Un confetti terrestre au milieu de l'océan Atlantique et qui reçoit sur ses sommets plus de 3 000 mm de pluie, n?est pas à priori menacé par la pénurie d'eau. Et pourtant si, puisqu'il est équipé d'un phénoménal réseau de canaux, dont les plus anciens datent peut-être du début de l'occupation portugaise, presque un siècle avant la première escale de Christophe Colomb parti à la découverte de sa méprise géniale.
À plus de 700 km au large de Casablanca, Madère jouit d'un climat intermédiaire entre le tropical sec des Canaries et le tempéré (très) humide des Açores. Dans son aspect général, très montagneux d'origine volcanique, ciselé par l'érosion mais presque totalement végétalisé, l’île fait penser à La Réunion, mais n'est qu’à trois heures de vol de Paris.
Comme La Réunion, Madère est vertigineuse : île volcanique culminant à près de 2000 m d'altitude, elle ne fait que 60 km dans sa plus grande longueur et 24 km dans sa partie la plus large. Autant dire que les falaises plongeant dans la mer et les multiples vallées qui découpent la montagne sont abruptes, grandioses, mais difficilement praticables.
La plus courte route transversale, de Ribeira Brava au sud à São Vicente sur la côte nord, ne fait que 25 km, mais dans le meilleur des cas, un conducteur raisonnable ne met guère moins d'une heure pour la parcourir, sans trafic ni brouillard dans les hautes vallées. La capitale, Funchal, occupe un superbe amphithéâtre naturel face à la mer, seul espace littoral aux pentes raisonnables. De plages, il n'y en a pratiquement pas ; le volcan initial est monté du fond océanique sans étaler largement son cône.
Île de contrastes climatiques et botaniques, Madère est à elle seule un résumé de la planète, aux glaciers près. Du littoral sud, jusqu’à 600 m d’altitude, ce ne sont que terrasses de bananiers, jardins exotiques d'Afrique du Sud, du Brésil ou d'Amérique centrale et de cactées mexicaines. À partir de 400 m, les pins et lauriers tropicaux sont envahis par les eucalyptus jusqu’à 900 m où les bruyères arborescentes disputent l’espace aux chênes européens. Entre 1000 et 1400 m, tout bascule dans un autre univers : le centre montagneux de l’île se divise en deux entités totalement différentes.
La moitié est regroupe les plus hauts sommets autour du Pico Ruivo (1862 m) et du Pico Arieiro (1818 m) qui accrochent presque quotidiennement les nuages (plus de 3 m de pluie annuelle). L’érosion a ciselé dans leur terrain volcanique hétérogène des centaines de ravins vertigineux, où l'eau ruisselle de tous les versants et cascade partout, détrempant
Une végétation touffue de fougères arborescentes, de lauriers, de saxifrages et de fougères couvre les parois verticales. Toutes ces eaux sont successivement captées entre 900 et 600 m d'altitude, par des dizaines de kilomètres de canaux creusés ou accrochés dans les parois basaltiques, en balcon ou en encorbellement, traversant les interfluves par des tunnels taillés au pic. On se croirait au fond de l'Amazonie, au pied des Andes.
La moitié occidentale de la montagne nous transplante du foisonnement tropical aux hautes landes d'Écosse. Après les ultimes virages qui nous extraient de la forêt d'eucalyptus et de pins du versant méridional, le paysage se dégage sur les arrondis du bord du Paul da Serra (le marécage de la montagne) qui se déploie entre 1 200 et presque 1 600 m. De ce rebord, dans le matin clair, avant que les nuages se forment, on domine tout le sud de l'île et l'océan, tout en bas, paraissant calme comme un lac au bleu profond.
