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Histoire d'eau : Les radeliers de la Durance

30 novembre 1999 Paru dans le N°226 à la page 68 ( mots)

La ?société des loisirs' de notre fin de siècle a particulièrement développé les sports aquatiques. Partout, l'été, ce n?est que canoëkayak, hydro-speed et rafting. La Durance et ses affluents constituent l'un des champs d'exercice privilégiés de ces sports d'eau vive, sans oublier le canyoning sur nombre de ses affluents.

Ceux qui pratiquent ces sports hardis avec des équipements adaptés et sûrs et un encadrement de moniteurs spécialisés, n’imaginent pas quels prédécesseurs ils ont eu. Quelle vie de risques et de moyens sommaires ils menaient pour naviguer sur cette rivière torrentielle, impétueuse, et pour des raisons qui n’avaient rien de gratuites et de ludiques.

Bien que largement assagie par des barrages et des aménagements hydrauliques, la Durance n’a toujours pas l’air d’une rivière flottable, encore moins navigable. Elle le fut pourtant, flottable. Flottable, cela signifiait que son cours permettait le transport de bois, de ces grandes grumes destinées à la construction navale. Mais à la différence des rivières, lacs et fleuves finlandais et canadiens, sur la Durance comme sur les autres cours d’eau français, on ne lançait pas les troncs au fil de l’eau. Ils auraient eu tôt fait de former des embâcles sur le premier haut-fond ou le premier rocher rencontré, surtout à l’approche de la saison des basses eaux. C’est que la Durance, comme la Loire, ou même le Rhône, avait un lit capricieux, changeant à chaque crue. Quant aux autres, plus sages comme la Seine, la navigation qui s’y pratiquait excluait que l'on y lâche des troncs au gré des courants au risque de heurter des bateaux ou briser des pontons, des piles de ponts ou des bacs.

Mais passons la parole à l’instigateur de la renaissance des radeliers, à ce révélateur passionné d'un métier dont la grande Histoire a oublié le rôle économique vital, Denis Furestier. Voici par quel rappel ému, le président de l’Association des Radeliers de la Durance ouvrit la 11ᵉ Rencontre Internationale des Flotteurs et Radeliers, dont il était aussi Président du Comité d’organisation. C’était à Embrun, le 4 juin 1998.

« Du Moyen Âge à l’ère industrielle de la fin du XIXᵉ siècle, le bois était le maté- »

[Photo : Rafting estival à Châteauroux, sur la haute Durance : se faire peur sans grand risque.]

Rivau le plus utilisé et indispensable à toutes les formes de vie sociale, économique et militaire.

Les moyens d’accès par voie de terre n’ont pas permis de manière satisfaisante, jusqu’au XIXᵉ siècle, le transport de bois à l’intérieur du territoire français. Aussi, l’homme utilisa au maximum toutes les voies d’eau à sa disposition. De cet aspect, la France a su utiliser un réseau hydrographique naturel, presque parfait, et de plus, interpénétrant à nos massifs forestiers.

Citons pour l’exemple l’Ordonnance de 1669, qui rationalisa l’utilisation des cours d’eau et forêts de France. Cette démarche voulue par Colbert avait, certes, la volonté d’organiser la gestion de la forêt, mais surtout d’approvisionner les chantiers navals de la marine royale.

L’osmose de l’eau et de la forêt permettait l’exploitation, le transport et, bien sûr, le commerce de bois. Concernant l’approvisionnement en bois des chantiers navals de la Méditerranée, la Haute Durance a toujours suscité l’intérêt de la Marine. Les forêts monastiques de Durbon et de Boscodon fournissaient le sapin et l’épicéa ; les pays de Queyras et d’Ubaye fournissaient le mélèze.

La Durance, flottable sur 260 km de Guillestre au Rhône, autorisait la descente de radeaux constitués à partir des pièces de bois liées les unes aux autres par des liens végétaux. Ce travail de fabrication, comme de navigation, était assuré par des hommes de métier nommés Radeliers. C’est effectivement sous ce nom de Radeliers que l’on trouve des références à partir du XIVᵉ siècle (même s’il est fait état de la profession dès le début du XIIᵉ siècle). Le dernier témoignage d’un radeau sur la Durance remonte aux années de guerre de 1940.

Malgré des siècles d’existence et son aspect déterminant pour la compréhension de l’historique du bois, ce métier ne semble pas avoir retenu l’intérêt des historiens. Ce désintérêt est une des causes probables de la perte de la mémoire de cette activité millénaire.

