J'ai soudainement compris ce jeudi 6 Août, au bord d'un torrent de montagne vers 2000 mètres, dans les Hautes Alpes, quelle jubilation pouvait ressentir Jean-Marc Hauth à tirer l'eau derrière sa pioche. Avec mes petits-enfants, nous avions profité d'un atterrissement de graves, seul replat au bord de l'eau tumultueuse, pour faire une pause dans la longue balade caniculaire. D'autres promeneurs avaient, par quelques gros cailloux, divisé le courant principal, pour dévier une modeste part du débit vers une rigole sans objectif de tracé et à moitié sèche. De la pointe de la canne, du talon des gros croquenots, de nos mains, vite glacées par l'eau nivale, nous avons tiré un autre tracé vers un bras asséché où un barrage de graviers retenait encore une flaque d'eau claire. Nous avons "tiré l'eau" vers la flaque, nous avons rehaussé son barrage, nous en avons construit un autre à l'aval. Le bras mort avait repris vie, revigorant une mare languide aussi en voie d'assèchement. Une jeune grenouille alpestre, dérangée par nos travaux y tira ses brasses pour aller s'enfouir sous un surplomb d'herbe drue.
Crédit photographique : Jean-Marc Hauth
Canaliser cette eau, lui ouvrir un passage, l’inciter à couler vers les lieux où elle manquait, à seulement quelques mètres, était déjà une émotion délicieuse, une joie enfantine d’aménageurs en herbe. Mais mon propre plaisir m’a surpris et m’a rappelé ma rencontre avec Jean-Marc Hauth et son histoire. Plus que sa motivation officielle, son argumentaire technique et socio-économique, c’est peut-être cette émotion juvénile de « tirer l’eau » qui l’aide à surmonter un enchaînement d’avatars que d’autres, beaucoup d’autres, n’auraient pas supporté.
Jean-Marc Hauth creuse des petits canaux dans la montagne – des biefs dit-on dans la région stéphanoise, ou encore des béalières dans l’Ardèche, ou des béals dans le Briançonnais. Dans ces régions on les abandonne, on ne sait même plus à quoi ça servait ; on devine à peine encore leur tracé là-haut, dans les alpages ou les hauts champs abandonnés à la broussaille. Lui, il crée, il creuse, il tire l’eau là où elle n’était pas. Là-haut sur les versants secs du Pilat, le soleil a dû lui taper sur le crâne. Personne ne le dit,
mais certains ont l'air de le penser. Il faut dire que ses misères ont pu le “déranger” un peu et que son discours embarrasse bien du monde, ou dépasse l’entendement de la majorité de ses interlocuteurs. À moi, il me rappelle un de ces sages personnages de Jean de La Fontaine. Vous souvenez-vous de la fable sur “le vieillard et les trois jeunes hommes” ?
“Un octogénaire plantait. ‘Passe encor de bâtir ; mais planter à cet âge ! Disoient trois jouvenceaux, enfants du voisinage ; Assurément il radote. Car au nom des Dieux, je vous prie, Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir ? Autant qu’un patriarche il vous faudroit vieillir. À quoi bon charger votre vie Des soins d’un avenir qui n’est pas fait pour vous ?’...”
Car en effet, si Jean-Marc Hauth creuse des biefs depuis des années sur le Pilat, cela ne lui rapporte pas un liard et l’intérêt majeur de son ouvrage n’est pas seulement d’être compris de ceux dont il attend la reconnaissance administrative et l'appui financier. Au premier abord, on est tenté de croire que son initiative n’a aucune rentabilité immédiate, ni même à moyen terme.
À défaut d’arriver à convaincre ses contemporains, travaille pour leurs petits enfants. “Depuis 1986, il creuse avec une simple pioche (il en a ainsi usé six depuis). Il creuse de longs biefs qui emmènent doucement, à flanc de montagne, une partie de l’eau des rivières du Pilat. Il creuse souvent seul, parfois avec des amis, depuis peu avec des jeunes chômeurs de Rive-de-Gier. Il creuse en toute illégalité, mais sous le regard bienveillant des riverains, propriétaires, élus et autorités locales. Son but : mieux répartir l’eau, freiner sa descente brutale et parfois ravageuse vers les vallées, réalimenter la nappe phréatique et les sources, lutter contre la pollution, la désertification. En un mot, redonner vie à la terre. Comme une goutte d’eau dans la mer, il mène une action symbolique à laquelle il voudrait donner une signification planétaire. Jean-Marc Hauth ne se décourage pas. Comme les prophètes de l’ancien temps, il parle (et creuse) dans le désert, mais avec la certitude d’aller dans le sens de l’histoire et de la vie”. Voici résumée en juillet 1993 par un journaliste de “Paysans de la Loire”, toute la démarche de Jean-Marc Hauth.
