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Histoire d'eau : Les fontaines de Tivoli

30 juillet 1996 Paru dans le N°193 à la page 61 ( mots)

Parmi les bienfaits que l’on peut tirer de l’eau, il faut compter celui qu’elle apporte dans l’art des jardins. Ceux de la villa d’Este à Tivoli, où l’eau n’est pas seulement conçue comme élément décoratif mais comme élément dynamique, en offrent une illustration parfaite.

Situé à 30 km de Rome, ce jardin est un des plus typiques de la Renaissance en Italie. Le Cardinal Hippolyte d’Este, de Ferrare, qui s’était retiré des affaires politiques et religieuses, s’était fait bâtir au milieu du XVIe siècle un palais à Tivoli, entouré de jardins pour lesquels l’étude de la perspective avait été très poussée. Ce sont les fontaines, chutes d’eau innombrables et les étangs qui constituent la principale décoration, transformant un paysage primitivement désolé en véritable paradis.

Le plan de la villa et l’idée d’utiliser l’eau à des fins décoratives sont d’un artiste à l’esprit très inventif, Ligorio. Le recours à l’eau comme ornement a été inspiré de l’antique villa de l’empereur Hadrien où l’on découvrait régulièrement des sculptures, et qui est située non loin de là. Si on reconnaît une certaine influence dans la disposition des niches, des canaux et des fontaines, il y a néanmoins une différence notable : la villa d’Este est bâtie sur une pente abrupte, tandis que celle d’Hadrien est sur un terrain plat. L’architecture des fontaines est sans doute inspirée de Bramante, mais c’est Ligorio qui eut l’idée d’associer à l’eau le son et la lumière.

Depuis leur réalisation, les fontaines de Tivoli ont été un lieu d’attraction pour les touristes étrangers. Les commentaires de Montaigne en constituent un des premiers témoignages. Au cours d’un voyage en Italie, celui-ci a visité Tivoli dont les jardins n’étaient pas encore terminés et il y a décrit les fontaines qui l’ont impressionné. Elles ont également inspiré les artistes, les peintres, comme Fragonard et Hubert Robert, et les musiciens, comme Liszt. Les commentaires varient avec l’évolution du goût.

Disposition et alimentation des fontaines

Les jardins n’étaient pas conçus pour être vus du palais, mais de l’entrée. Ils consistent en une série de terrasses superposées et à chaque étape en direction de la villa, l’eau est utilisée de façon différente : des étangs à poissons dans le bas, puis des « escaliers » d’eau qui brillent à la lumière au bas de la pente, puis une série de fontaines monumentales « enfermées » à l’intérieur des bosquets. La superbe promenade des « Cent Fontaines » procure un espace pour respirer avant la montée la plus raide. Les rampes d’accès circulent entre grottes et fontaines variées. Et enfin, un dernier jet d’eau « argenté » jaillit devant la grande terrasse.

Les réalisateurs de ces somptueux jardins ont résolu le problème de l’alimentation en eau par le creusement de deux canaux. Le premier devait amener l’eau depuis la rivière Anio en passant sous la cité, l’autre coupait à travers la colline, pour transporter l’eau depuis la Pinella. C’est en 1560-1561, avant l’édification des fontaines, que l’eau fut acheminée à partir du mont Sant’Angelo en direction de la place San-Francesco et des jardins. Les habitants de la cité furent autorisés à utiliser eux aussi cette eau. Quand le débit se trouva insuffisant, en 1564, un conduit souterrain de plus de 585 pieds fut creusé pour amener l’eau vers la cascade de Tivoli depuis l’Anio où il y avait un réceptacle en maçonnerie pour la récolter, flanqué de balustrades, qui sont interrompues par de petits bassins destinés à faire tourbillonner l’eau.

Au centre de la fontaine, quatre dragons

[Photo : L'orgue hydraulique de Kresbios, d'après Héron d'Alexandrie.]
[Photo : Eléments d'un orgue hydraulique, chez Salomon de Caus.]

ailés crachent de l'eau dans un bassin ovale, au-dessus duquel s'élève un grand jet : celui-ci jaillit d'ailleurs de façon inégale, il imite une série d'explosions comme un petit mortier ou une décharge d'arquebuses, puis un moment plus tard le jet grossit et devient une véritable averse.