Après l’histoire d’un constat, Denis Furestier présente l’action de sauvegarde et ses prolongements :

« Créée en novembre 1993, notre association, alors unique en France, s’engageait à travailler à la réhabilitation historique du métier de Radelier. Le choix de la forme associative en matière de recherche historique s’est révélé le plus approprié à l’obtention de résultats tangibles.

En effet, à l’origine de notre existence, seule une minorité de chercheurs avait connaissance de cette activité millénaire. Mais en quelques mois, nous avons réussi, grâce à la multiplicité de nos formes de recherches, comme de nos actions, à faire de notre département la mémoire de ce métier disparu.

Sur le plan national, nous sommes aujourd’hui quatre associations à travailler exclusivement au même but de réhabilitation. La Société Scientifique de Clamecy, dans la Nièvre, œuvre également à cet objectif.

En 1992, à Venise, alors que notre Association Embrunaise était encore en phase de création, je signais les statuts de l’Association Internationale des Flotteurs et Radeliers. J’engageai alors, de fait, notre future structure sur un champ de recherches et d’actions plus vaste que notre seule rivière.

Aujourd’hui, l’Association Internationale des Flotteurs et Radeliers nous confie

(1) Riortes, réortes ou lieures, en coudrier, saule ou verne. En Allemagne et dans les pays du Nord, les plus souples branches de sapin ou d’épicéa servaient aussi de liens.

[Photo : Après le liage des troncs, le liage d’une traverse de rigidité.]
[Photo : Gros plan sur le liage de la traverse.]

L'organisation des XIᵉ Rencontres, qui regrouperont 500 congressistes d'Europe et d’Amérique du Nord. Celles-ci seront un extraordinaire événement en l’honneur de notre histoire locale et régionale. Elles seront aussi un moyen dynamique d'impulser au niveau national d'autres initiatives similaires. (...)

« En 1888, la Durance avec ses 256 km ouverts aux radeaux, entre St Clément (Hautes-Alpes) et le Rhône, était de loin la plus longue des rivières de France à être classée flottable. Pour être précis, il faut rajouter le port de Gaboyer, ou Pont Rouge, sur le Guil et St Clément. Cette partie de rivière était descendue par des radeaux de mélèzes et sapins, souvent à destination de Toulon ou Marseille. Une commande de bois de 1718 en atteste. Un accident de radeau le 20 juin 1656, puis un vol de radeau en 1680 confirment l'utilisation du Bas Guil pour le flottage en radeaux [d'après les documents cités par Denis Furestier, l'Ubaye et le Buech, autres affluents de la Durance, avaient aussi leur partie aval flottable]. La deuxième particularité de la Durance est sa rapidité, laquelle n’est pas sans conséquences sur l'aspect technique de la navigation. Par son dénivelé et son apport conséquent en eau de fonte, la Durance est classée malgré la longueur de son cours en rivière à régime torrentiel. Il faut cependant faire la différence entre la Haute Durance, très rapide et étroite, et le reste du parcours qui après Sisteron devenait un peu moins rapide et plus large. À partir de Mirabeau le lit de la Durance en période de forte crue pouvait atteindre au XIXᵉ siècle jusqu’à 2 km de large.

Cette particularité posait des problèmes de navigation délicats à résoudre. Il est bien évident que la largeur du lit de la Durance permettait des changements de direction importants aux différentes veines d'eau. Après chaque grosse crue, il fallait être vigilant pour observer d’éventuels changements de direction occasionnés par des déplacements de gravières. En 1826, un document indique aux radeliers une vingtaine de passages à suivre pour naviguer entre St Paul sur Durance et le confluent du Rhône. Ce même document leur précise les profondeurs d’eau à l'étiage sur 24 points particuliers entre Cadarache et la Digue des Aubes vis-à-vis du Rhône... La longue descente à travers des configurations différentes, n’était donc pas sans poser de problèmes et exigeait une grande polyvalence de navigation de ces navigateurs montagnards.

Parmi les nombreux documents existants sur les accidents auxquels se réfère Denis Furestier, il en présente un relatif au passage particulièrement dangereux de Sisteron, étroiture tumultueuse avec passage entre les piles d’un pont. Sur la base de sa propre expérience acquise dans des reconstitutions, il présente « les subtilités de cette navigation », avant de passer à la description technique.

