N.D.L.R.— Dans un ouvrage encyclopédique remarquable paru il y a plus de cent-vingt ans « Les Merveilles de l’Industrie », Louis Figuier a consacré des études fort intéressantes au recours aux eaux pluviales, recours qui fut à certaines époques et dans certains siècles passés… La relation reproduite ci-après fut présentée vers 1875. Elle conserve donc toute sa saveur d’époque.
Venise et ses citernes
La ville de Venise est alimentée d’eaux potables en très grande partie par les eaux pluviales recueillies dans des citernes. Chaque maison a sa citerne, remplie par les eaux pluviales qui tombent sur le toit et par le pavé de la cour. Les citernes du palais ducal ont été particulièrement établies avec un soin extrême, et l’on peut les citer comme un parfait modèle de ce que l’on peut réaliser pour retirer le meilleur parti des eaux pluviales.
Bâtie au milieu d’une lagune, c’est-à-dire dans une masse d’eau immobile communiquant avec la mer par un chenal, la ville de Venise occupe une surface de 5 200 000 m², abstraction faite des grands et des petits canaux. Année commune, il y tombe 82 centimètres de pluie. La plus grande partie de cette pluie est recueillie par 2 077 citernes, dont 177 sont publiques et 1 900 appartiennent aux maisons particulières. Elles ont ensemble une capacité de 202 535 m³.
Le pluviomètre du séminaire patriarcal démontre que la pluie tombe avec une abondance suffisante pour remplir les citernes cinq fois par an, ce qui donnerait près de 24 litres d’eau à consommer par habitant. Mais le sable dépurateur, occupant dans la citerne à peu près le tiers de sa capacité, les 24 litres se réduisent à 16.
Les citernes du Palais Ducal
M. Grimaud, de Caux a publié en 1860 dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences la description des citernes du palais ducal de Venise, en reproduisant la description qui lui avait été adressée par l’ingénieur de la municipalité de Venise, M. Salvadori. Voici, d’après ce dernier, la manière dont on construit les citernes.
Les matériaux essentiels d’une citerne sont l’argile et le sable. Pour les construire, on creuse le sol jusqu’à environ trois mètres de profondeur : les infiltrations de la lagune empêchent d’aller plus avant.
On donne à l’excavation la forme d’une pyramide tronquée, dont la base regarde le ciel. On maintient le terrain environnant à l’aide d’un bâti en bon bois de chêne ou de larix, s’appliquant sur le sommet tronqué, aussi bien que sur les quatre côtés de la pyramide.
Sur ce bâti en bois on dispose une couche d’argile pure, bien compacte et bien liée, dont on unit la surface avec un grand soin. L’épaisseur de cette couche est en rapport avec les dimensions de la citerne ; dans les plus grandes, elle n’a pas plus de 30 cm. Cette épaisseur est suffisante pour résister à la pression de l’eau, qui sera en contact avec elle, et aussi pour opposer un obstacle invincible aux racines des végétaux qui peuvent croître dans le sol ambiant. On regarde comme très important de n’y point laisser de cavités où l’air puisse se loger.
Au fond de l’excavation, dans l’intérieur du sommet tronqué de la pyramide, on place une pierre circulaire creusée au milieu en fond de chaudron, et on élève sur cette pierre un cylindre creux du diamètre d’un puits ordinaire, construit avec des briques sèches bien ajustées, celles du fond seulement étant percées de trous coniques. On prolonge ce cylindre jusqu’au-dessus du niveau du sol, en le terminant comme la margelle d’un puits.
Il y a ainsi, entre le cylindre qui se dresse du milieu de l’excavation pyramidale et les parois de la pyramide revêtues d’une couche d’argile reposant sur le bâti de bois, un grand espace vide. On remplit cet espace avec du sable de mer bien lavé, dont la surface vient affleurer l’argile.
