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Histoire d'eau : Les traditions métallurgiques de la vallée de la Fure

28 juillet 2000 Paru dans le N°233 à la page 68 ( mots)

Il y a des lieux que la nature semble avoir privilégiés pour que l'histoire s'empare d'eux et renouvelle de siècles en siècles leur intérêt pour l'humanité. Le bassin versant de La Fure est l'un d'eux. Constitué pour l'essentiel du Lac de Paladru et de son exutoire de 25 kilomètres, La Fure, qui apporte son tribut d'eau à l'Isère à l'aval de Rives, il n?a rien de ceux prestigieux du Nil ou de l'Euphrate. Pourtant, des activités humaines pionnières et élaborées y ont laissé des traces étonnantes depuis presque cinq millénaires.

Il semble que ce soient d’abord les rives du lac, offrant un dégagement forestier, qui ont attiré un groupe de pasteurs-agriculteurs qui se sont sédentarisés là, puisque l’on a retrouvé des traces d’habitat construit et des vestiges de récoltes de produits agricoles et de leurs récipients remontant à environ 2700 ans avant J.-C.

L’excellente conservation des vestiges, grâce à leur rapide submersion, a permis de reconstituer la grande maîtrise que ces colons du Néolithique avaient du travail du bois et du silex, de la poterie, du cuir et des fibres végétales, mais aussi d’une agriculture et d’un élevage déjà élaborés.

La remontée du niveau du lac, après cette période du Néolithique à l’âge du Bronze, n’a pas permis de reconstituer une continuité avec l’Antiquité gauloise et romaine au bord du lac ; mais, dans un proche voisinage, des fouilles révèlent une puissance économique et culturelle gallo-romaine (Virieu, Saint-Romain-de-Jalionas, etc.).

Il faut attendre l’an Mil pour que le niveau du lac baisse de nouveau suffisamment et qu’émergent des zones littorales dégagées permettant de nouveau une installation humaine facile à protéger entre terre et eau. C’était un groupe de « Chevaliers-paysans de l’an Mil » (voir L’EIN n° 222) qui occupa le site de Colletière près de Charavines d’environ 1005 à 1035 où le lac a de nouveau établi un niveau

élevé qui submerge le site et le préserve de l’oxydation aérienne pour le plus grand bonheur des archéologues. Cette conservation en milieu réducteur a permis une collecte d'une richesse historique exceptionnelle qui éclaire cette période obscure du Moyen Âge faute d'autres documents tangibles.

De nouveau, le niveau élevé du lac dissuade l’occupation du site. Le XIᵉ siècle et les suivants sont marqués par une occupation humaine utilisant plutôt les reliefs pour se protéger des agresseurs. C'est l’époque des « mottes », buttes remodelées, fortifiées par des rehaussements de terre et de bois, où naît le pouvoir féodal local qui aura sa pleine expression dans les châteaux et donjons de pierre qui succéderont à ces fortifications terriennes. C’est aussi dans ces premiers siècles du 2ᵉ millénaire chrétien que se développe la force hydraulique qui a très vite de multiples applications. Les moulins vont s'installer sur les rivières de ce Bas-Dauphiné, qui n’est pas encore la France, comme la Bourbre et la Fure, exutoire du lac de Paladru. Justement, les trouvailles sous-lacustres au site de Colletière montrent que les chevaliers-paysans de l’an mil savaient parfaitement fondre et forger le fer, voire l’acier et maîtrisaient l’étamage. Mais leurs bas fourneaux, leurs forges et leurs creusets ne fonctionnaient qu’à la force humaine.

S'il est encore impossible de dater l’origine des premiers moulins de la Fure et des traces primordiales de son aménagement hydraulique, on peut penser que son orographie en a fait sans doute très tôt un site privilégié, quand on voit son parcours et son environnement industriel actuel. De la sortie du lac de Paladru à la confluence avec l’Isère, la Fure n’a que 25 kilomètres pour 300 mètres de dénivelée, soit en moyenne 12 m par km, ou une pente de 1,2 %, ce qui est considérable : si l'on imagine que chaque moulin se contente d’une chute d’eau de 3 à 4 mètres, cela permettrait en théorie de répartir plus de 66 moulins sur les 22 km du lac au débouché dans la plaine alluviale de l’Isère à Fures. Dans la réalité, cela n’a pas dépassé un tel équipement moulinier avant le milieu du XIXᵉ siècle, à la fois faute d’avoir cette dénivelée régulièrement répartie et de bénéficier toute l'année d’un débit d'eau suffisant. De plus, les ateliers métallurgiques utilisant une soufflerie de type « trompe dauphinoise » exigeaient une chute d’au moins 5 mètres.