Lors de sa première conférence-débat en janvier 1988, Jean-Marc Hauth expose sa théorie de la gestion globale de l'eau et sa mise en pratique locale en créant le réseau de biefs du Pilat. L’auditoire, dont quelques élus, applaudit. Lorsque J-M. Hauth en profite pour rappeler qu’il est au chômage, mais qu’il apporte un projet qui justifierait amplement son emploi par la collectivité, un silence poli suit les applaudissements.
En octobre 1992, fort de six ans de creusement de biefs sur plusieurs kilomètres, le plus souvent seul avec sa pioche, J-M. Hauth “estime avoir atteint les limites de ce qu’il peut démontrer en total bénévolat.” Appliquer sa théorie sans budget ni équipement d’étude, sans l’appui scientifique d’un centre de recherche, sans le soutien officiel des élus ou d’un organisme public tel que l’Agence de l’Eau, lui paraît une gageure. Aussi organise-t-il encore une conférence où il réussit à réunir des élus de Saint-Chamond et de La Terrasse-sur-Dorlay, des spécialistes d’organismes publics tels que la DDAF, la DIREN, le Conseil Général, le Cemagref, mais aussi le “Pôle de l’eau” de Saint-Étienne, la FRAPNA (Fédération régionale des associations de protection de la nature en Rhône-Alpes), la Fédération de pêche, etc.
“Jean-Marc Hauth a présenté, graphiques et cartes d’état-major en main, les divers aspects de son projet d’irrigation globale pour mieux répartir l’eau. Si les interrogations ont été nombreuses, notamment de la part des pêcheurs, des forestiers et des écologistes, son exposé a reçu un renfort de poids avec l’intervention du représentant du Cemagref qui a jugé le projet ‘très largement positif et allant dans le sens de l’histoire’.”
À condition de respecter les règles de dérivation (relatives aux débits réservés),
et d’éviter les zones de terrains potentiellement instables, cette technique des biefs latéraux sur les versants contribue à une meilleure répartition des eaux. Cette répartition est à la fois spatiale et temporelle en favorisant la recharge des nappes et une restitution aval retardée après la fonte de neige, ou les épisodes pluviaux. Cette gestion de l’eau va aussi dans le sens de la création d’emplois-environnement, ces “emplois diffus” dont tout le monde déplore aujourd’hui l’absence, tout en ne sachant trop comment les organiser et les financer.
À l'issue de 2 heures de débat, nombre d’intervenants à cette réunion ont exprimé le souhait de pouvoir disposer d’une zone-test dans la région, où cette technique d’irrigation globale pourrait être mise en application et étudiée en vraie grandeur.
Un appel a été lancé en direction du conseil scientifique du Parc Naturel Régional du Pilat pour qu’il se penche sur la question. Mais la piste la plus sérieuse pourrait être le contrat de rivière des pays du Gier, dans le cadre d’une étude financée par le Conseil Général et l'Agence de l’eau sur le bassin versant du Gier.
Le Cemagref se dit prêt à assurer le suivi scientifique de l’expérience, pourvu qu’on trouve un peu de main-d’œuvre pour réaliser régulièrement les mesures sur le terrain. Avec des jeunes en recherche d’insertion ? Des CES qui recevraient un minimum de formation à l’hydrologie ? (...)
Ainsi rendait assez largement compte Henri Coulomb dans le Progrès du 24 octobre 1992, de cette initiative de J-M Hauth. Ce n’était pas le premier article qu’il lui consacrait. Entre les lignes, on sent bien que le journaliste est un peu interloqué que devant un chômeur de longue durée qui a une initiative exceptionnelle qu’il maîtrise bien, qu’il met en application sur son modeste RMI, on parle de créer des emplois-jeunes qui le laisseront encore sur la touche. Cela ne s'est pas arrangé, et J-M Hauth a dû prendre ses distances avec des services sociaux qui le transformaient en éducateur social bénévole, sans aucun rapport avec l’objet de sa propre action, la gestion globale de l’eau, rappelons-le.
