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Histoire d'eau : Les sources d'Hercule : Deneuvre, Meurthe-et-Moselle

30 octobre 1997 Paru dans le N°205 à la page 69 ( mots)

L?archéologie multiplie les témoignages de la dévotion pour les sources, les rivières, les fleuves et même les lacs en Gaule romaine. Bien que les Gaulois n?aient pas l'exclusivité de cette pratique, ce culte de l'eau apparaît plus fort en Gaule que dans les autres provinces de l'Empire romain. Ce serait une caractéristique de la religion celtique qui s'exprimerait avec le visage - le masque - d'une divinité romaine.

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[Photo : Maquette représentant le sanctuaire à la fin du IIᵉ siècle]

Il ne s'agit pas d'un culte naturaliste, l'eau est honorée pour le dieu qui se révèle et qui agit par son intermédiaire. L’eau sort de la terre à laquelle toute chose revient et de laquelle toute chose provient. La source figure à la fois l’entrée de l’enfer et le don de la vie. La présence d’eau est un signe manifeste de la puissance divine, d’où le fait que sources, fontaines et toutes les eaux vives, même loin de leur jaillissement, relèvent du sacré.

L’importance de ce culte de l’eau se traduit par la multiplicité des découvertes archéologiques autour des sources, aménagées ou non. La principale pratique rituelle qui nous soit connue est donc le dépôt d’offrandes dans ou à côté d'un point d'eau : monnaies, poteries, bijoux, fruits dont quelques coques, pépins ou noyaux ont subsisté, sculptures sur bois, sur pierre...

Ces rites appartiennent au domaine de la religion et non à celui de la magie. S'ils étaient magiques, ils se suffiraient à eux-mêmes. L’eau permet le contact entre le fidèle et la divinité et c’est la divinité qui importe. Le parcours du fidèle dans un sanctuaire de l'eau comporte plusieurs séquences. Le dévot se purifie par ablution ou affusion. Il peut alors présenter au dieu sa demande et effectuer une offrande pour rendre les puissances divines favorables. Si la prière adressée au dieu est

[Photo : Situation du site de Deneuvre]

Exaucée, le croyant dépose alors un ex-voto, c’est-à-dire une offrande en remerciement du bienfait obtenu. Sans inscription, il est impossible de faire la différence entre l’offrande avec l’espoir d’obtenir la grâce demandée et l’ex-voto, acquittement d’un engagement pris avec la divinité.

Enfin, pour lever une ambiguïté, si nombre de sanctuaires de l’eau sont guérisseurs, un aménagement religieux autour d’un point d’eau ne traduit pas obligatoirement une fonction curative. Les propriétés thermales reconnues aujourd’hui ne constituent pas un critère : ce qui importe c’est que les pèlerins antiques l’aient cru. Seul un texte précis ou un ex-voto thérapeutique, c’est-à-dire anatomique présentant une partie du corps malade, signalent un sanctuaire guérisseur avec son cortège de pratiques spécifiques : immersion, absorption. En cas d’usage thermal, l’intervention divine et la cure ne peuvent être dissociées.

Le sanctuaire d’Hercule à Deneuvre qui constitue une entité remarquable illustre ces données et soulève quelques interrogations.

À une soixantaine de kilomètres au sud-est de Nancy, le village actuel de Deneuvre est installé sur un promontoire qui domine la vallée de la Meurthe et Baccarat, la cité du cristal.

C’est l’un des premiers contreforts des Vosges. Le calcaire du plateau lorrain y cède la place à une bande de grès à voltzia très localisée qui annonce le grès vosgien.

[Photo : Reconstitution du sanctuaire tel qu’il était vers le milieu du IVᵉ siècle]

Les fouilles du XIXᵉ siècle et les découvertes ponctuelles contemporaines ont livré des informations fragmentaires : Deneuvre apparaît à l’époque gallo-romaine comme une grosse bourgade bien reliée aux grands axes de communication et desservie par la vallée de la Meurthe, couloir de circulation. La découverte de monnaies, de verre et de sigillée (céramique de luxe) importés indique une intégration à l’économie monétaire de l’Empire romain. L’agglomération antique développe des activités artisanales, ateliers de potiers, travail de la pierre, du bois. Rien ne laissait prévoir le sanctuaire exceptionnel que les fouilles de 1974 à 1986, sous la direction de Gérard Moitrieux, allaient révéler au sud du village actuel, à l’extérieur de la bourgade antique.

En mai 1974, Monsieur Antoine Blaise entreprend de creuser un puits sur les indications d’un sourcier dans l’un de ses prés. Après de nombreuses pierres apparaissent l’eau et… le socle d’une colonne. La Société d’Archéologie de Deneuvre agrandit le sondage et découvre la première stèle d’Hercule. Les campagnes archéologiques vont mettre au jour le cœur même d’un sanctuaire de sources, dédié à Hercule. Sur moins de 400 m², le sanctuaire englobe deux vallons, chacun avec une source et leur confluence. L’organisation du site, déterminée par le relief marqué, n’évoluera guère. L’aménagement initial au milieu du IIᵉ siècle est modeste : trois bassins quadrangulaires en planches sont installés dans le sol vierge, une argile rouge du Buntsandstein. Une argile bleu-turquoise assure l’étanchéité, aucun clou ne renforce le montage. Deux cuveaux sont montés en série sur la même source. Des canalisations en billes de chêne forées relient les bassins, puis assurent l’évacuation de l’eau vers un fossé au nord.

