Your browser does not support JavaScript!

Histoire d'eau : les puits artésiens

29 septembre 1995 Paru dans le N°184 à la page 105 ( mots)

Le puits arétsien de Grenelle à paris : 1833 -1841

Le puits artésien de Grenelle, à Paris

1833 - 1841

Il n’est pas de technicien de l’eau quel que soit son niveau qui n’éprouve un attendrissement en retrouvant, au hasard d’un rangement, un vieux bouquin de « Cours élémentaire de sciences naturelles », un de ces manuels scolaires fatigués par l’âge, grâce auquel naguère, par le jeu d’une imagerie appropriée, on lui a inculqué les premières bases de ce qu’il ne savait pas encore être sa future vocation professionnelle.

Entre autres : l’immortel « Principe des vases communicants », assorti de son corollaire inévitable : l’application au phénomène des puits artésiens, toujours symbolisée par une coupe de la cuvette du Bassin Parisien avec le petit jet d’eau sympathique en plein milieu du creux, à l’endroit de Paris.

Cela vous donne encore après coup des envies folles de jouer à percer des trous dans la croûte terrestre pour faire une farce et voir brusquement l’eau jaillir vers le ciel...

Mais, pourquoi « Artésien » ?

Cela, on ne l’expliquait pas tellement : c’était paraît-il tout simplement parce que les premiers de ces puits avaient été creusés en Artois, l’ancien comté flamand d’Artesie.

Renseignements pris, c’est bien vrai, mais la vérité rejoint un peu la légende quant à l’ancienneté même de ces premiers et vénérables puits. Les historiens sont tous d’accord sur le lieu : la région de Lillers-en-Artois, dans le Pas-de-Calais entre Béthune et Saint-Omer.

Selon une tradition très répandue et à laquelle beaucoup confèrent une importance historique, on prétend que le premier puits « jaillissant » aurait été foré dans l’enclos d’un couvent de Dominicains par un moine-jardinier au début du XIIᵉ siècle, en l’an 1126 très précisément. Désolé par la terrible sécheresse qui réduisait à néant ses récoltes, le père Chartreux eut l’idée géniale d’enfoncer un tuyau de bois dans le sol, et l’instant d’après l’eau se mit à jaillir.

On discute encore pour savoir si par la suite on n’aurait pas confondu 1126 avec 1526 ou 1626, mais peu importe : de toute façon la nappe d’eau de la région de Lillers est située si près du sol que tous les environs furent couverts de puits artésiens dans les siècles suivants. Une vieille plaisanterie de cette contrée raconte d’ailleurs qu’un joyeux compagnon, lorsqu’il était ivre et tombait la tête la première, faisait jaillir une source d’eau claire lorsque son nez touchait le sol...

D’après un relevé du siècle dernier du professeur Gérard Waterlot de l’université de Lille, le sous-sol du territoire de la commune de Lillers présente la structure suivante (altitude 26,20 m au-dessus du niveau de la mer) :

0 à 3 m : limon ;
3 à 6 m : sables d’Ostricourt (de couleur vert foncé, fins, perméables, en couches de 30 cm d’épaisseur, alternant avec des couches d’argile de 50 cm d’épaisseur) ;
6 à 18 m : argiles de Louvil (de couleur bleu foncé, plus ou moins sableux. Dans la partie supérieure : argiles purs, au-dessous : argiles sableux de couleur. Absolument imperméables) ;
18 à 93 m : craie blanche faillée, fortement perméable et se trouvant sous pression artésienne.

Les conduites des puits étaient en bois de saule. Dans le tronc d’un saule on taillait une poutre de 20 x 20 cm de section, et comme le cœur de saule est un bois particulièrement tendre, on peut facilement y creuser un trou de 100 mm de diamètre. Avec une sonde, on creusait alors dans le sol un trou de 250 à 300 mm de diamètre jusqu’au niveau de la craie, soit environ 18 m, les tronçons du tuyau de bois y étant disposés et hermétiquement emboîtés. Le dernier tronçon, qui ne dépassait du sol que de 50 cm environ, était entouré d’une bordure basse et maçonnée de 1,20 m de diamètre. L’eau jaillissante était puisée dans ce réservoir peu profond et presque toujours à ciel ouvert.