En hiver, Paul da Serra est une immensité mamelonnée rousse de fougères fanées, tachée de plaques de neige. Les points bas bourbeux et verts sont parcourus par les moutons. Sur le bord oriental relevé où la brise empêche l'accrochage permanent des nuages, s'alignent une vingtaine de gigantesques éoliennes ultramodernes. Vers l'ouest et le nord, les bords du plateau sont découpés de vallons profonds et verts dont les abrupts sont striés de cascades. Là aussi des canaux les captent pour emmener l'eau vers les cultures littorales escarpées des fameuses vignes de Madère ou les bananeraies du flanc sud. Le lévada do Paul, l'un des plus anciens canaux en fonction, est modeste, il ne fait — que cinq kilomètres sous le rebord sud du plateau, sa section ne dépasse pas le quart de mètre carré et son sentier d'entretien est comme un sentier d'alpage, en plein ciel et sans danger.
À l'opposé, sous le Pico Ruivo, le lévada do Caldeirão Verde et celui do Caldeirão do Inferno méritent bien leurs noms. Ils sont beaucoup plus longs et ont des débits beaucoup plus importants. Pour les suivre, il faut que le courage de la curiosité l'emporte sur le vertige et l'insécurité de leur parcours, et se munir de bonnes chaussures et d'un imperméable tant l'eau dégouline de toute part à travers le foisonnement végétal sur les parois verticales.
Comme la Bible, les lévadas ont deux histoires, l'ancienne et la récente qui se prolonge aujourd'hui. L'ancienne n'est plus — ou presque — qu'un testament, celui d'une île de grande sauvagerie géologique complètement apprivoisée par l'homme. Jusqu'à 900, voire 1 000 m d'altitude, malgré l'envahissement végétal des lieux abandonnés, on repère encore facilement les tracés des anciens lévadas qui serpentent à mi-versant pour alimenter des terrasses étagées minuscules, envahies par les vignes sauvages, les myrtes et les ronces.
Combien de générations en espadrilles ou nu-pieds, hommes, femmes et enfants, suants de fatigue et de vertige ont creusé la montagne pour “levadar l'aqua”, enlever l'eau de ces décors dantesques pour l'amener vers le moindre replat cultivable ? Combien ont monté puis entretenu les murs et remonté dans leurs hottes, anonymes Sisyphe, la terre entraînée par les pluies diluviennes ? De ces vallons scabreux et perdus il fallait deux jours d'âne ou de mulet pour emmener à la ville le précieux raisin pour le délicieux Madère — que bêtement nous n'utilisons le plus souvent que sous forme de vinaigre, gastronomique tout de même...
Sans cette multitude de modestes lévadas point de cultures estivales même sur les versants nord. La terre de scories volcaniques est peu épaisse et ne retient pas l'eau. Sans cette irrigation forcenée pas de récoltes. L'histoire de Madère est à l'image de celle de Cuzco, la montagne et l'eau sauvages domestiquées par des génies anonymes, au prix du risque permanent et du travail incessant d'illettrés laborieux et admirables. L'île superbe nous paraît aujourd'hui un havre de sérénité, moins par sa sauvagerie domestiquée que par sa conquête laborieuse, mais pacifique dans une époque de découvertes et de destructions sanglantes.
Simple étape des navigateurs au long cours, déjà loin du continent, souvent convoitée, en particulier par les Anglais, l'île est restée en marge de l'économie industrielle de l'Europe jusqu'au début de notre siècle. On peut associer l'histoire moderne de l'île avec l'exode rural, l'expansion urbaine de Funchal qui regroupe plus de la moitié de la population ilienne et le besoin d'énergie. C'est vers 1920 que s'est développée une politique d'électrification d'origine hydroélectrique qui, à partir de 1947, a complètement remodelé le vieux système agricole des lévadas et fait redéfinir le régime juridique des eaux.
De grands canaux bétonnés ont été construits vers la côte 900, soit à la place d’anciens lévadas, soit sur des trajets de captage et de transfert nouveaux, récupérant des débits bien plus considérables, dans des situations topographiques aussi scabreuses que celles de l’ancien réseau. À l’aplomb de certaines agglomérations littorales, l’eau de ces lévadas s’engouffre dans des conduites forcées pour être turbinée dans des usines généralement situées, du moins côté sud, à la côte 600. Une fois son rôle énergétique rempli, l’eau repart dans des lévadas en courbe de niveau pour irriguer les versants du littoral et des vallées accessibles par la route. Divisés de terrasses en terrasses, à l’aide de partiteurs élaborés, les lévadas modernes traversent hameaux et plantations étagés jusqu’au bord des falaises littorales ou aux villes et embouchures côtières, portant où l’espace ensoleillé autorise cultures et habitats.
