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Histoire d'eau : Les Gorges du Loup

30 avril 1998 Paru dans le N°211 à la page 61 ( mots)

En 1898, la Côte d'Azur est très à la mode et après la visite du littoral, naturalistes puis touristes découvrent l'arrière-pays. L?observation, en particulier géologique, de la nature est à l'époque analytique et statique. La croûte terrestre s'est figée en émergeant des océans et sa topographie actuelle n?est due qu'au lent, mais réputé puissant, travail érosif de l'eau. La théorie de l'auteur des lignes qui suivent reste fondée et en grande partie étayée par les découvertes récentes de la spéléologie : mais la cause de la formation du réseau de cavernes, préalable aux gorges calcaires, paraît inconnue et la seule puissance mécanique et hydraulique de l'eau doit tout expliquer. Les puissants phénomènes tectoniques qui ont modelé, entre autres, les Alpes maritimes étaient tout aussi visibles qu'aujourd'hui, mais Wegener n?a que 18 ans et la tectonique est une interprétation géologique inconnue en cette fin de l'autre siècle. L?érosion chimique de l'eau d'une part, la fissuration des massifs calcaires, due aux mouvements tectoniques, préalable à l'infiltration de l'eau d'autre part, enfin, l'action mécanique du gel sous un climat ancien qui n?avait rien de méditerranéen, constituent un ensemble de facteurs de sculpture des paysages inimaginables - ou trop peu romantiques - pour l'époque. Même si l'origine des gorges du Loup n?a plus la même causalité, le site reste tout aussi pittoresque et encore plus fréquenté. Notons qu'il ne reste que quelques piles du superbe viaduc du ?train des pignes' qui enjambait le Loup juste à la sortie des gorges. Cette ligne qui desservait l'arrière-pays entre Nice et Draguignan par Vence et Grasse était une succession d'ouvrages d'art en pierre taillée, dont la majorité a été détruite pendant la deuxième guerre mondiale.

La partie est de la Provence, et particulièrement l’arrondissement de Grasse, ont été regardés de tout temps avec juste raison par les géographes et les savants, comme un pays privilégié où la nature s'est plu à déployer ce qu'elle a de plus précieux : un soleil bienfaisant qui ranime et fortifie les malades, des milliers de fleurs rares disséminées çà et là sur les montagnes et dans les vallées, 6000 espèces environ, notamment aux alentours de Grasse, Cannes, sur les montagnes des Maures, de l’Esterel, de la Sainte-Baume, des insectes de toutes sortes aux couleurs les plus variées (coléoptères, orthoptères, hémiptères, lépidoptères, etc.), et enfin la plupart des terrains qui forment l’écorce du globe terrestre : c'est en un mot une contrée tout à fait classique, où le naturaliste voit réunies, autour de lui, la géologie, la botanique, l’entomologie et la zoologie et peut faire ainsi, au milieu de ces diverses branches d’étude, un cours presque complet d'histoire naturelle.

Mais de toutes ces sciences, il en est une que l'on peut étudier plus particulièr-

[Photo : La Science Illustrée]

ment et avec de nombreux spécimens sous les yeux : c’est la géologie. En effet cette contrée tant de fois parcourue par les savants tels que les d’Orbigny, les Astier, les Milne-Edwards, et tant d'autres, renferme non seulement des fossiles d'une conservation parfaite (qui ne connaît les fossiles d’Escragnolles, de la Malle, de Caussols où l’on a trouvé dans le Cénomanien deux dents de ptychodus (de Biot) et des minéraux rares et variés, ceux des Maures, de l’Esterel de Cogolin, Fréjus, mais encore des curiosités naturelles vraiment remarquables, parmi lesquelles doivent se placer en première ligne.

ne sont pour le touriste que d’énormes rochers d'une hauteur de 300 à 400 mètres, formant clue, au bas desquels coule impétueusement dans un lit d’écume la rivière du Loup. Situé à environ 10 kilomètres de Grasse, non loin du village de Bar, ce site grandiose ne manque jamais d’être visité durant l’année par les étrangers du littoral, qui y viennent soit pour admirer l'aspect imposant des lieux, soit pour y faire de curieuses recherches de géologie ou de botanique.

