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Histoire d'eau : L'usine marémotrice de la Rance

30 avril 2006 Paru dans le N°291 à la page 69 ( mots)
Rédigé par : Sébastien LA HISSE

19 août 1966, 13 h 31 : l'usine marémotrice de la Rance vient de produire son premier kilowatt. Le vieux rêve qui consiste à utiliser l'énergie des marées pour produire de l'électricité prend corps. Pourtant, lorsque le général de Gaulle inaugure trois mois plus tard l'usine de la Rance, peu nombreux sont ceux qui savent que l'énergie marémotrice a déjà perdu la bataille : la France vient de miser sur le nucléaire.

Pour trouver l’origine de l’exploitation de la force motrice de l'eau, il faut remonter à l'Antiquité. Les premières roues à palettes et à augets, lointains ancêtres de nos turbines modernes, apparaissent au troisième siècle avant Jésus-Christ. En 300 après J.-C., l'une des plus anciennes usines françaises, construite dans la région d'Arles, comporte déjà plusieurs moulins à eau et un aqueduc de 8 kilomètres. Mais c'est à partir du Moyen Âge que commence vraiment l'exploitation de la force des marées par l'utilisation de moulins marémoteurs. Durant plusieurs siècles, la Rance elle-même abritera plus d'une dizaine de ces moulins avant que la plupart ne disparaissent. Car une pièce centrale manque encore au puzzle hydraulique : la turbine. Elle n’apparaîtra qu’à la fin du 19ᵉ siècle et permettra la réalisation de nombreux projets dont celui de la Rance.

C'est en 1921 lors d'une étude sur l'utilisation de l'énergie des marées qu’apparaît pour la première fois l'idée d’aménager une usine marémotrice dans l'estuaire de la Rance. L’auteur, un certain Gérard Boisnoer, recommande même un lieu particulier : « En attendant que les conditions économiques aient rendu nécessaires l'utilisation des faibles marées, de celle de La Rochelle et de Brest, c'est par la région de Saint-Malo qu'il faut commencer et dans cette région, c’est la Rance qui, en raison des conditions exceptionnelles dans lesquelles elle se présente, est tout indiquée pour être la première grande usine marémotrice ». Le site de la Rance se prête effectivement bien à un tel projet. D’abord parce que l'amplitude

[Photo : Pour capter et canaliser l’énergie marémotrice, il a fallu barrer l'estuaire par un ouvrage de 750 mètres de long et de 13 mètres de haut.]

La différence entre basse et haute mer est l'une des plus fortes du monde : elle atteint jusqu'à 13,5 mètres lors des marées d'équinoxe. En remontant la Manche, la marée rebondit sur la presqu'île du Cotentin et la faible profondeur des fonds marins, inférieurs à 35 mètres, accroît cette amplitude. Ensuite, parce que l'estuaire offre un bassin de 22 km² pouvant contenir jusqu'à 180 millions de m³. En pointe, ce sont ainsi 18 000 m³ d'eau par seconde qui franchissent l'estuaire, soit un débit dix fois plus important que celui du Rhône !

L'idée fait donc son chemin. Un premier chantier d'usine marémotrice commence même à l'Aber Wra'ch (Finistère) en 1925. Mais, faute de financement, il est abandonné en 1930. Les plans serviront à franchir l'étape suivante dix ans plus tard. Car il faudra attendre 1940 pour que le projet prenne corps. On le doit à un homme, Robert Gibrat, alors directeur de l'électricité au ministère des Travaux publics, qui retrouve à cette époque les travaux de Boisnoer et décide de relancer le projet. Il fonde alors la Société d'études pour l'utilisation des marées. Après la nationalisation d'EDF, cette société se transforme, au sein de la nouvelle structure, en Service d'Études des Usines Marémotrices (SEUM) ; ce sont les études menées par le SEUM qui serviront de base à la demande de concession déposée par EDF au mois de mars 1952. Vingt-cinq ans d'études et six ans de travaux seront nécessaires pour édifier l'usine marémotrice de la Rance.