Dans leur ouvrage*, Michel Colardelle et Éric Verdel rappellent en effet qu’« Aujourd'hui régulé par un système de vannes aménagé en 1865 pour alimenter sans discontinuité les industries installées en aval, le régime hydraulique du lac a connu dès l'origine de grandes variations. C'est que le lac de Paladru (...) fonctionne comme un pluviomètre. Il ne bénéficie que de l’apport pluvial d’un bassin versant réduit de 1000 hectares. En revanche, peu profond, le lac, qui a une superficie de 400 hectares, subit une forte évaporation due à la chaleur et au vent. Les spécialistes estiment ainsi que cette évaporation représente un volume d’eau deux fois plus élevé que le volume moyen évacué par l’exutoire qu’est la Fure (1000 l/s en moyenne). »

Ces restrictions naturelles de débit sur l’exutoire du lac expliquent, selon Éric Verdel**, que « L’implantation des anciens ateliers artisanaux dans la vallée de la Fure ne doit rien au hasard. Tous sont installés dans la partie de la rivière où les eaux sont les plus abondantes, c’est-à-dire en aval de Rives, après sa confluence avec le Réaumont. Ils sont aussi dans les zones où la pente importante permet d’obtenir des hauteurs de chute appréciables avec des longueurs de canaux minimales. À cet égard, Alivet est le mieux pourvu, où la canalisation naturelle de la rivière par une gorge a, semble-t-il, constitué un facteur déterminant comme à Rives et Fures. À l’époque Moderne, on préfère construire les artifices aux confluents car l’apport d'eau provoque une accélération du courant propice au bon fonctionnement des roues (Woronoff D., 1984). À défaut, les installations se font dans les vallons encaissés où l'on peut construire des retenues à moindre frais (elles sont de longueur réduite) et d’une plus grande efficacité. Ces deux choix expliquent la concentration des martinets dans la partie aval de la rivière, depuis la confluence du Réaumont à Rives et dans le vallon de Renage-Tullins, plutôt que dans la partie amont où la vallée est beaucoup plus large, sans apport de ruisseaux notables.

Enfin la présence de voies de communication a joué un rôle primordial. Tout d'abord la navigation sur l’Isère depuis Goncelin a permis un approvisionnement aisé en matière première (minerai de fer d’Allevard) et fourni un débouché pour les produits finis en direction de la moyenne vallée du Rhône, la Provence et le Languedoc (...).

Les comptes de châtellenie de la première moitié du XIVᵉ siècle indiquent que sur les trois sites majeurs de Rives, Alivet et Fures les éléments habituels de la seigneurie banale sont déjà en place (moulins, pressoirs, etc.), et que s’y adjoignent des installations plus directement liées à l’artisanat, comme le battoir à chanvre, le gauchoir à drap ou foulon, la scie à eau puis le martinet à fer. S’il est probable que la construction des moulins et des pressoirs a suivi de peu celle du château au cours du XIᵉ ou au début du XIIᵉ siècle, il reste toutefois difficile d’établir une chronologie fine pour tous les équipements artisanaux. Fort heureusement, ceux du fer sont bien datés.

(9) « Chevaliers paysans de l’an mil, au lac de Paladru » par Michel Colardelle et Éric Verdel ; Éditions Errance, 7 rue Jacob, 75006 Paris – ISBN 2-87772-076-4, 1993, 150 F TTC – Distribution Livredis.

[Photo : Prise d'eau en « L » sur la Fure à la Pérollerie.]
[Photo : Les anciennes forges Rival sous la maison-forte d'Hurtières.]

Les anciennes forges Rival

L'ensemble des études menées dans les Alpes françaises ou les Pyrénées n’ont pas mis en évidence l'emploi de la force hydraulique pour le traitement du minerai et la forge avant le début du XIVᵉ siècle (...). Les comptes de châtellerie de Beaucroissant montrent que le martinet d'Alivet est entré en fonction en 1338 et celui de Rives en 1343.