Les prémices et les contacts préparatoires de cette réunion-débat, Jean-Marc Hauth s’en souvient encore avec précision. Tout avait commencé par une lettre au ministre de l’Environnement, Ségolène Royal ; la réponse ministérielle étant favorable, il avait contacté la DIREN de Lyon, puis organisé la réunion au siège du Parc du Pilat. Voici comment J-M Hauth résume, lui, cette réunion : “C’est à cette occasion que j'ai fait la connaissance de Guy Oberlin qui était invité comme d’autres. Mon objectif était d’expliquer ma théorie naissante, de m’excuser d’avoir à la mettre en pratique en dehors des protocoles et des structures, de leur permettre de poser des questions, et enfin de me permettre de continuer seul ou avec qui voudrait. À cette réunion, le Parc du Pilat avait décliné l’invitation... Les pêcheurs pensaient que j’allais prendre toute l’eau des poissons et que mon initiative trop personnelle n’était pas garantie. C'est alors que Guy Oberlin [Directeur de recherche en hydrologie au Cemagref] a pris la parole pour rassurer les sceptiques en sortant le fameux “projet très positif et allant dans le sens de l’histoire”. N’étant pas sorti de là avec un feu vert pour une expérience chapeautée par un organisme présent ou autre, je me suis orienté vers d’autres pistes : le social pour avoir un peu de main-d’œuvre et le Pôle de l'Eau pour ce qui concerne les garanties et la promotion du produit.”
Au premier semestre 1998, six ans après et quelques autres réunions analogues, dix ans après sa première conférence, douze ans après son premier mètre de bief, Jean-Marc Hauth en est effectivement au même point : toujours RMiste. On lui a même confié de jeunes chômeurs à encadrer pour manier la pioche au lieu de déranger les bonnes âmes dans la zone ou les allées du centre commercial local – sur le budget d’action sociale des mairies. Toujours on le félicite puis on tourne les talons quand il parle de son emploi.
Pourtant, il sait maintenir l’intérêt des élus, édiles et fonctionnaires. Il présente des projets d’étude qui recueillent l’approbation générale, qui sont successivement en voie de financement, puis mis sous le coude en attendant un autre budget, ou l’accord d’un partenaire incontournable. Mais au fond, passée l’approbation officielle pour cette “initiative géniale, cette persévérance méritoire”, le partenaire incontournable n’en a rien à fiche puisqu’il n’a pas eu l’idée et ne voit pas quel avantage propre et immédiat il en retirera.
Après un an de contacts espacés, j’ai rencontré J-M Hauth en juin 1998. Présentation. Ingénieur lorrain en mécanique des fluides, la crise lorraine l’avait déjà touché une première fois. Il avait retrouvé un poste en région stéphanoise où la crise le réduit de nouveau au chômage en 1985. Il recherche les causes de sa situation. Le chômage est dans une logique économique qui détruit les hommes comme les ressources en gaspillant les uns et les autres. L’eau est la seule ressource vitale et directement gérable, à la différence de l’air. Encore faut-il adopter une politique de gestion globale. Implicitement, il rejoint la démarche des écologues du développement soutenable : penser globalement, agir localement. C’est ainsi, pour expérimenter localement sa réflexion sur la gestion globale de l’eau, que Jean-Marc a pris sa pioche et est parti creuser des biefs sur le Pilat. C’est peut-être bien aussi pour prendre un peu de recul sur sa précarité et se garer des importuns.
À peine quinquagénaire, aux traits nets, soulignés par le hâle de la vie extérieure ; les yeux clairs, vifs, qui cherchent le regard de l’interlocuteur. La voix est nette, posée, avec l’accent des stéphanois, un peu traînant, comme prudent. Il est direct, presque chaleureux, mais on sent qu’on “ne la lui fait pas”. On lui a fait avaler tant de promesses non tenues qu’on ne l’a plus au charme. Le soutien moral, merci, ça ne nourrit pas et ce n’est pas un moteur enduro pour un projet de longue haleine…
En deux phrases il est dans le sujet de sa passion, le seul important à ses yeux, le fruit de sa réflexion sur les causes cumulées de la “malvie” de cette fin de siècle, le chômage généralisé et durable, la dégradation constante de l’environnement, le gâchis de l’exploitation déraisonnable des ressources, à commencer par l’eau, cette eau précieuse et rare, indispensable à la vie.
Son discours embarrasse, parce qu’en des termes simples et clairs, c’est de l’écologie politique, de la vraie, sans langue de bois. Sa projection sur les effets présents et à venir de nos abus, nos bêtises et nos cynismes, gêne, dérange nos consciences. Il n’a même pas besoin de porter un jugement sur l’aveuglement, et le manque de courage politique des acteurs et décideurs de la chose environnementale ; sa seule histoire, sans commentaires acrimonieux, est édifiante sur ce sujet.
Il était venu à Paris, comme lauréat de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et pour l’homme. Une bourse de 30 000 F lui a été attribuée pour encourager son action en faveur de la Gestion globale des eaux de ruissellement.
