Ceux qui ont vu, en 1997, le dernier film d'Alain Resnais "On connaît la chanson", se souviennent de l'étudiante dépressive qui, à l'occasion d'un cocktail, dit faire une thèse sur les chevaliers paysans du lac de Paladru, ajoutant avec le plus grand désenchantement que cela n'intéresse absolument personne. Et c'est grand tort comme a su l'écrire dans sa préface l'éditeur de "Chevaliers-paysans de l'an Mil, au lac de Paladru" publié en 1993.
Le site de Colletière à Charavines dans les eaux du lac de Paladru est unique. Fondé en 1003, abandonné vers 1035, il se place dans une période fondamentale pour la compréhension du Moyen Âge. Les textes sont rares et les sites archéologiques mal connus pour ces temps. L’occupation du site en a été brève et unique. Il donne donc un “instantané” de la vie quotidienne. Le site est délimité ; il se trouve sur une ancienne presqu’île s’avançant sur le lac. Il est restreint et permet des études exhaustives. Immergé, il livre donc, comme tous les gisements en milieu humide, les objets et les restes architecturaux en matière organique jamais conservés ailleurs. Ceux-ci sont les plus nombreux mais accompagnés de tous les restes habituellement découverts lors des fouilles archéologiques : poteries, monnaies et instruments métalliques.
Recouvert rapidement après son abandon, il n’a subi aucun pillage et aucune récupération de matériaux. Il n’a pas été modifié ou perturbé par d'autres occupations humaines postérieures. Enfin, il a fait l'objet d’une longue recherche. Il y a aujourd’hui plus de vingt et un ans que Michel Colardelle et Eric Verdel, qui le rejoignit peu après, poursuivent avec obstination une fouille minutieuse. Ils ont su s'entourer de nombreux chercheurs maîtrisant toutes les techniques qui pouvaient apporter le moindre renseignement sur l’existence des chevaliers-paysans de l’an Mil. (...) et le présent ouvrage, destiné à un large public, (...) nous entraîne à la découverte de ce Moyen-Âge englouti.
Le lac de Paladru est une longue lame d'eau étirée entre deux lignes de collines, anciennes moraines laissées par les glaciers lorsqu’ils se retirèrent des “Terres froides” du bas Dauphiné, entre Voiron et La Tour-du-Pin, entre Rhône et Isère, au pied des falaises de Chartreuse.
À l’occasion d’étiages sévères ou d’abaissements importants et prolongés du niveau du lac, en certains points du périmètre lacustre, des alignements de vestiges de poteaux affleuraient ou émergeaient carrément des eaux. Dans les années 1860, cela intéressa l’historien Ernest Chantre, vite persuadé qu'il s'agis-
* “Chevaliers-paysans de l’an Mil, au lac de Paladru” par Michel Colardelle et Eric Verdel, Éditions Errance, 7 rue Jean-Baptiste Dumas, 75017 Paris – ISBN 287 772 0185 – 98 F TTC – Distribution Lavoisier
Il s'agit de palafittes, habitats péri-lacustres du Néolithique à l'âge du Bronze, repérables par les vestiges de pieux fichés en terre.
Les poteaux plantés dans les sédiments du lac, vestiges d'architectures de bois, étaient associés à des trouvailles d'outils divers, de débris de poteries et d'éléments d'engins de pêche. Il en conclut que ces traces d’occupation humaine étaient celles d'une société rurale organisée, agraire, mais vivant aussi des produits du lac. Mais le plus significatif pour lui était que les poteaux exceptionnellement émergés ne pouvaient être que les fondations d'un habitat sur pilotis. Il en conclut que cette communauté avait choisi le mode de défense le plus économique, le village lacustre, pour se protéger d’attaques surprises sans doute fréquentes.
Le mythe des hommes lacustres de Paladru était né et il a tenu presque un siècle, d'autant plus que les sites concernés ont été de nouveau submergés. L'eau protectrice de l'hypothétique village sur pilotis se refermait sur le mystère, jusqu'à ce que l’archéologie devienne une science à part entière, accompagnée d'une méthode d'investigation rigoureuse.