Pour le savant, cette clue est un problème qui excite sa sagacité et le transporte à ces âges lointains de la géologie : à quel agent attribuer la formation de ces gorges? Voilà la question qu’il se pose en contemplant la vaste échancrure qu’il a devant les yeux. L’hypothèse que l'on peut émettre à ce sujet est celle de l’érosion par décollement. Tout porte à croire qu’en effet, à l’époque quaternaire, durant la période des glaciers, la rivière du Loup, à partir du saut (il ne faut pas confondre avec la cascade de Courmes), était un torrent souterrain, qui peu à peu et surtout pendant ses crises, a rongé les parois qui soutenaient la voûte sous laquelle il passait; celle-ci, sous le poids énorme des couches qui se trouvaient au-dessus d’elle, s’est affaissée, puis effondrée à plusieurs reprises et le Loup, avec le temps, a emporté et charrié jusqu’à son embouchure ces barrages accidentels qui ont formé depuis les alluvions qu’on y voit aujourd’hui.

C’est l’hypothèse la plus probable : on peut d’ailleurs s’appuyer sur les récentes découvertes de M. Martel, le célèbre spéléologue contemporain, qui nous dit, dans ses Applications géologiques à la spéléologie (1896), en parlant en général des rivières souterraines qu’il a lui-même visitées :

“Presque toutes ces rivières souterraines ont leur cours plus ou moins barré par des portions d’assises rocheuses tombées en travers de leurs lits; il suffit pour cela que l’eau chasse dans les joints des strates, les graviers et même les galets, que sa pression d’amont en aval enfonce de plus en plus, comme un coin dans une pièce de bois; à la longue le coin fait éclater le joint et il suffit que la disposition des lithoclases perpendiculaires ou obliques aux joints s’y prête pour qu’une forte portion de strate généralement parallélépipédique se détache de la voûte ou de la paroi; dans sa chute souvent la strate se brise en gros ou menus fragments; ceux-ci, roulés par l’eau vont faire coin à leur tour entre les strates d’aval; ceux-là, plus ou moins immergés, achèvent de se désagréger sous le choc ou sous la morsure du courant”.

Puis plus loin on lit encore “Il y a des cas où la propagation des effondrements successifs au-dessus des cours d’une rivière souterraine a pu arriver jusqu’au creusement d’une véritable vallée, et je persiste à penser que, pour les étroits canyons sinueusement creusés dans la masse calcaire, la première phase de la formation n’a pas consisté dans le simple sciage vertical par des rivières creusant leur lit de plus au plus, mais bien dans le développement, puis l’écroulement des cavernes, écroulements qui ont tracé le sillon originaire, l’amorce des canyons actuels”.

Tous ces caractères décrits ci-dessus, et vérifiés d’ailleurs par M. Martel dans plusieurs de ses excursions sous terre, sont parfaitement bien marqués. Appuyé sur de tels faits, on peut donc dire en résumé que la formation (de la clue) est bien due à l’écroulement successif des cavernes d’abord, puis au sciage vertical qui n’a agi qu’en dernier lieu et en faible proportion. On voit les effets de ce sciage principalement après avoir franchi la deuxième passerelle, au-dessous de la cascade de Courmes.

Les cavernes en s’écroulant, ont laissé apparaître des deux côtés du torrent toute une série de couches qu’il est assez aisé de reconnaître et d’étudier, lorsqu’on remonte le petit sentier qui mène au village de Courmes. Tout d’abord ce sont les marnes triasiques que l’on rencontre, dispersées ça et là, sur le chemin tout alentour d’un des piliers du viaduc du chemin de fer et surtout dans le petit ruisseau, ordinairement à sec qui coule tout près. Puis le sentier remonte et coupe bientôt l’infralias, remarquable avec ses plaquettes jaunes à Avicula contorta que l’on rencontre en très grandes quantités notamment en face.

de la rive droite du torrent au point où la couche se trouve inclinée et coupée. Cette zone a été étudiée et décrite particulièrement dans nos régions par Dieulefait dans sa brochure : la zone à Avicula contorta en Provence (1870). Cette couche qui parcourt en effet la Provence de l’est à l’ouest, commence bien à se dessiner dans les Alpes Maritimes. Elle longe presque tout le temps la route départementale n° 9, arrive à Grasse au-dessus de la Foux, prend la route n° 7, et, après avoir été coupée dans plusieurs ravins, arrive au pont du Loup où, de nouveau, elle est interrompue, puis elle va se perdre sous terre dans les environs de Tourrettes où apparaît le tertiaire (Tongrien) qui renferme dans sa mollasse de nombreux exemplaires de pectens et de clypeastres. « Ce sont les argiles puissantes de cette zone qui forment, comme le dit le docteur A. Guebhard dans sa savante esquisse géologique sur Mons (1897), le niveau d’émergence de toutes les grandes sources de la région (le Neisson de Mons, la Foux de Saint-Cézaire et celle de Grasse, la Siagne de Saint-Vallier, la Siagnolle d’Escragnolles). »

