La multiplicité des côtes à rias a permis l’installation des moulins à marée du nord au sud du Portugal. La particularité des moulins marémoteurs est leur fragilité face aux injures du temps ; les vents sont particulièrement violents le long des côtes de l’Atlantique, et des marnages extrêmes peuvent être atteints lors des marées d’équinoxe. Dès que les hommes cessèrent de les utiliser, c’est-à-dire dès que la révolution industrielle toucha le Portugal, les moulins appartinrent à l’histoire et retournèrent, pour la plupart, à la mer, sous ses coups.
Sur quelques kilomètres de côtes face à Lisbonne, le plus grand port du monde occidental au tout début du xvie siècle, et la capitale d’un nouvel empire, environ soixante moulins à marée travaillaient à moudre le grain dans l’estuaire du Tage (figure 1). Six associations différentes se partageaient leur gestion. Ici, au fond des rias, éloignés de la haute mer de plus de 10 km, les moulins étaient à l’abri de la plupart des tempêtes.
[Photo : Fig. 1 : Localisation de la zone à moulins à marée face à Lisbonne.]
Aujourd’hui, quatre siècles plus tard, environ trente ruines de moulins attendent encore leur sauvetage, à défaut de leur restauration, dans la Ria Formosa de l’Algarve, au sud du pays.
Dès la fin du xiie siècle, le roi a un moulin à marée à Castro Marim, sous son château. En 1313, un autre moulin est loué au charpentier Estavão Martins de la ville de Beja : c’est le moulin d’Alcântara. Rapidement, au xive siècle, les moulins à marée apparaissent nombreux dans les archives portugaises. C’est qu’ils sont l’objet de chicanes, de litiges, car ils sont la source de substantiels profits. Ainsi, en 1403, Nuno Alvares Pereira, propriétaire de presque toutes les terres baignées par la marée sur le Tage à Seixal, voit la construction du moulin de Corroios bloquée par le Procureur de la Couronne. Le roi Jean Ier le Grand (1385-1433) doit intervenir afin de faire cesser la querelle. Don Nuno pourra construire son moulin mais il devra verser une rente de huit mesures de farine pour tout nouveau moulin qu’il bâtira dans la région. Et, face à Lisbonne, dans l’estuaire tellement vaste qu’il est nommé la Mer de Paille, de nombreux moulins sont appelés à surgir pour alimenter la capitale.
Le principal avantage des moulins à marée, par rapport à leurs homologues des rivières et surtout de type éolien, est leur régularité de fonctionnement. Les marées au Portugal ont une périodicité diurne de 12,4 heures. À marée haute, les meules sont arrêtées, les portes ouvertes et l’eau s’engouffre dans un réservoir localisé en amont, de l’autre côté du moulin. À marée basse, le moulin moud le grain lors du retour de l’eau du réservoir à la mer (figure 2).
[Photo : Fig. 2 : Coupe du moulin de Corroios.]
Depuis peu, les Portugais redécouvrent leur passé industriel et le moulin de Corroios a été en conséquence restauré en 1986 par la Chambre de Commerce de Seixal (figure 3). Proche de Lisbonne, il est situé à environ une demi-heure de route de la capitale. On y accède par un autre ouvrage hydraulique superbe, le pont suspendu appelé pont 25 de Abril (figure 4). Il est dédié au jour du coup d’État du Général de Spinola, coup d’envoi de la révolution des œillets de 1974.
[Photo : Figure 3.]
Ainsi, s’il est possible d’acquérir à Seixal de la farine moulue comme au début du xvie siècle, on doit, pour s’y rendre, emprunter l’ouvrage géant, inauguré en 1966, qui enjambe la Mer de Paille. Le technicien qui vit toujours en nous regardera, 100 m au-dessus du Tage, la travée centrale la plus longue d’Europe avec ses 1013 m et les pylônes géants de 190 m de haut, tandis que l’hydrologue aura une pensée pour les ingénieurs et les ouvriers qui ont creusé le lit jusqu’au-delà de 80 m de profondeur pour ancrer le pilier méridional de l’ouvrage.
[Photo : Figure 4 : Le pont sur le Tage.]
D’après un texte paru dans « Atlantis »