Presque simultanément, la plongée se perfectionne et devient un outil de l'archéologie sous-marine puis lacustre. Car après « l'exploitation » des épaves antiques aux alentours des ports méditerranéens, la plongée subaquatique archéologique, elle aussi, définit ses règles et découvre qu'il y a d'autres richesses à inventorier que les galères phéniciennes ou romaines.
L’archéologie lacustre est une école de patience et de rigueur. Le moindre mouvement brusque, le déplacement rapide d'un objet du fond, rendent l'eau turbide pour de longs moments. Il faut alors attendre que les matières en suspension se déposent ; cette attente est d'autant plus longue que les matières remises en suspension sont fines. Ces matières sont formées par le dépôt saisonnier de la biomasse planctonique, de nature organique, des tests siliceux d'une infinité de diatomées, des particules minérales apportées par l'érosion pluviale des terres agricoles avoisinantes. Sur ces terres, l'agriculture moderne a étendu l'usage des engrais minéraux dont le lessivage pluvial favorise l'eutrophisation du lac. En été, au moment où la température de l'eau est favorable à des plongées prolongées, lorsque les archéologues reçoivent l’aide bénévole de leurs étudiants, les sites sont envahis de masses cotonneuses et verdâtres d'algues filamenteuses bien nourries aux nitrates et autres phosphates agricoles qui gênent les fouilles.
Cette eutrophisation grandissante n'est pourtant pas totalement nouvelle ni seulement liée à la récente industrialisation de l'agriculture et à l'urbanisation moderne autour du lac. Elle a justement commencé avec la colonisation millénaire par les fameux chevaliers-paysans de l'an Mil. Le déboisement des pentes avoisinantes, leur mise en culture, l'élevage sur les sites habités et la fumure des terres, les déjections humaines et les détritus, toutes ces pratiques ont été les premières sources d’eutrophisation d'origine anthropique. Évidemment, cela n'avait pas l'ampleur actuelle, mais les sédimentologistes et les palynologues appelés au secours des archéologues pour dater les dépôts fouillés ont bien mis en évidence l'évolution de ce lac écologiquement fragile en raison du renouvellement lent de ses eaux.
Cependant, cette eutrophisation et la remontée des eaux, sans retour jusqu'au niveau de base de l'an Mil, ont pourtant eu un effet intéressant, particulièrement pour l'archéologie. L’accumulation benthique de matériaux organiques a recouvert les vestiges d'eaux et de sédiments chimiquement réducteurs, c’est-à-dire dépourvus d'oxygène dissous et de bactéries aérobies. Ainsi, à l'abri de l'oxydation chimique et biologique, les objets en cuir, en bois, ou leurs débris, des lambeaux de tissus ou de liens abandonnés par les chevaliers-paysans, ont été conservés quelquefois aussi bien que les éléments de poterie ou d'objets métalliques. Cette conservation en milieu réducteur a permis une collecte
d'une richesse historique exceptionnelle qui éclaire une période obscure faute de documents tangibles.
En effet, si l'on a de nombreuses données sur la vie politique – c’est à dire sur les alliances familiales, les traités et les guerres – et sur les activités intenses du clergé de cette période, on dispose de très peu d’informations sur le mode de vie des populations. Il en était de même pour les données sur le niveau technique des métiers de l’époque, sur les savoir-faire, c’est-à-dire tout ce qui n’était pas transmis par l’écrit ou dans l’architecture des cathédrales. En ce domaine il a fallu attendre encore sept siècles et les encyclopédistes, pour connaître l’intelligence artisanale et industrieuse enfin répertoriée – et donc reconnue – par les maîtres de l’écrit et de l’imprimé.
Aussi la trouvaille d’objets et d’outils intacts, de vestiges de récoltes, d’aliments végétaux ou carnés, de fondations et de restes de bâtiments autres que les églises et les forts, comme cela a pu se faire sous les eaux de Paladru, est un apport fabuleux pour les historiens. C’est comme un livre trop longtemps vierge dont les pages se remplissent brusquement, aussi vite et passionnément que sous la main du romancier. C’est que l’emboîtement de l’infinité des indices, des grains de pollen aux outils en passant par les restes alimentaires (ossements, coques de noix, graines, même des restes de pain brûlé…), des harnachements des chevaux et des hommes à la parure des femmes. Ou encore des engins de pêche aux assemblages de charpentes, aux armes acérées. Tout cela constitue un puzzle bien plus complexe que l’intrigue du plus fascinant roman.