La fin du IIᵉ siècle est marquée par une forte expansion du sanctuaire. Sur une dizaine d’années, les structures en bois sont remplacées par des bassins en pierre. Deux sont transformés in situ, le troisième est déplacé sur le griffon de la source. L’ensemble acquiert une certaine monumentalité : deux bassins sont protégés par un toit de tuiles supporté par quatre colonnes monolithes. Et apparaît ce qui singularise Deneuvre : les ex-voto en grès voltzia représentant Hercule.

Si la figuration du dieu avec la massue et la peau de lion ne laisse guère de doute quant à son identité, les inscriptions confirment qu’il s’agit bien d’Hercule et d’ex-voto.

Périodes d’abandon et de faste alternent au IIIᵉ siècle. Le mur

[Photo : Reconstitution du sanctuaire tel qu’il était vers le milieu du IVᵉ siècle avec le détail de la charpente]
[Photo : Reconstitution du bassin d’émergence n°3]

sacré des ex-voto qui encerclent les bassins s’enrichit. Sous le règne de Constantin le Grand (306-337) le sanctuaire est remis en état et fonctionne honorablement jusque vers 375 où le site est systématiquement détruit. L’abandon du site est alors total, bien que la bourgade voisine soit encore en activité. Cette destruction s’avère providentielle car l'eau divague entre les stèles renversées, une couche de tourbe se forme et met littéralement le sanctuaire sous scellés. Les archéologues ont exhumé le site comme « au lendemain » de sa destruction.

Plus d’une centaine de stèles d’Hercule ont été individualisées, de soixante centimètres à plus de deux mètres de haut, toutes en grès à voltzia. Ce sanctuaire rural a drainé une clientèle variée que les offrandes laissent apercevoir : petites gens (ex-voto en forme de graffiti sur fragments de tuile), cultivateurs (clochettes), militaires (médaillons)… et des fidèles aisés qui pouvaient offrir une statue. À la fin du IIᵉ siècle, une stèle moyenne coûte l’équivalent de la solde annuelle d’un centurion (officier commandant une centaine d’hommes). Le voisinage immédiat ne pouvait suffire à renouveler ces généreux donateurs, la réputation du sanctuaire devait attirer des pèlerins venant d’assez loin. Quel dieu venaient-ils implorer dans cette bourgade certes accessible mais tout de même éloignée des grands centres ? Les stèles nous présentent un dieu très classique.

Hercule, le plus célèbre des héros grecs Héraclès, a été aussi le plus vénéré comme héros et comme dieu à travers le monde antique. Massue et peau de lion évoquent les Douze Travaux, mythe simple propre à frapper l’imagination populaire. L’essentiel des valeurs reconnues à Hercule, dieu romain, découle de sa lutte victorieuse contre les dangers qui menacent l’homme. Tueur de monstres, il protège l’humanité des épidémies, des fléaux naturels, il dispense l’abondance, apporte la chance, procure la réussite en affaires, fait fructifier les champs. Il a surtout triomphé des puissances de la mort puisqu’il est descendu aux Enfers et qu’il en est revenu. Sa personnalité très riche qui évolue dans le temps et reste ainsi en accord avec les mentalités, fait de lui un dieu accessible à tous : il peut être perçu comme le héros truculent, toujours prêt à prendre la défense des faibles, surtout de jolies princesses. Ses aventures possèdent un sens plus sérieux : le mythe d’Hercule c’est le triomphe de l’homme sur lui-même. Symbole de la destinée humaine, il se dépouille de son enveloppe mortelle sur le mont Oeta pour devenir dieu et donne à ses disciples l’espoir d’une vie après la mort.

Dans le naufrage des dieux antiques, Hercule survit seul dans notre mémoire collective sous l’image d’un surhomme troussant les filles entre une bagarre et une beuverie. Nous avons oublié que c’est un dieu du salut qui a donné à l’homme une raison d’espérer après la mort.

Cet aspect du culte d’Hercule est vraisemblablement la raison de la destruction systématique que l’on peut imputer à la première communauté chrétienne de Deneuvre. Certains chrétiens des premiers siècles se sont émus des analogies entre la vie d’Hercule et celle du Christ : un père divin, maître de l’univers, une mère mortelle, un bébé qui échappe à la mort, la tentation, Hercule purifie la terre de ses monstres, le Christ prend sur lui les péchés du monde, une mort acceptée suivie de l’apothéose. D’autres chrétiens au Moyen Âge, à la Renaissance en quête de symboles préfiguratifs feront d’Hercule une réplique païenne des personnages de l’Ancien Testament interprété comme une préfiguration du Christ. Si la vénération d’Hercule près de sources thermales chaudes est bien établie en Grèce, elle est rare en Occident romain. À Deneuvre, ses figurations traduisent une romanisation marquée. Sa présence comme dieu principal d’un sanctuaire de sources donne envie de lui attribuer une activité de guérisseur. En dépit d’une vingtaine d’inscriptions, aucun vœu n’est précisé, apparaît une seule fois l’expression « pro salute » qui correspond au bien-être d’une manière générale.

[Photo : La statue d’Hercule (milieu du IIᵉ siècle)]

Les sources toujours en activité interdisaient toute présentation sur place. Aussi, le sanctuaire a-t-il été restitué dans un bâtiment spécifique au centre du village. Le visiteur longe le mur de statues où se répète la figure du dieu jusqu’aux bassins où frémit l’eau vivante, essentielle. La structure matérielle d’un pan de la religion gallo-romaine devient accessible, l’homme d’aujourd’hui retrouve le cheminement des pèlerins antiques.

Et le rêve demeure : quelles espérances agitaient les fidèles venus autrefois implorer Hercule ?

Annette Laumon

Crédit photos : M. D. Joannès

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