« La seule force de propulsion d’un radeau est donnée par la puissance du courant, aussi tout l'art de le diriger réside dans le “placement”. C’est à dire que face à un changement de direction, le radelier placera différemment son radeau en fonction de plusieurs critères : le niveau d’eau, le débit, les mouvements d’eau, sont autant d’éléments qui seront pris en compte pour négocier au mieux la manœuvre. De plus, un même passage ne s’aborde pas de la même manière selon que le niveau soit 30 cm plus haut ou plus bas que la normale. La navigation était assurée par 2 à 4 rames [en fait des gouvernes conjointes pour “placer le radeau dans la meilleure ligne d'eau], selon le volume de bois et l’état de la rivière...

Complémentaires aux rames, quelques documents font état de perches, “bigues” ou gaffes. Cet outil était utilisé accessoirement dans les manœuvres de départ et d'accostage, ou en Basse Durance lors de... »

[Photo : L'arrière du radeau fini, avec les liens de troncs et les liens de la traverse, ainsi que les montants de la rame arrière.]
[Photo : Une autre vue de l’arrière, avant la pose de la rame et la mise à l'eau.]

décrues rapides ou de passages calmes à faible tirant d'eau.

La durée d'une descente dans des conditions optimales de navigation se situait entre 3 et 4 jours. Nos reconstitutions nous ont permis d’effectuer le trajet de Mont Dauphin à Embrun en 1 heure 40. Le recoupement des documents et de nos essais nous permettent d'établir que les 100 km de la Haute Durance pouvaient se parcourir dans une grosse journée de 14 à 16 heures. Ces fourchettes de temps sont approximatives. Les arrêts aux péages et les indispensables réparations dues à l’usure des liens ou aux chocs pouvaient rallonger ces délais.

Les radeaux étaient essentiellement constitués de sapins et de mélèzes et la majorité d’entre eux avaient 12 à 14 mètres de long. L’exception était les radeaux constitués à partir de grosses pièces réservées à la mature des gros navires de 1er et 2e rang, avec des longueurs de 16 à 18 mètres pour des diamètres de 70 à 80 cm.

Pour la fabrication des radeaux, les pièces de bois étaient jointes les unes aux autres à l'aide de liens végétaux récupérés ou achetés aux riverains. Pour un assemblage plus solide, les liens étaient passés dans des trous faits aux extrémités de chaque pièce. Des traverses étaient disposées aux extrémités du radeau pour rendre l'ensemble plus rigide. Enfin, des cavaliers métalliques, ou clameaux, pouvaient donner encore plus de rigueur à l'ensemble.

Les radeaux étaient montés à sec et pouvaient être mis à l'eau à l'aide de glissières. Les plus gros pouvaient aussi être montés en zone facilement inondable en période de crue et quatre à cinq hommes suffisaient pour monter un radeau dans la journée. Qu’ils soient gros ou petits, les radeaux étaient construits les petites pointes à l'avant. Ainsi montés, les radeaux, plus légers à l'avant qu’à l’arrière, devenaient beaucoup plus manœuvrants dans les placements.

Le flottage s’éteindra dès l'arrivée du chemin de fer dans la deuxième moitié du XIXe siècle. L’agonie sera longue et quelques radeaux seront encore aperçus dans les années 1918 et 1940 au Pont du Lauzet et de l’Archidiacre. Mais ces exemples ne signifient rien, sinon que, témoins d’un autre temps, ces radeaux étaient plus l’expression d’un sursaut dévolu aux époques de guerres qu’à la survivance d'un métier déjà disparu. Disparu, de fait, pour causes technologiques et économiques, disparu des mémoires pour cause d’amnésie historique. Laquelle se traduit aujourd’hui par une grande pauvreté de travaux sur cet objet. Heureusement, l’existence du flottage est attestée par d’assez nombreux documents d’archives propres à nous éclairer.

La France est le seul pays où la pratique du flottage n’est pas l'objet de recherches historiques officielles, et Denis Furestier est à deux doigts de convaincre les ministères de la Culture et de la Recherche de créer un Centre National de recherche historique et scientifique sur l'histoire du flottage et les étroits rapports de l'eau et du bois.

En conclusion de cette trop brève découverte des radeliers de la Durance, il convient encore de paraphraser le passionné et passionnant Denis Furestier, en disant que « l’esprit de cette histoire est de faire se connaître pour préserver ».

Pour en savoir plus sur les anciens et les nouveaux “Nautes”, Flotteurs et Radeliers de la Durance ou d’ailleurs, le Sésame est : Association des Radeliers de la Durance - Le Petit Puy - 05200 Embrun - Fax 04 92 43 63 40.

Jean-Louis Mathieu

[Photo : Le travail est récompensé pour les plus téméraires.]
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