Le plus imposant est le lévada dos Tornos qui a demandé quatre ans de travaux : des dimensions d’environ 1,20 m de largeur en tête, 1 m en fond avec une tranche d’eau moyenne de 0,70 m, permettant de transiter 600 l/s. L’eau captée sur quatre km de lévada acrobatique dans le ravin d’Urzal, l’un des plus arrosés sur le versant nord du Pico Ruivo, parcourt sept km en galerie et ressort à l’est du pic, pour être turbinée à l’usine de Fajã da Nogueira. Elle repart ensuite dans une galerie de cinq km pour ressortir derrière Monte qui domine la ville de Funchal au sud. Elle traverse encore en galerie l’éperon rocheux de Terreiro da Luta pendant un km avant de continuer sur 23 km de parcours sinueux en courbe de niveau jusqu’aux abords de Santo Da Serra et Santa Cruz, loin à l’est. Mais, comme à Fajã da Nogueira le lévada dos Tornos a récupéré celui do Pico Ruivo et d’autres plus modestes, la totalité du parcours hydraulique est proche de 106 km dont 16 en tunnel.
Après avoir vaillamment produit des kW, cette eau sert à alimenter en partie Funchal et irrigue tout le sud-est, par 100 000 prises de partition, soit environ 6000 hectares de culture. Près de Santo da Serra, avec l’appoint du lévada da Serra, le débit du Tornos alimente un ancien cratère utilisé comme réservoir après installation d’une géomembrane.
Le lévada do Norte, avec ceux de Rabaçal et celui do Paul da Serra, constitue aussi un bel ensemble hydraulique pour la côte sud-ouest alimentant deux centrales et environ 8000 ha irrigués. On évalue le patrimoine hydraulique à 1400 km de canaux gérés. Le partage de l’eau d’irrigation se fait par tours, tous les quinze jours et les irrigants paient 500 escudos par heure d’eau. Le système des partiteurs débite 15 l/s, soit 54 m³/h, pour environ 1000 m³ irrigués, à chaque agriculteur, ce qui fait le m³ à un peu plus de neuf escudos, équivalant à 30 centimes le m³...
L’entretien du réseau est assuré par l’IGA, Institut de gestion de l’Eau qui s’occupe aussi des captages. Le Service de l’Eau du Secrétariat Régional de l’Agriculture instaure et gère la politique agricole de l’eau. La S.A. Empresa de Electricidade da Madeira gère les usines hydroélectriques ainsi que les autres sources d’énergie (thermique et éolienne) et le réseau de distribution. L’ensemble est coordonné par la Commission Administrative des Aménagements Hydrauliques de Madère.
Les touristes choisissent la destination de Madère en grande majorité pour randonner par les sentiers qui longent les centaines de kilomètres de lévadas dans des paysages totalement dépaysants. Ce sont les anglais qui ont fait connaître ce patrimoine exceptionnel, à tel point que les « topo-guides », très bien faits, sont tous édités en Angleterre, même en version française. Mais aucun ne s’est encore attaché à décrire le réseau des lévadas autrement que comme un ensemble de parcours pédestres, ce qui limite regrettablement l’intérêt au seul aspect paysager de l’île. Madère et ses canaux méritent bien plus que cela.
Nous tenons à remercier Ricardo Ramos, ingénieur au Servicio de Agua du Secretario Regional de Agricultura, ainsi que João Henrique G. da Silva et ses collaborateurs de la DRAC, Direção Regional dos Assuntos Culturais à Funchal, pour la gentillesse de leur accueil et leurs informations.