Les fontaines hydrauliques

Deux fontaines suscitent un intérêt tout particulier en raison du système hydraulique associé au décor architectural.

La Fontaine de l'Orgue

Cette fontaine doit son nom à l'orgue hydraulique caché primitivement derrière une statue de Diane (ou de la Nature) au milieu d'une grandiose façade couronnée par l'aigle de la famille d'Este. C'est en 1568 que des experts français, Luc le Clerc et Claude Venard, furent appelés à concevoir et réaliser ce fameux orgue qui devait émettre des sons musicaux par la pression de l'eau. Une trombe d'eau tombant dans une cavité close repoussait l'air à travers des tuyaux d'orgue pendant que des jets d'eau activaient des manettes mécaniques qui ouvraient et fermaient les tuyaux.

Ces experts ont repris des principes déjà connus dans l'Antiquité. Avant Vitruve, d'après Héron, qui a décrit un système semblable mais où les clés étaient jouées par un organiste, un savant d'Alexandrie du IIᵉ siècle avant notre ère, Ktesibios, avait conçu un orgue hydraulique dont Héron d'Alexandrie a repris le schéma trois siècles plus tard. En voici les différents éléments : une pompe à air à deux cylindres et un récipient en forme de bol renversé dans lequel la pompe comprime l'air. L'eau y est introduite sous pression pour garder la pression de l'air constante. Une série de tubes, une série de tuyaux d'orgue, une série de valves maintenues par des ressorts séparent tubes et tuyaux ; elles sont constituées par des disques percés d'un trou pour permettre l'arrivée ou la coupure de l'air comprimé. Enfin, un clavier pour activer les valves.

Contrairement à l'orgue antique, à Tivoli c'est l'eau elle-même qui actionne les touches du clavier. Montaigne en fait une courte description dans son « Journal de voyage en Italie », écrit en 1580-1581 : « La musique des orgues qui est une vraie musique d'orgues naturelles, sonnant toujours toutefois une même chose, se fait par le moyen de l'eau qui tombe avec grande violence dans une cave ronde voûtée et agite l'air qui y est, et le contraint de gagner pour sortir les tuyaux des orgues et leur fournir de vent. Un'autre eau poussant une roue avec certains dents, fait battre par certain ordre le clavier des orgues; on y oit aussi le son de trompettes contrefait ». Contrairement à d'autres voyageurs, Montaigne n'était pas impressionné par cette fontaine, car, disait-il, l'orgue jouait toujours la même note.

On possède la description du mécanisme grâce à Salomon de Caus, un ingénieur du XVIIᵉ siècle, qui a décrit plusieurs de ses inventions dans un ouvrage intitulé : « Des raisons des forces mouvantes », paru en 1624. Il s'est lui-même inspiré des mécanismes qu'il avait observés en voyageant en Italie et a réalisé plusieurs machines hydrauliques pour des fontaines à Heidelberg, Londres, Bruxelles...

Il explique comment fonctionne un orgue hydraulique : il faut faire entrer de l'eau dans un vase fermé pour comprimer l'air qui pénètre dans des tuyaux.

Les sons sont obtenus à l'aide d'une roue musicale. Des tiges sont installées, aux extrémités desquelles sont disposés, d'un côté les touches du clavier, et de l'autre des robinets. Quand une touche est abaissée par les chevilles de la roue, son extrémité attire la tige correspondante qui fait ouvrir le robinet à l'autre bout. Un contrepoids fait fermer le robinet dès que la touche se relève.

[Photo : Automates hydrauliques, chez Salomon de Caus.]

Salomon de Caus conçoit une « conserve à vent » pour faire jouer la machine : pendant un quart d’heure, un tuyau amène l’eau dans un tube d’où elle déborde régulièrement, de telle sorte qu’elle ne se précipite pas trop vite au début et n’engendre pas une musique inégale.

Une roue musicale peut être actionnée avec l’intermédiaire de pignons par une roue à eau. Elle est divisée en 25 ou 30 parties égales, qui correspondent aux mesures, et repose sur un clavier. Trois registres différents sont installés au bout des tiges qui mènent aux tuyaux. L’eau et l’air sont donc associés pour le fonctionnement de l’orgue.