Tels étaient les puits artésiens, dans cette « zone artésienne » de Lillers qui forme un cercle de 10 km environ de diamètre. On peut encore y trouver de nos jours assez facilement l’eau souterraine à une profondeur relativement faible, mais les prélèvements opérés par la sucrerie de Lillers, en puits profonds, ont bien descendu le niveau de la nappe.

Multiplication des puits artésiens au début du XIXᵉ siècle

On ne peut obtenir une eau jaillissante qu’autant que l’on rencontre une couche aquifère en communication avec des réservoirs naturels plus élevés que la surface du sol où l’on fore le puits, ou se relevant et venant affleurer à une hauteur plus grande.

Les puits ordinaires sont larges ; les parois sont soutenues par un mur en maçonnerie. Les puits artésiens sont étroits ; les terres y sont soutenues par des tubes superposés.

Les anciens connaissaient l’art de forer la terre pour en faire jaillir des sources. On trouve des puits forés dans l’Asie-Mineure, en Perse, en Égypte. En Algérie, et dans le désert du Sahara, on a observé des traces de puits qui devaient être des puits à eaux jaillissantes. Depuis les temps les plus reculés, les Chinois creusent avec habileté des puits forés très profonds.

Jusqu’au commencement du XIXᵉ siècle, les procédés et les instruments ont toujours été les mêmes : ceux de l’Artois. En 1818, sur le rapport de M. de Thury, la Société d’encouragement ouvrit un concours sur les perfectionnements à apporter à l’art de forer les puits. À partir de cette époque, et grâce aux efforts de la Société d’encouragement et de la Société centrale d’agriculture, cet art fit de rapides progrès. Les mémoires publiés mirent en évidence toute l’importance des fontaines artésiennes ; aussi les puits forés se multiplièrent rapidement dans toute l’Europe ainsi qu’au Sahara, où en 1860 il existait 50 puits forés, qui créèrent autant d’oasis (Sahara oriental).

Les plus grands perfectionnements dans la technique du forage furent dus à l’ingénieur français Mulot, dont il sera question plus loin à propos du puits artésien de Grenelle, et après lui à l’ingénieur saxon King qui, adoptant et perfectionnant les procédés chinois, perça avec succès beaucoup de puits en Allemagne et réalisa à Paris le puits artésien de Passy.

L’idée d’une ressource en « eau artésienne » à Paris

Paris n’avait jamais possédé d’abattoirs avant Napoléon Iᵉʳ, et c’est un décret de 1810 qui décida de la construction des cinq premiers abattoirs parisiens, dont celui de Grenelle, qui fut construit entre 1810 et 1818.

Or cet abattoir de Grenelle manquait d’eau, et la faveur du moment étant aux puits artésiens, on eut l’idée de recourir à un forage car les connaissances géologiques que l’on possédait déjà du sous-sol parisien ne laissaient aucun doute sur le succès d’une telle conception.

On savait que, sous le sol de Grenelle, les terrains tertiaires avaient trop peu d’épaisseur pour que l’on y trouve des nappes à faible profondeur telles que celles que l’on avait pu solliciter jusque-là dans certains environs de Paris. Il faudrait traverser résolument toute la masse de craie sur laquelle reposent ces terrains tertiaires – et on en ignorait l’épaisseur – pour atteindre les argiles et les sables verts, où il devait exister à coup sûr une nappe aquifère analogue aux nappes qui jaillissaient déjà de ces mêmes sables verts à Elbeuf et à Tours.

À Tours, par exemple, on a ainsi creusé, entre 1830 et 1837, onze puits artésiens profonds de 112 à 169 mètres, dont neuf aux frais de la ville et les autres pour le compte de particuliers.