Ensuite le sentier contourne quelques gros blocs de dolomie, à cassure jaunâtre, et arrive, après avoir franchi une première passerelle, au pied du Bajocien. Les couches de ce terrain sont bien marquées, quoique parfois un peu disloquées. On n’y trouve presque point de fossiles gastéropodes et brachiopodes ; mais en revanche on y voit un gros banc de polypiers semblables à ceux que l’on remarque à Roquevignon au-dessus de Grasse, du genre des encrinites. Là, tandis que le chemin des gorges continue à monter, longeant les couches du Bajocien, un autre petit sentier s’ouvre à travers un tas d’éboulis, descend la rive droite du torrent et va rejoindre le chemin du « Paradis », qui conduit au pittoresque village de Gourdon. C’est précisément au milieu de ce passage, au pied du Bajocien, que se trouve un bloc de tuf très friable, de 8 à 10 mètres cubes près, dont l’étude paraît intéressante.

Ce tuf ou travertin, très peu connu des géologues et qui n’a d’ailleurs pas encore été signalé, que je sache, est d’un aspect jaune blanc et renferme de magnifiques empreintes de branches et de feuillus de végétaux. Selon toute probabilité, ce tuf a été formé à une époque plus récente que celui dont les grandes masses supportent la ville de Grasse, par des eaux très calcaires. Il existe, en effet, une différence entre ces deux travertins : celui de Grasse, qui a été formé par les eaux de la Foux, est très dur, de couleur grisâtre et renferme des branches de bois, des feuilles de végétaux et surtout des coquilles terrestres d’espèces (escargots, cyclostomes) ; celui du Loup, au contraire, renferme principalement des feuilles de végétaux de la contrée.

Le Bathonien succède ensuite au Bajocien mais, à certains endroits, les couches en sont si bouleversées qu’on confond les deux terrains et il faut l’œil exercé du géologue pour les distinguer l’un de l’autre.

À mesure que l’on s’avance, les couches plongent sous terre, le sentier franchit une deuxième passerelle et côtoie bientôt après d’énormes bancs de dolomie aux formes les plus bizarres et les plus fantastiques, qui correspondent à cet endroit au Callovien, Oxfordien, etc., c’est-à-dire aux terrains qui s’élèvent du Bathonien au Tithonique. Enfin le Tithonique apparaît. Ce nouveau terrain, alterné aussi par des dolomies, renferme quelques jolis mais trop rares pectens et des polypiers que l’on peut rapporter au genre Tescomilia. Tous ces étages, Bajocien, Bathonien et Tithonique, ressemblent beaucoup à ceux qui se dessinent à Roquevignon et à la marbrière au-dessus de Grasse. À Grasse, comme au Loup, on remarque les dolomies ; et les fossiles, surtout dans le Tithonique, manquent aussi ou sont rares.

Le célèbre géologue d’Orbigny, qui a étudié ces terrains à Roquevignon, attribue le manque de fossiles à la très grande profondeur que devait avoir la mer des temps géologiques.

Mais bientôt les rochers prennent un aspect plus sévère et plus sauvage, le défilé se resserre laissant entrevoir le beau ciel bleu de Provence, et tout à coup, au brusque contour du chemin, sans qu’aucun bruit préalable ait attiré l’attention, on aperçoit une magnifique gerbe d’eau reflétant les couleurs de l’arc-en-ciel qui s’élance d’une hauteur de 50 mètres environ pour retomber majestueusement en une pluie de diamant et en gracieuses cascades au fond d’un bassin qu’elle a creusé en partie. Autrefois, à cet endroit, le sentier était interrompu par la masse des rochers qui formaient obstacle, puis reprenait plus haut : et les voyageurs et touristes audacieux qui voulaient franchir ce barrage pittoresque et continuer leurs excursions étaient obligés de se cramponner des mains et des pieds à des crochets de fer et des barres de bois enfoncés dans les anfractuosités des rochers. Ils passaient ainsi de l’un à l’autre jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la suite du sentier : ce n’était pas sans peine ni sans difficulté qu’ils se tiraient de ce passage dangereux.

Depuis, l’homme, avec ses engins destructeurs, a fait sauter le roc et a ouvert un passage à travers les rochers : désormais le touriste, sans crainte et sans danger, peut passer sous une voûte d’eau glacée, côtoyer l’abîme qui se creuse à ses pieds et, les mains appuyées sur une rampe solide, jouir du spectacle grandiose qui s’étale à ses yeux.

Paul Goby

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