Vingt-cinq ans d'études et six ans de travaux pour capter et canaliser l’énergie marémotrice, il faut barrer l'estuaire par un ouvrage de 750 mètres de long et de 13 mètres de haut. La construction débute en 1960 : il s'agit de construire sur un socle de granit un barrage de 330 mètres de long qui abrite les turbines, une écluse pour le passage des bateaux, une digue en enrochements longue de 165 mètres et un barrage mobile constitué de six vannes pour l'équilibrage rapide des niveaux en vue du remplissage ou du vidage du bassin. Pour cela, il faudra utiliser 300 000 mètres cubes de béton, manipuler 13 000 tonnes d'acier, réaliser 340 000 m² de coffrages, extraire et utiliser plus de 450 000 m³ de sable…

Mais il faut d’abord interrompre la navigation entre la baie de Saint-Malo et l'estuaire de la Rance. Les travaux commencent donc sur la rive gauche, à la pointe de la Brebis, par la construction d'une écluse qui autorisera ultérieurement le passage des bateaux entre la mer et le bassin de retenue. Parallèlement, on construit le barrage mobile à partir de la rive droite, entre la pointe de la Briantais et l'îlot de Chalibert. Cette partie du barrage est en fait une digue percée de six pertuis qui permettent le passage du flot vers l'amont. Pour des raisons de sécurité, il est décidé de construire l'ouvrage à sec à l'intérieur de trois enceintes. Il faut donc stopper tout échange entre la Rance et la mer. Des travaux difficiles à réaliser du fait de la violence des courants. Le système utilisé sera le suivant : on construit deux batardeaux (barrages provisoires), l'un en aval côté mer, l'autre en amont côté rivière, pour…

[Encart : Le projet Caquot : relier Saint-Malo au Cotentin La réalisation de l'usine marémotrice de la Rance a nécessité de résoudre un certain nombre de problèmes techniques, au premier rang desquels l'assèchement du chantier. C'est Albert Caquot (1881-1976), l'un des ingénieurs les plus marquants du siècle, qui dénouera la plupart des problèmes sur lesquels achoppe le projet. Il invente notamment les fameux caissons flottants sans lesquels il n’aurait pas été possible de barrer la Rance. Sur 250 mètres de largeur, ce sont des gabions de palplanches qui sont utilisés. Mais pour fermer les 360 mètres restants, il a fallu employer une autre technique, à cause de la violence des courants qui augmentait au fur et à mesure que le passage se rétrécissait. La méthode a consisté à mettre en place, tous les 21 mètres, des appuis constitués par des caissons cylindriques en béton armé de neuf mètres de diamètre et d'une hauteur variable de 20 à 25 mètres échoués sur des fondations. Une fois échoués, les caissons étaient alourdis en les remplissant de sable. Dix-neuf caissons furent ainsi mis en place. Les intervalles entre caissons furent fermés, d'abord, un sur deux, par des cellules de palplanches comprenant deux arcs liés aux caissons par des pièces spéciales, l'ensemble étant rempli de sable.
[Photo : Vue du chantier asséché durant la construction du barrage. On aperçoit les caissons emplis de sable assurant la stabilité de l'enceinte.] Alors qu'il termine la Rance et pendant les trois dernières années de sa vie, le même Albert Caquot, alors nonagénaire, travaille sur un projet encore plus ambitieux : un barrage reliant Saint-Malo au Cotentin en passant par les îles Chausey. L'usine marémotrice du Mont-Saint-Michel, constituée d’une digue de 24 kilomètres, était censée produire 12 000 mégawatts, l'équivalent d'une douzaine de centrales nucléaires. Mais l'ampleur des contraintes techniques et financières découragera les autorités de l'époque et le projet ne verra jamais le jour.]
[Photo : Vue du chantier asséché durant la construction du barrage. On aperçoit les caissons emplis de sable assurant la stabilité de l'enceinte.]

Alors qu'il termine la Rance et pendant les trois dernières années de sa vie, le même Albert Caquot, alors nonagénaire, travaille sur un projet encore plus ambitieux : un barrage reliant Saint-Malo au Cotentin en passant par les îles Chausey. L'usine marémotrice du Mont-Saint-Michel, constituée d’une digue de 24 kilomètres, était censée produire 12 000 mégawatts, l'équivalent d'une douzaine de centrales nucléaires. Mais l'ampleur des contraintes techniques et financières découragera les autorités de l'époque et le projet ne verra jamais le jour.]

[Photo : Plus de 800 ouvriers s’activeront durant trois ans à 20 mètres sous le niveau de la mer pour construire ce qui est alors considéré comme le chantier du siècle.]

Former entre eux un lac intérieur d'une quinzaine d'hectares. Il suffira ensuite de pomper l'eau pour travailler au fond, à pieds secs. Ce qui sera fait grâce à 21 pompes qui aspireront l'eau durant 7 semaines à raison de 1 500 m³/heure. Enfin, le 20 juillet 1963, après 16 mois d'efforts, la Rance est isolée de la mer et le terrain asséché pour les trois ans que dureront la construction de l'ouvrage.