[Photo : L’ancienne fontaine monumentale du puits artésien de Grenelle, à Paris (Place de Breteuil).]
[Schéma : Entonnoirs en verre. Tube de caoutchouc. Dans 2 vases communicants A et B, la surface de l’eau se maintient sur un même niveau. Quand l’extrémité du tube C s’abaisse au-dessous du niveau de l’eau dans l’entonnoir A, un jet d’eau se produit.] [Schéma : Schéma qui montre l’alimentation des puits artésiens de Paris.]

Le Conseil municipal de Paris décida donc qu’un forage artésien serait exécuté à Grenelle, en plein centre de l’abattoir, et qu’on le pousserait jusqu’à 400 mètres de profondeur. L’adjudicataire des travaux fut un ingénieur, M. Georges Mulot, le seul qui osât courir les risques d'une telle entreprise que l'on regardait comme hasardeuse, étant donnés les moyens de l’époque.

De l’eau, au bout de huit années de travaux courageux...

Les travaux commencèrent, sous Louis-Philippe, le 24 décembre 1833, et devaient durer huit années. Cette longue durée tint à ce que M. Mulot ne put commencer ses travaux qu’avec un matériel fort imparfait – qu’il perfectionna d’ailleurs au fur et à mesure – et qu’il ne disposait comme force motrice que d’un manège mis en mouvement par quelques chevaux.

Plusieurs accidents se produisirent, causant des retards fâcheux. Ainsi en 1835 on avait atteint environ 400 mètres lorsqu’une cuiller d'un poids énorme tomba au fond du puits. On ne put la retirer qu’en la réduisant en morceaux, et il fallut trouver pour cela le moyen d’opérer à une si grande profondeur avec des ciseaux et des limes de grande dimension : l’opération demanda quatorze mois !

On arrive en 1837 : la sonde avait dépassé les 400 mètres, mais l’énorme banc de craie qui constitue l’assiette sur laquelle repose le bassin de Paris n’était pas encore totalement traversé.

Après beaucoup d’hésitation, le Conseil municipal se résolut à voter de nouveaux crédits pour porter le sondage à 500 mètres. Cette profondeur fut atteinte en 1840 ; on avait dépassé la craie, mais pour s’engager dans les argiles du Gault sans avoir atteint les fameux sables verts, et le travail fut sur le point d’être abandonné !

Paris avait déjà un maire : Monsieur Arago, qui s’entêta et fit valoir que l’on devait bien finir par arriver à la nappe, puisqu’à Elbeuf les eaux jaillissantes avaient pu s’élever à une hauteur égale à celle à laquelle se trouve le sol de Grenelle par rapport au niveau de la mer.

À l’appui de son affirmation, un physicien français ami d’Arago, François Walferdin, avait reconnu d’un autre côté que les sables verts que l’on cherchait à atteindre à Grenelle apparaissaient à la surface du sol dans le voisinage de Troyes, près de Lusigny, où ils succèdent aux argiles, et où les eaux qui alimentent les sources artésiennes commencent à s’infiltrer.

En cet endroit les sables verts sont situés à 130 m au-dessus du niveau de la mer, donc les eaux qui y pénètrent sont à plus de 100 m au-dessus du niveau de Grenelle, lequel n’est qu’à 31 m au-dessus de la mer ! De telles assurances firent que les travaux furent tout de même poursuivis.

Et c’est le 26 février 1841, alors que le forage atteignait la profondeur de 547,60 mètres, que l’eau se mit à jaillir avec violence à une hauteur considérable, inondant d’un seul coup tout l’abattoir de Grenelle : une eau tiède, à température de 28 °C ! Au soir de ce 26 février, Georges Mulot envoyait au maire un message historique : « Arago, nous avons de l’eau !... signé Mulot ».

