l’esprit de l’eau » jusqu’à sa quintessence, un art de vivre, de jouir du liquide vital et précieux dans sa rareté, jusqu’à une spiritualité que matérialisent entre autres l’ablution de la prière ou le rituel
[Photo : Un jardin marocain (riyad)]
du Hammam et son rôle social.
L'exposition “Maroc, l'esprit de l'eau” qui s'est tenue de juin à novembre 1999 à la Cité des Sciences et de l'Industrie à Paris, proposait, sur un modeste espace de 450 m², de découvrir cette culture de l'eau qui reste particulièrement ancrée au Maroc.
On y pénétrait en franchissant un passage entre deux grands murs ocres figurant les hauts remparts de terre d'un ksour du sud marocain. Le premier thème expliquait comment l'eau a modelé les paysages du Maroc. Le deuxième enchaînait, évidemment, sur la rareté de l'eau et les techniques ingénieuses de son exploitation pour satisfaire le besoin le plus vital, celui de l'irrigation agricole. Cinq maquettes de terre et de bois montraient souvent mieux que des photos l'évolution des systèmes de puisage traditionnels de l'eau du sous-sol : le plus ancien et pénible est, bien sûr, le dlou, la corde et le seau remonté à la force des bras pour les besoins domestiques ou pour alimenter la séguia, le canal d'irrigation. Le chalouf demande déjà un moindre effort, puisque le poids du seau plein est en partie compensé par un contrepoids monté en balancier. C'est la poulie à gorge qui permet de passer de la traction verticale du seau à une traction horizontale où l'homme peut enfin se faire remplacer par l'âne ou le chameau. Mais le souni requiert encore la présence permanente de l'homme pour conduire l'animal et vider le seau.
[Photo : Maquette du magroud]
Le magroud fonctionne par traction animale sur un plan incliné pour moins fatiguer la bête et un jeu de deux poulies déverse automatiquement le seau dans la séguia. C'est l'invention de l'engrenage avec renvoi orthogonal qui va constituer une véritable révolution hydraulique avec la noria. La force est toujours animale, mais continue ; l'âne tourne sans arrêt en manège, solidaire d'une roue horizontale dont l'engrenage entraîne une chaîne de godets qui plonge dans le puits.
[Photo : Maquette de la noria]
Mais l'invention la plus élégante dans son concept et son architecture a été la grande roue hydraulique ou dilab. Plus de traction humaine ou animale, c'est la seule force de l'eau qui relève l'eau. La dilab est-elle à l'origine des moulins, ou
[Photo : Un aquamanile pour l’ablution des mains et du visage]
n’en est-elle qu'une application? Incertitude demeure pour les non initiés. La rotation de la roue résulte de la poussée de l’eau de la rivière en même temps qu’elle remplit les godets fixés aux aubes de la roue. Comme pour la chaîne de la noria, les godets se vident dans une gouttière de dérivation quand ils atteignent le point haut de la rotation.
Le partage de l'eau et la corvée de son transport jusque dans la maison sont expliqués et représentés par de nombreux objets, souvent beaux, parfois insolites. Pour l’irrigation, le partage de l'eau se fait à la fois sur une division du débit et un temps de dérivation dans chaque jardin ou parcelle. La tanaste est l’une des plus simples clepsydres. Elle se présente comme un bol de cuivre au fond conique retourné et percé d’un trou calibré dont le diamètre, ainsi que la capacité du bol ont été évalués pour un temps de remplissage, et donc d’irrigation, donné. Le responsable du réseau d’irrigation, lorsqu’il dérive l’eau vers une parcelle, pose la tanaste sur l’eau. Avant d’être pleine, elle flotte selon ses caractéristiques, 5, 15 ou 20 minutes par exemple. Quand elle coule, le tour d’eau passe à la parcelle suivante. Le gabda, était un bâton gradué qui servait à mesurer la hauteur d’eau dans un bassin de répartition.
L’aménagement hydraulique urbain traditionnel était exemplaire à Fès. Pour amener l'eau jusque dans les quartiers urbains et évacuer les eaux usées, les corporations d’artisans avaient instauré au cours des 13e et 14e siècles un formidable réseau composé d’oueds propres en amont et d’oueds d’égout en aval. Ce réseau hydraulique urbain a permis dès cette époque historique l’alimentation en eau courante et l’évacuation des eaux usées de tous les quartiers de Fès. Attardons-nous aussi sur les fontaines de la vallée de Fès. Leur histoire est celle de la ville, mais aussi celle de cette culture de l’eau encore vivante au Maroc, qui se veut aujourd’hui une tradition de l'eau à l’épreuve du temps. La “lecture” de la fontaine, communément appelée as-saqqaya par les gens de Fès, avec ses différentes variantes, est obligatoirement liée à celle du quotidien laborieux de la ville, mais aussi de son art et de ses traditions de l’eau, comme l’expose Mohamed Mezzine* :
“... Quand les Almohades, arrivent à Fès au 12e siècle, 3 siècles après sa fondation par Moulay Idriss sur les hauteurs dominant le cours de l’oued Sébou, capricieux, mais fertilisateur, c’est en provoquant une crue des canaux qu’ils prennent la ville. Ils le feront oublier en continuant l’œuvre de Moulay Idriss puis des Almoravides qui avaient déjà ébauché une distribution de l’eau par des canalisations souterraines. Les nouveaux maîtres de la ville pousseront l’adduction vers les mosquées en leur octroyant une part importante de l’eau de Fès. La Médina de l’époque, d’après certaines chroniques, aurait été nantie de 80 fontaines publiques et privées réparties dans les lieux de passage, les mosquées et médersas et chez de riches citadins.