L'inauguration de la route franchissant l'usine a lieu le 1ᵉʳ juillet 1967 et le raccordement au réseau EDF, le 4 décembre 1967. À la fin de cette même année, les 24 groupes bulbes de l'usine sont reliés au réseau de transport 225 kV. Il s'agit d’ensembles turbine-alternateur conçus pour la circonstance dans des aciers spéciaux – plus de cinq mètres de diamètre, pesant chacun 470 tonnes et aptes à développer une puissance unitaire de 10 MW –, capables de fonctionner dans les deux sens du flux. Ces groupes ont d'ailleurs donné naissance à une nouvelle génération de turbines utilisée dans le monde entier pour les chutes d’eau inférieures à 15 mètres.

La construction du barrage, recherches comprises, aura coûté environ 617 millions de francs de l’époque, presque 700 millions d’euros d’aujourd’hui. Mais l'exploitation peut commencer.

Au mois de novembre 2006, l'usine marémotrice, qui emploie 60 personnes à temps plein, célébrera sa quarantième année d'exploitation. Pendant 40 ans, les 24 turbines de la Rance, faisant preuve de fiabilité, fonctionnent sans incident ni panne majeure pendant 350 000 heures et produisent 22 milliards de kWh au prix de 2,6 centimes d'euro le kilowattheure contre 3 centimes d’euro pour le kilowatt d'origine nucléaire. L'usine produit 3,5 % de l'énergie électrique consommée dans les quatre départements bretons, ce qui correspond à l’énergie utilisée par la ville de Rennes et de son agglomération. Le bilan énergétique est donc positif. Mais l'apparition du nucléaire et une mauvaise prise en compte de l'impact environnemental de ses activités feront de cette usine, qui produit à elle seule 91 % de l'énergie électrique marémotrice mondiale, une réalisation isolée.

Un bilan global controversé

Dresser un bilan objectif de l'usine marémotrice de la Rance impose de prendre en compte toutes les composantes d’un ouvrage dont la fonction ne se résume pas à la production d’énergie. Car au-delà des mégawatts produits, l'usine est devenue élément important du tourisme régional et du développement économique et social de la Bretagne.

Elle est une source de revenus importante pour les collectivités locales : près de 3 millions d’euros par an de taxes foncières et professionnelles sont versés aux communes riveraines ainsi qu'au département et à la région. L'usine est aussi un maillon essentiel de l'axe routier qui relie Saint-Malo à Dinard en 7 kilomètres au lieu de 40 auparavant. 26 000 véhicules (50 000 l’été) empruntent quotidiennement la route à quatre voies qui surplombe l'ouvrage. L'existence de cette liaison routière contribue largement à l'économie locale. Enfin, l'usine marémotrice de

[Encart : L’énergie marémotrice : renouvelable et prédictible L'usine de la Rance, avec une capacité de 240 MW, est plus de dix fois plus puissante que la deuxième usine marémotrice par sa production, située à Annapolis, au Canada (voir ci-dessus) dont la puissance n'excède pas 20 MW. On estime que l'ordre de grandeur de l'énergie naturellement générée chaque année par les marées avoisine les 22 000 TWh, soit l'équivalent de la combustion de moins de 2 gigatonnes équivalent pétrole (Gtep). Un chiffre à rapprocher de la consommation d’énergie de l'humanité, évaluée à 10 Gtep. Le problème est que, seule une petite partie de cette énergie étant récupérable, l'énergie marémotrice ne pourra contribuer, pour l'avenir, que pour une faible part à la satisfaction des besoins. Dommage, car, par rapport aux autres énergies renouvelables, elle présente l'immense avantage d’être parfaitement prédictible : en un point donné, l'énergie disponible ne dépend que de la position relative des astres et de la Terre.]
[Photo : Faute d’avoir correctement pris en compte l'impact environnemental de ses activités, l'usine qui produit à elle seule 91 % de l'énergie électrique marémotrice mondiale, restera une réalisation isolée.]

la Rance jouit d'une renommée internationale. 250 000 personnes de toutes nationalités la visitent chaque année, à tel point qu'elle est devenue le premier site touristique industriel de France. Une fréquentation qui génère des emplois dans le secteur touristique local.

Reste le bilan le plus controversé de l’ouvrage : son impact écologique.