“La bourse Claudius Grail, attribuée pour la première fois, a été créée suite à un legs de C. Grail dont il a voulu que les intérêts soient plus spécialement destinés à encourager les actions en faveur de l’environnement initiées par des associations ou des établissements scolaires du département de la Loire. Le procédé de J-M Hauth permet, à partir de la connaissance des paramètres de la pluviométrie et de la capacité d’infiltration des sols, ainsi qu’au moyen d’un réseau de répartition constitué de capacités tampons réceptrices et d’un circuit de canaux de distribution et d’infiltration permanents, de distribuer, qualitativement et quantitativement les excédents de ruissellement des têtes de bassins versants afin de les ralentir par infiltration, tout en permettant une alimentation et une reconstitution des nappes phréatiques.”
Comme une partie du Pilat verse vers la
Loire, J.-M. Hauth et ses alliés les plus persévérants ont réussi à convaincre l’Agence de l’eau Loire-Bretagne de financer, à hauteur de 50 %, une “Étude de la réactivation des réseaux d’écoulement des biefs du Pilat”. Cette participation financière de l’Agence serait une subvention attribuée au Pôle de l’eau de Saint-Étienne qui pourrait être le maître de l’ouvrage... Mais dans son courrier, l’Agence rappelle qu’il ne vaut pas décision d’attribution et que cette dernière est soumise à la présentation d’un plan de financement au conseil d’administration de l’Agence. Encore un espoir bien tempéré à manier avec prudence, compte tenu des délais de réflexion et de concertation entre le Pôle de l’Eau et le PNR du Pilat.
Même si cela n’est pas actuellement accompagné d’un financement, l’initiative du Cemagref est peut-être beaucoup plus intéressante à terme. Les chercheurs du centre de recherche appliquée du génie rural et des eaux et forêts ont organisé à Lyon une réunion préparatoire à un projet de recherche scientifique sur le “Ralentissement Dynamique” de l’écoulement de l’eau – bien entendu. Pour les hydrologues vétérans et burinés des anciens services régionaux de l’aménagement des eaux, des services hydrologiques centralisateurs et autres services d’alerte des crues, ces deux mots associés ont quelque chose d’antinomique et rappellent quelque peu l’invention de l’eau tiède : il est bien temps, après quatre décennies de remembrement rural brutal, d’élimination souvent totale des haies et talus, de recalibrages rectilignes des cours d’eau, de drainage des moindres fonds humides, de se poser des questions élémentaires.
Le ralentissement du ruissellement pluvial pour limiter les crues n’est pas une panacée nouvelle et les inondations datent de bien avant les nouveaux types d’occupation du sol et de la refonte générale des paysages agricoles.
Par ce projet de recherche, le Cemagref va permettre de tirer les leçons des erreurs passées, de pousser les aménageurs de tout poil vers une philosophie de gestion globale de l’eau, de développement durable, et forcément de réaménagements plus appropriés des espaces naturels, ruraux et aussi périurbains.
À côté des équipes scientifiques et des partenaires du Cemagref, des DIREN, de laboratoires spécialisés, Jean-Marc Hauth a été le seul invité extérieur à exposer son principe, sa méthode et les objectifs à atteindre.
Est-ce pour lui le début d’une reconnaissance – non pas de compétence scientifique bien qu’il puisse indiscutablement y prétendre – mais d’un choix de gestion des ressources qui fait la part de l’avenir ? Est-ce que cette reconnaissance va enfin lui permettre de vivre matériellement de cette idée que sa ténacité a peut-être réussi à faire partager par tous les acteurs de l’eau ?
Il est trop tôt pour le dire, et ses mécomptes ont été trop nombreux, trop longtemps répétés pour ne pas rester circonspect. Mais comme la “loi de l’emmerdement maximum” n’est pas univoque, après les années de galère, il se peut que Jean-Marc Hauth soit autrement récompensé que par la seule Fondation de Nicolas Hulot. C’est du moins ce qu’il faut lui souhaiter en continuant à faire connaître sa démarche et à favoriser son application.
Pour mieux connaître et partager son approche d’une gestion globale de l’eau, on peut joindre Jean-Marc Hauth à Saint-Chamond (42400). Quant aux animateurs du projet Ralentissement Dynamique, ce sont principalement Guy Oberlin et Christine Poulard au Cemagref de Lyon.
NDLR :
La gestion globale de l’eau n’exclut pas une autre approche et une justification complémentaire des biefs, celle du tourisme. Sur cet aspect, on se reportera avec intérêt à l’article d’Emmanuel Reynard paru dans l’EIN n° 213, sur la “Réhabilitation de canaux d’irrigation de montagne à des fins touristiques – l’exemple des bisses du Valais (Suisse)”. Un autre exemple de gestion globale de l’eau – et de l’énergie – grâce à un réseau de canaux de montagne est celui des “levadas” de Madère (voir l’EIN n° 202). Actuellement, la Chambre d’Agriculture de l’Ardèche mène une étude de réhabilitation du patrimoine des “béalie”.