On pense souvent que le martinet désigne uniquement le marteau hydraulique des dinandiers. E. Verdel rappelle que « le mot “martinet” est un terme générique désignant un atelier métallurgique construit au bord de l'eau et utilisant sa force motrice. Il s'agit soit de hauts fourneaux pour réduire le minerai de fer, soit de forges pour fabriquer des objets en fer. La force hydraulique est utilisée pour mouvoir mécaniquement les marteaux et la soufflerie. Dans la vallée de la Fure, on rencontrait surtout des hauts fourneaux de réduction de minerai de fer ou de fabrication d'acier dotés de souffleries actionnées hydrauliquement. Cette dernière méthode, dite de la “trompe dauphinoise”, plus efficace et particulière aux Alpes et aux Pyrénées durant la première moitié du XIVᵉ siècle, s’est répandue plus tard dans le reste de l'Europe. Avec une chute d’au moins cinq mètres de hauteur, la “trompe dauphinoise” envoyait un courant d'eau dans une conduite verticale en bois à la sortie de laquelle un rétrécissement créait une dépression aspirant l'air. Les composants air-eau étaient ensuite séparés à la base de l'appareil et l'air dirigé vers le foyer. Ce dispositif permettait d’obtenir une température plus élevée et plus régulière. Au sens strict, un martinet de forge est “un lourd marteau dont le manche pivote sur un axe d’oscillation ; la machine est mue, au moyen de cames, par un arbre que fait tourner une roue de moulin (...) ».

À partir du milieu du XIVᵉ siècle, il est certain que le seigneur détenteur des droits d’eau ne participe pas à l’investissement. Il se contente d’alberger (louer) le riverage et l'usage de l'eau à des personnes privées qui assurent à la fois le financement et le fonctionnement de l’installation, moyennant un cens annuel (...).

Le développement de la métallurgie dans la vallée de la Fure est aussi directement lié aux mesures prises par Humbert II qui interdisait en 1339 l’usage du bois et la fabrication de charbon en amont de Grenoble (Valbonnais, 1722). Cette ordonnance révèle l'inquiétude des propriétaires forestiers (dont le Dauphin lui-même !), confrontés à la consommation de plus en plus importante de bois et de charbon de bois (...). La construction d’ateliers métallurgiques le long des cours d'eau affluents de l'Isère à l'aval de Grenoble (dont la Fure et la Morge) résulte donc aussi de dispositions “environnementales”...

Après avoir abandonné au passage bien des informations passionnantes, il faut passer à l’essor de la vallée au cours de l’Époque Moderne (du XVIᵉ siècle à 1750) : la spécialisation de la production d’armes blanches autour de Rives semble se faire au cours du dernier quart du XVe siècle. « Ce redéploiement, qui a fait la fortune et la renommée de la vallée pendant deux siècles, est dû à la conjugaison de plusieurs facteurs favorables. Le premier est probablement une tradition, des savoir-faire et une réputation déjà acquise au Moyen Âge avec les “espées de Clermont”. Mais ce sont aussi les guerres d'Italie (...) qui ont ouvert un nouveau marché. Il faut encore citer les nouvelles techniques de fabrication des épées et des arquebuses, importées de Lombardie, des infrastructures en place et les atouts de la rivière qui sont systématiquement utilisés à l’Époque Moderne (...). Enfin, il ne faut pas oublier l’approvisionnement en matières premières et les transports (...) et Rives se trouve sur une des voies les plus fréquentées de la région en direction de Lyon [dont] l’essor et l’activité capitalistique de ses marchands ont aussi joué leur rôle dans ce développement, grâce à un apport d'argent, un accroissement de la demande et l'organisation du marché ».

Le statut social des investisseurs et des artisans métallurgistes évolue largement au cours de cette période.

À partir de 1640, la crise affecte les épéeries de la Fure et de la Morge et les maîtres épéiers se réorganisent et certains vont se reconvertir dans la production d’acier. « La fabrication des épées s'est interrompue à la fin du XVIIᵉ ou au tout début du XVIIIᵉ siècle, sous l’effet conjugué de la crise économique, qui frappe alors la production et la vente des fers dans tout le royaume, et de la concurrence de plus en plus forte de Saint-Étienne dans la Loire ». Les tentatives de maintien de la manufacture des épées en Dauphiné « restent sans suite et c'est la taillanderie qui se développe alors, transformant une partie des aciers produits ».

Une technique particulière de fabrication de l'acier, à partir de la fonte, semble avoir été spécifique à la vallée. Mais à partir de 1750, les gains de productivité n’amènent plus à une production économique et concurrentielle ni à une qualité sûre, « lorsque les sidérurgistes anglais trouvèrent le moyen de fabriquer de l’acier en décarburant la fonte dans un four à réverbère avec du coke (...). Les aciers “anglais” de qualité sensiblement équivalente, mais moins chers, allaient remettre en question les débouchés. Certes, la transformation locale [taillanderie d’outillage agricole] subsistait encore car le prix du transport grevait lourdement les approvisionnements lointains ». Mais d'autres facteurs défavorisant l’activité locale, dont un traité de libre-échange entre la France et l’Angleterre en 1786, ne faisaient « qu’hypothéquer un peu plus l’avenir de la métallurgie rivoise ».