Avant de couvrir le tout avec le pavé, on dispose à chacun des quatre angles de la base de la pyramide une espèce de boîte en pierre, fermée par un couvercle également en pierre et percé de trous. Ces boîtes, appelées cassettoni, se lient entre elles par un petit canal, ou rigole, en briques sèches, reposant sur le sable. Le tout est recouvert enfin par le pavé ordinaire, qu’on incline dans le sens des quatre orifices des angles des cassettoni.
L’eau recueillie par les toits entre par les cassettoni, pénètre dans le sable à travers les jointures des briques des petits canaux et vient se rassembler, en prenant son niveau, au centre du cylindre creux, dans lequel elle s’introduit par les petits trous coniques pratiqués au fond. Une citerne ainsi construite et bien entretenue donne une eau limpide, fraîche, et la conserve parfaitement jusqu’à la dernière goutte.
Sur la figure représentant la coupe d’une des deux citernes du palais ducal de Venise on voit que c’est là un véritable appareil de filtration des eaux pluviales. Le réservoir creusé dans le sol et revêtu d’argile à sa surface est rempli d’une couche de sable, et ensuite recouvert, au niveau du sol, d’un pavé ou d’un dallage. Sur le pavé sont ménagées, au niveau du sol, deux prises d’eau aboutissant à deux petits canaux. Entre les deux canaux est la citerne proprement dite, composée d’une cavité verticale en forme de puits, revêtue de pierres sèches sans mortier et percée à sa partie inférieure de petits trous destinés à laisser passer l’eau qui a filtré à travers la masse du sable. Un appareil quelconque pour l’élévation de l’eau, seau, margelle, corde d’appui, se trouve à la partie supérieure du puits.
Des citernes plutôt que des puits…
M. Grimaud, de Caux, dans son ouvrage sur les Eaux publiques, après avoir rapporté la description que nous venons de donner des citernes de Venise par M. Salvadori, la fait suivre de détails complémentaires et de ren-
Renseignements techniques, qu’il ne sera pas sans intérêt de mettre sous les yeux du lecteur.
En terre ferme, dans les villas, les maisons de campagne et de plaisance, dans les châteaux, dans les couvents, c’est toujours la citerne qui fait la base de l’alimentation. L’eau de puits ne compte pas.
Et, si on y réfléchit bien, le choix, quand on est dans l’alternative de creuser un puits ou de construire une citerne, ne saurait être douteux.
Pour les puits, les difficultés de l’exécution et les dangers qu’elle présente ; les frais presque toujours supérieurs à ceux qu’on avait prévus ; l’incertitude du résultat — une sécheresse tant soit peu prolongée venant démontrer l’inanité des efforts, quand on se croit arrivé au but, quand on croit avoir atteint l’eau — telles sont les chances que doit affronter le propriétaire qui veut creuser un puits.
Il n’en est pas de même s’il s’agit d’une citerne. Ici on opère à coup sûr ; tout dépend de la superficie de toit qu’on veut utiliser et de la quantité de pluie qui tombe dans la localité. La pluie est un phénomène météorologique dont l’apparition, liée aux conditions physiques du globe, est par cela même aussi constante et aussi bien réglée, pour ainsi dire, que le cours des astres. Après le beau temps vient la pluie, comme après le jour vient la nuit.
Des porteuses d’eau : les « bigolante »
La figure ci-dessus représente la cour du palais ducal à Venise, dans laquelle se trouvent les deux citernes. Leurs margelles sont des œuvres d’art que le dessin, la gravure et la photographie ont reproduites bien des fois. Ciselées par Alberghetti et Nicolo di Marco, elles représentent Moïse frappant le rocher de sa baguette pour en faire sortir d’abondantes eaux, et Rébecca qui présente sa cruche à Éliézer, en lui disant : « Buvez, mon maître, Bibe, domine mi ».
Tout le monde peut aller puiser dans les citernes du palais ducal, et dès le matin c’est un spectacle curieux que celui des porteurs d’eau (bigolante) qui vont y remplir leurs cruches de fer-blanc, ou les descendre dans les citernes au moyen d’une corde, quand l’eau commence à baisser par suite de puisements réitérés.