Mais l’histoire attribue à la dynastie Mérinide qui leur succéda de 1269 jusqu’au milieu du 15e siècle, l’apogée de la civilisation de l’eau, en particulier à Fès. De la fontaine à la noria, de l’horloge hydraulique aux ouvrages de canalisation des eaux, les Mérinides sont passés maîtres dans l’art de domestiquer les eaux. Les Andalous, chassés d’abord de Séville et de Cordoue, y sont peut-être pour quelque chose. Ceux-là même qui ont construit des ouvrages ingénieux, dont l’eau est à la fois l’objet et le moteur, ont continué à affluer pendant les 13e et 14e siècles. Ils ont apporté avec eux leur art de l’eau, de la verdure et des jardins, leurs conceptions architecturales où l’eau occupait la première place**.”
Deux ouvrages de 1349 et 1370 évoquent la construction d’une grande roue éléva-
(9) “Les fontaines de la ville de Fès - Une tradition de l’eau à l’épreuve du temps” par Mohamed Mezzine, doyen de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines Sais. Publication : Association Fès Sais, 1996.
(9) voir VEIN n° 200 & 201, “L’eau de Séville à l’époque d’Al Andalus”.
[Photo : Les objets du hammam]
[Photo : Maquette de la roue hydraulique élabla]
[Photo : Cour intérieure d’une école coranique (médersa)]
La toire (diáb) installée sur la rivière de Fès par l’Andalou de Séville Mohamad Ibn Al Haj, à la demande du sultan mérinide Yacoub Al Mansour. L’eau fut donc installée partout à Fès. Dans les lieux du savoir comme les médersas, elle occupait une place de choix. Dans les fontaines, en vasques et dans les lieux d’ablutions, l’eau était amenée domestiquée et claire.
Les fontaines publiques installées dans des lieux très fréquentés, ruelles du souk, places de quartiers, sont généralement latérales, encastrées dans un mur pour ne pas gêner le passage.
Elles sont enfoncées dans un arc mauresque décoré de zelliges, ces carrelages traditionnels de faïence, proches et pourtant différents des azulejos andalous. Ces fontaines encastrées sont quelquefois si belles qu’elles rappellent le mihrab des mosquées. Est-ce pour souligner le rôle purificateur de l’eau avant la prière vers La Mecque ?
Les fontaines des patios et jardins privés, des mosquées et médersas, sont à vasque centrale, souvent de marbre, déversant dans un bassin carré ou polygonal qui facilite l’ablution rituelle avant la prière. Le jet central de la vasque andalouse, accompagné parfois de jets secondaires autour du bassin, a un rôle culturel éminemment sensuel. Il évoque en effet le bruissement des sources à l’ombre des arbres, la fraîcheur désaltérante de l’eau vitale des oasis ou des Atlas caniculaires, la beauté mouvante d’une mousseline bleue qui déroule ses plis sur le marbre ou la faïence. La poésie de la volupté transfigurée n’est pas loin…
[Photo : Faïences zelliges d’une fontaine]
Au cours de la dernière décennie, les responsables de la ville de Fès se sont émus de la vétusté ou de la disparition de ce patrimoine architectural et culturel qui est un symbole de l’histoire urbaine du Maroc. En 1996, on comptait plus de 60 fontaines restaurées ou en cours de restauration, principalement ces fontaines publiques des rues de la médina que le réseau d’eau moderne avait rendues désuètes et négligées. Là aussi, « L’esprit de l’eau », chassé par le modernisme, est revenu, débarrassé de la nécessité, juste pour la beauté de l’histoire et le charme de l’eau.
Le paradoxe n’est qu’apparent de la modernité déployant les nouvelles techniques dans un pays de tradition. L’eau, même gérée économiquement, reste rare face à la montée démographique et urbaine ou à l’accroissement des productions agricoles et industrielles.
Aussi, la tradition d’économie de l’eau, le respect pour le fluide vital, sa magnification dans les fontaines, les bassins et canaux, les hammams, ne sont pas près de disparaître de la culture marocaine. C’était le message de cette exposition largement soutenue par l’un des organismes marocains les plus dynamiques : l’ONEP, l’Office National de l’Eau Potable.
Jean-Louis Mathieu
[Photo : Oasis de vallée très bien irriguée, au sud de l’Atlas]