La Révolution et le 1er Empire ne vont pas créer les conditions d’un redéploiement

politique, économique et technique qui sorte du marasme les forges de la Fure, qui resteront à l'écart de la « révolution industrielle ». L’archaisme technique est d’autant moins surmonté que l’approvisionnement en charbon minier ou en coke est lointain et coûteux. L’autosatisfaction des sidérurgistes rivois sur la qualité de leur acier n’est pas non plus un facteur de révolution technique face au développement de l'industrie sidérurgique des bassins de Saint-Étienne et du Creusot.

« La révolution qui consiste à adopter les procédés anglais est introduite par l’aciériste Blanchet à Fures en 1842, puis par Adolphe Gourju à Bonpertuis en 1859. » Elle entraîne une réorganisation des autres équipements en fours à cimenter et à réchauffer et en laminoirs. Cette réorganisation relance la taillanderie qui s’industrialise aussi. D’autres s’orientent vers les fournitures mécaniques aux papeteries qui se sont développées localement. Ces spécialisations relancent fortement l’activité et le paysage industriel de la vallée change complètement. L’utilisation du réseau hydraulique est optimisée. « Un renouveau hydraulique et d'autres installations sont donc nécessaires. Ce sera réalisé d’une part avec la création du Syndicat des Usiniers et par l’apparition des turbines d'autre part. Les difficultés dues à la gestion des eaux de la Fure ne dataient certes pas du milieu du XIXᵉ siècle, mais la multiplication des roues (200 vers 1850) ne faisait que les amplifier. À la fin des années 1850, une succession de crues détruit la plupart des équipements construits au fil des ans par les divers usiniers. (…) Un projet de régulation des eaux de la Fure est mis au point au début des années 1860. » Son agrément en 1865 permet de modifier les installations hydrauliques depuis le vannage de la sortie du lac de Paladru. Économie et réutilisation de l'eau sont déjà à l’ordre du jour. Par ailleurs, les roues de moulin ont évolué et comportent de plus en plus de pièces métalliques. Le « béal » d’alimentation en bois est aussi remplacé par une goulotte en tôle d’acier.

Bien que les turbines hydrauliques, dix fois plus puissantes, soient connues depuis au moins 1830, ce n’est qu’en 1886, à l’initiative des papetiers, que la turbine hydroélectrique apparaît dans la vallée. C'est une révolution industrielle, associée au libéralisme tout neuf qui touche alors l’économie locale, sonnant la fin des « maîtres de forges » remplacés par un nouveau type de dirigeants, techniciens et gestionnaires progressistes et avisés.

Aujourd’hui, après deux guerres et les crises économiques de ce XXᵉ siècle finissant, l’électrométallurgie, qu’avait enfantée l’hydroélectricité, perdure. Elle assure encore la fabrication d’aciers spéciaux qui ont fait le succès de la sidérurgie alpine pour une clientèle dont les besoins ne sont pas satisfaits par les grandes aciéries. Jusqu’à la décolonisation, la taillanderie a bénéficié de la demande d'outils ruraux d'un marché protégé que la mécanisation n’avait pas encore touché. Le glas des petites unités métallurgiques de la région alpine commence à sonner à la fin des années 1970. La plupart ont aujourd'hui disparu ou ont été rachetées par les plus grandes, qu’il s’agisse des forges, des taillanderies ou des ateliers de mécanique. « Les conséquences de la crise en termes d'effectifs sont plus difficiles à appréhender car, bien que la tendance à la diminution ait été partout sensible, la création de sociétés de services l’a compensé en nombre brut d’emplois. » Certaines entreprises ont su se créer des niches de marché, sur des produits spéciaux ou sur un service d’ensemblier, par exemple pour la papeterie. La « jardinerie » en grande distribution a relancé aussi la production d’outillage à main et mécanique.

Il n'est pas nécessaire d’être spécialiste pour voir, par ce survol trop rapide de dix siècles d’histoire de la modeste vallée de la Fure, que le facteur dominant du développement industriel et socio-économique a très longtemps été la ressource hydraulique, suivie de près par le transport fluvial, seul moyen de transport lourd avant le chemin de fer. Aujourd'hui, ce sont d’autres critères socio-économiques et environnementaux qui nous gouvernent, mais l’eau, en qualité et en volume, en est toujours un facteur déterminant. L’histoire continue…

Jean-Louis Mathiew

[Photo : Témoignage du paternalisme industriel fin du XIXᵉ siècle : Petite Guillonnière à Renage.]
[Photo : Une autre vue de la chute de la Fure à Alivet avec l’usine électrique et des bâtiments industriels des dix dernières décennies.]
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