L’isolement total de l’estuaire avec la mer et la suppression des marées pendant les trois années qu’ont nécessité la construction de l’ouvrage ont entraîné des fluctuations importantes de la salinité des eaux et une disparition quasi totale de la flore et de la faune. Mais après cette étape catastrophique pour l'environnement aquatique, une faune marine nouvelle s’est progressivement installée et diversifiée dans le bassin. L'établissement de ce nouvel équilibre biologique qui repose sur la régularité du fonctionnement de l’usine a nécessité une quinzaine d’années. Au début des années 2000, on comptait ainsi 110 espèces différentes de vers marins, 47 espèces de crustacés (contre 44 avant l'implantation du barrage) ou encore 70 espèces de poissons.

Mais la conséquence la plus négative du barrage est sans aucun doute l’envasement de l'estuaire : en augmentant la durée des étales (2 heures contre 10 minutes naguère) et en réduisant le marnage, le barrage a favorisé la sédimentation. Dans les parties resserrées de la Rance, les courants, violents, ont décapé les sables moyens ou grossiers alors que dans les parties larges, les courants, plus faibles, ont déposé de fines pellicules de vases d'origine marine. À certains endroits, l'envasement est tel que la navigation s’en trouve perturbée et des débuts de poldérisation apparaissent. Le phénomène est aggravé par l’apport excessif de nutriments d'origine agricole qui entraînent une eutrophisation avec comme conséquence la prolifération d'algues vertes. En se fossilisant, ces algues accélèrent la sédimentation, encombrent le lit de la rivière, diminuent la hauteur d'eau et le débit, affaiblissent le courant tout en augmentant la température de l’eau, alimentant ainsi le mécanisme d’envasement.

Ces conséquences ne se limitent pas au seul problème de navigation : les bancs de sable qui servent de frayères pour certains poissons sont recouverts de tangues vaseuses, les anses peu profondes se comblent et l’esthétique de la rivière se dégrade en laissant de larges étendues grises et malodorantes. En été, quand le débit de la rivière est au plus bas, le problème atteint un seuil critique, surtout en aval de l’écluse du Châtelier, près de Dinan.

Il oblige EDF à déclencher une chasse en ouvrant l’écluse, ce qui n’empêche pas les sédiments de revenir peu après.

Devant l’évidence et l’urgence des problèmes, un Contrat de baie a bien été signé dont l’un des volets concerne la gestion des sédiments. Il prévoit notamment de remédier à l’envasement en extrayant les vases grâce à deux pièges à sédiments installés l’un en partie fluviale (piège de Taden, 5 000 m³), l’autre en Rance maritime (piège de Lyvet, 10 000 m³). Mais piéger ou extraire les sédiments n’est pas tout. Il faut aussi assurer des débouchés à ces quantités gigantesques de vases. Suite aux expérimentations d’extraction, de nombreuses tentatives de valorisation ont été faites : amendements agricoles, reconstitution de sols… On a même inventé un nouveau matériau, le Kerroc, un parpaing fabriqué à partir de vases de Rance et de verre pilé, le tout cuit au four à 900 °C. Malgré les propriétés remarquables du matériau, la filière n’a pas été retenue faute de compétitivité économique et de variation de la composition des vases selon les lieux d'extraction et leur teneur en eau. Malgré ces tentatives modestes, aucune opération d’envergure de désenvasement n'a eu lieu depuis l'inauguration de l'usine marémotrice. La situation actuelle résulte donc de l’accumulation de quarante années de fonctionnement. Le volume de vases à enlever avoisinerait 1 million de m³ en Rance maritime et autant en partie fluviale. À évidence, le retour de la rivière à son état d'origine, s'il s'avérait compatible avec le fonctionnement de l'usine, nécessiterait des opérations extrêmement lourdes.

[Photo : L'usine est aussi un maillon essentiel de l'axe routier qui relie Saint-Malo à Dinard en 15 kilomètres au lieu de 45 auparavant. 26 000 véhicules (50 000 l'été) empruntent quotidiennement la route à quatre voies qui surplombe l'ouvrage.]
[Photo : En augmentant la durée des étales et en réduisant le marnage, le barrage a favorisé la sédimentation. Dans les parties resserrées de la Rance, les courants, violents, ont accumulé les sables moyens ou grossiers alors que dans les parties larges, les courants, plus faibles, ont déposé de fines pellicules de vases d'origine marine. À certains endroits, l'envasement est tel que la navigation s’en trouve perturbée.]
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