L’enthousiasme pour « l’eau artésienne » de Grenelle

Le puits artésien de Grenelle avait, au début, un débit de 1 100 m³ par 24 heures, qui tomba à 900 m³ en 1856, puis 775 m³ en 1861 lors de la mise en service du puits artésien frère (et concurrent) de Passy. Il n’était plus que de 410 m³ en 1903. Le forage était situé à l’intersection des actuelles rues Valentin-Haüy et Bouchard, dans le XVe arrondissement, à la place formée en 1900 sur l’emplacement de l’ancien abattoir de Grenelle, place qui a reçu en 1912 le nom de l’ingénieur Georges Mulot en souvenir de son puits artésien.

L’eau artésienne de Grenelle avait une analyse similaire à celle de Passy, faite en 1862 par MM. Poggiale et Lambert.

La poussée à l’origine portait le jet d’eau à 38 mètres au-dessus du sol. On le capta par des conduites souterraines pour l’amener à une grande et belle fontaine, œuvre de Delaporte, que l’on construisit en 1841 sur une place voisine : la place de Breteuil.

Cette tour en fonte de 42 m de hauteur, sorte de merveille de l’époque, faisait jaillir en nappes circulaires l’eau sur trois étages superposés ; elle avait 4 m de diamètre à sa base et 3 m au sommet, et contenait quatre tubes : deux pour l’élévation de l’eau à la hauteur de la place du Panthéon, un tube de décharge et un tube de distribution d’où l’eau était dirigée vers d’énormes réservoirs construits sur la Montagne-Sainte-Geneviève.

« On boit la Seine, la Marne, l’Yonne, l’Oise, le Cher, la Vienne et la Loire dans un verre d’eau du puits de Grenelle » écrivait Victor Hugo à l’époque...

Cette tour reposa, jusqu’à sa démolition en 1903, sur un massif de maçonnerie de 3 mètres de haut qui supporte depuis 1908 une statue de Pasteur, haute de 7 mètres, élevée par souscription publique.

L’obtention « d’eau artésienne » ne fut pas le seul résultat de ce forage remarquable. Au cours des travaux, des mesures faites à des profondeurs de 400 et 500 mètres par MM. Arago et Walferdin avaient prouvé que dans le bassin parisien la chaleur de la terre croît, en raison de la profondeur, de 1 degré par 32 mètres, et la température précise de 27,67 °C qu’accusait l’eau jaillissante de Grenelle, provenant de 548 mètres de profondeur, corroborait cette théorie. Walferdin fut d’ailleurs un spécialiste de la thermométrie : on lui doit des thermomètres « à maxima et minima », un hypsothermomètre et un hydrobaromètre...

L’enthousiasme fut grand à l’époque et l’on imaginait que si le forage avait été poussé jusqu’à cette autre couche aquifère qu’on supposait située à 250 mètres au-dessous de celle à laquelle on s’était arrêté, la ville de Paris aurait pu se doter d’une véritable source thermale artésienne.

On entrevoyait déjà des jaillissements possibles d’une eau à 36-39 °C, permettant la construction des bains thermaux populaires, de lavoirs publics à eau chaude, d’établissements à usages divers où la température de l'eau resterait égale même l’hiver à la chaleur du corps humain...

D’autres puits artésiens à Paris

Après ce succès retentissant on voulut d'autres puits artésiens à Paris, et successivement furent forés :

- le puits artésien de Passy de 1855 à 1861 (hélas il tirait de l’eau sur la même nappe aquifère que celui de Grenelle, dont le débit baissa immédiatement) ; - et d’autres : à La Chapelle, en 1863 ; à La Butte-aux-Cailles en 1864 et au boulevard de la Gare en 1869.

Mais depuis cette grande époque des puits artésiens, le problème de l’alimentation en eau potable de la Ville de Paris a évolué irréversiblement, on le sait, vers d’autres solutions et il ne reste que des souvenirs émouvants de ce qui fut une sorte d’épopée technique qui peu à peu va rejoindre le domaine de la légende...

Cet article est réservé aux abonnés, pour lire l'article en entier abonnez vous ou achetez le
Acheter cet article Voir les abonnements