La Fontaine du Hibou

On retrouve à peu près le même système que sur la machine précédente. Cette fontaine, dessinée par le Bourguignon Jean del Duc et réalisée par Sangallo, fut elle aussi très admirée pour le mécanisme complexe qui créait des sons à l’aide de jets d’eau. Ces sons sortaient de becs d’oiseaux en bronze, perchés sur des branches faites en forme de tubes étroits. Chaque fois qu’un hibou apparaissait, les oiseaux s’arrêtaient de chanter pour laisser le hibou chanter seul. Ils sont placés dans une niche au-dessus de statues qui tiennent une outre versant de l’eau.

Montaigne a été particulièrement attiré par cette fontaine : « ailleurs on oït le chant des oiseaux qui sont des petites flûtes de bronze… et rendent le son pareil à ces petits pots de terre pleins d’eau que les petits enfants soufflent par le bec, cela par artifice pareil aux orgues ; et puis par autres ressorts on fait remuer un hibou qui se présentant sur le haut de la roche fait soudain cesser cette harmonie… ».

Ces automates ont été copiés à partir du traité sur les « Pneumatiques » de Héron d’Alexandrie. Salomon de Caus décrit aussi ce système qui d’ailleurs se rapproche du précédent : « soit donc qu’on ait une roue à eau A, laquelle tournera dans une caisse de plomb ou cuivre C, laquelle caisse servira pour empêcher que l’eau qui tombe sur la roue à eau ne se rejaillisse çà et là et ne gâte le mouvement. » À un bout de l’axe de la roue, « il y aura un pignon de huit dents marqué D, lequel fera tourner un tabourin » qui va servir à relever les bouts des règles pour faire ouvrir les robinets. « Il y aura trois porte-vents E, F, G, auxquels seront soudés les trois robinets H, I, K. Puis aux clefs des robinets seront soudées les trois règles ; aussi, lorsque les chevilles lèveront les bouts des règles N, O, les robinets s’ouvriront et au bout du porte-vent E il y aura deux ou trois sifflets pour représenter le chant des rossignols… ». En F et G, deux sifflets pour le coucou ; les chevilles P, Q, R sont de dimensions différentes pour que les robinets correspondants s’ouvrent plus ou moins longuement et rendent des sons variés.

Nouvelle vie des fontaines

L’entretien de ces fontaines a été un souci constant depuis le début. En 1619, le « fontaniere » chargé d’examiner les fontaines fait observer dans un mémoire les problèmes que posent les systèmes hydrauliques. La Fontaine de l’Orgue ne reçoit pas assez d’eau et celle du Hibou, très endommagée, est à refaire. À la fin du XVIIᵉ siècle, les « Cent Fontaines » vont elles aussi manquer d’eau.

Malgré ces problèmes d’alimentation en eau et d’entretien, les machines hydrauliques vont être copiées dès la fin du XVIᵉ en Europe. À Tivoli même, le « fontaniere » chargé de la restauration projette des inventions pour de nouvelles fontaines hydrauliques. Il souhaite ajouter à une entrée du jardin deux arquebusiers qui doivent tourner et suivre le visiteur, puis lui jeter de l’eau au moment où il se retire.

Il invente des jeux combinant l’air et l’eau comme la balle soulevée par des jets d’eau, puis par une pression d’air qui laisse imaginer que l’objet est suspendu en l’air. Il projette aussi d’animer par la pression d’air des arbres, des fleurs, des oiseaux et de créer des statues hydrauliques de satyre et de berger portant un instrument de musique. Mais aucun de ces ornements ne sera réalisé.

Les jardins de la Villa d’Este restent presque totalement à l’abandon pendant le XVIIIᵉ siècle. Ils sont entretenus momentanément au XIXᵉ grâce à l’initiative du cardinal Hohenlohe qui fait du palais un centre artistique. Les sons des fontaines auraient à cette époque inspiré la musique de Liszt. Les dégâts causés aux conduites d’eau pendant la dernière guerre contribuèrent à assécher les fontaines, mais elles ont de nos jours retrouvé l’éclat qu’elles possédaient à l’origine.

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