Les bigolante sont de jeunes Tyroliennes qui vont à Venise faire le métier que font à Paris les porteurs d’eau. Elles parcourent les places publiques ou les canaux de Venise, le chapeau de feutre à bords relevés coquettement posé sur l’oreille. Elles portent cette eau chez les pratiques, qui la leur payent, selon l’éloignement, 6, 8, 10 et 12 centimes pour seize à dix-sept litres.
Les eaux de la Brenta et le « Seriola »
Les citernes du palais ducal, jointes à celles des maisons particulières, sont restées longtemps le seul moyen d’alimentation de Venise en eaux potables. Au milieu du XIXᵉ siècle seulement, on a ajouté aux eaux des citernes celles qui proviennent d’une petite rivière, la Brenta, dérivée dans un petit canal.
On appelle Seriola le petit canal qui a été dérivé de la Brenta pour fournir un peu d’eau potable à Venise. Ce canal, toutefois, n’arrive pas jusqu’à Venise ; il s’arrête à Fusine, au delà de la lagune, dans le quartier de Moranzani. C’est là que des bateliers vont chercher l’eau. Mais il est écrit que tout doit être original et bizarre dans cette étrange ville de Venise où les rues sont remplacées par des canaux, où les chevaux et les voitures sont inconnus et où les jardins sont une rareté exceptionnelle.
Les porteurs d’eau de la Seriola sont les plus singuliers porteurs d’eau du monde. Au lieu de recevoir et de distribuer l’eau dans des cruches, ils en remplissent tout simplement leur barque, qui renferme deux compartiments à cet effet. Deux hommes mènent, à la rame et à l’aviron, la barque pleine d’eau douce ; et comme la barque est presque entièrement remplie, les bateliers circulent sur ses bords, pieds nus, pour pousser la rame et l’aviron.
Il arrive assez souvent, la barque étant toujours à peu près remplie, que, par un faux mouvement ou par un peu d’agitation, l’eau de la lagune vienne se mêler à l’eau douce. Les pratiques boivent alors de l’eau quelque peu salée. S’il fait grand vent, l’eau de la lagune est projetée en plus grande quantité dans la barque ; alors les bateliers se décident à revenir à la Seriola, pour remplacer leur chargement d’eau.
Il entre dans Venise environ quarante-deux barques par jour chargées de l’eau de la Seriola, et contenant environ vingt mètres cubes d’eau par barque. Les bateliers la vendent au prix de 15 centimes le mastello (environ 50 litres).
Conclusion (de Louis Figuier en 1875)
Il est évident que les citernes de Venise, qui sont de véritables appareils pour la filtration des eaux pluviales, pourraient être facilement imitées en d’autres pays, et remplaceraient, avec de grands avantages, les citernes dont on fait usage dans les campagnes et qui sont construites avec tant de négligence.
Dans son ouvrage sur les Eaux publiques, M. Grimaud, de Caux, s’est efforcé d’établir les avantages que présenteraient la conservation et l’aménagement des eaux de pluie pour les besoins de l’économie domestique, dans les habitations rurales, ainsi que dans les communes dépourvues de sources et de rivières. Bien des communes et des habitations rurales qui sont dépourvues d’eaux de sources et de rivières, ont recours à l’eau du ciel, mais elles en manquent souvent, non que l’eau provenant des pluies soit insuffisante, mais parce qu’on la recueille ou qu’on la conserve mal.
M. Grimaud de Caux arrive à conclure que, pour une population de mille habitants, il suffirait de rassembler annuellement 23 m³ d’eau, qui exigeraient, pour être recueillis, une superficie de 3 000 m² de toits. Or, cette superficie existe, non seulement dans toutes les communes de France, mais même dans de grandes habitations rurales. En rassemblant dans une citerne analogue à la citerne vénitienne, l’eau qui s’écoule d’une superficie de 3 000 mètres de toits, on se procurerait donc l’eau nécessaire aux besoins annuels d’une population de mille habitants !...
Louis Figuier, 1875