Après des années de plongées, de repérages et d’investigations méticuleuses du fond lacustre, les archéologues plongeurs ont réalisé le super puzzle, à la fois histoire reconstituée et clé de cette histoire. Le résultat de l’exploration des trois sites archéologiques exploités du lac de Paladru qui s’est étalée sur plusieurs décennies, constitue donc une avancée importante des connaissances sur ce Moyen-Âge tant méprisé parce que bien mal connu.
Et si, comme en témoigne la richesse industrieuse et patrimoniale de ces chevaliers-paysans de Paladru, l’An Mil avait été un âge d’or dans l’Europe du Nord, en écho de celui de l’Andalousie au Sud. Tels que les décrivent Michel Colardelle et Éric Verdel, ces chevaliers-paysans de l’An Mil au lac de Paladru n’ont rien de guerriers rustres. Cavaliers émérites, richement armés, mais aussi artisans agraires efficaces, capables de ciseler le bois et le cuir ou d’aciérer le fer pour façonner ou parachever les objets domestiques ou le vêtement de leurs femmes, ils avaient les moyens d’acheter l’ambre balte, le verre latin, l’étain ou le cuivre des bijoux. Ils avaient des instruments de musique, harpe, vielle, flûtes et hautbois, que l’on croyait n’appartenir qu’aux seigneurs et aux trouvères. Aucun indice ne permet de penser qu’ils savaient lire, mais ils jouaient aux échecs, jeu intellectuel et stratégique (amené de Perse en Europe par les Arabes, beaucoup plus tôt qu’on le croit généralement) et tous ces objets retrouvés témoignent de raffinement et d’intelligence que la majorité des historiens n’accordait encore récemment ni à l’époque ni au peuple médiéval...
Mais revenons au lac et à l’erreur d’Ernest Chantre. « Aujourd’hui régulé par un système de vannes aménagé en 1865 pour alimenter sans discontinuité les industries installées en aval, le régime hydraulique du lac a connu dès l’origine de grandes variations. Variations saisonnières d’abord, l’étiage se situant le plus fréquemment en hiver, lorsque se conjuguent l’effet cumulé de plusieurs mois de faibles précipitations, de chaleur et de vent, et la rétention par le gel, ou à la fin de l’été lorsque le printemps, par exception, a été moins pluvieux et l’été très sec. Même aujourd’hui, l’écart entre le maximum et le minimum annuel peut atteindre 3 m. Variations décennales et multi-décennales ensuite, qui seules expliquent (en l’absence certaine de facteurs géologiques, séisme, mouvement tectonique, etc.), la présence de sites littoraux au Néolithique, au début de notre ère, au Xe-XIe et enfin au XIIIe siècles, sites actuellement noyés.
C’est que le lac de Paladru, davantage encore que les autres grands lacs alpins dont il diffère par plusieurs caractères, fonctionne comme un pluviomètre ». Il ne bénéficie que de l’apport pluvial d’un bassin versant réduit de 1000 hectares. En revanche, peu profond, le lac qui a une superficie de 400 hectares, subit une forte évaporation due à la chaleur et au vent. Les spécialistes estiment ainsi que cette évaporation représente un volume d’eau deux fois plus élevé que le volume moyen évacué par l’exutoire qu’est la Fure (1000 l/s en moyenne). Les dépôts sédimentaires annuels fins (varves) ont permis de vérifier cette dépendance étroite du niveau du lac avec les variations pluviométriques majeures et de dater les périodes de niveau bas permettant la colonisation des promontoires secs et stables. Chaque fois ces régressions lacustres majeures ont favorisé une implantation humaine terrestre sur sol sec, ou facilement assaini, même au Néolithique.
L’étude attentive des vestiges architecturaux des habitats, aussi bien néolithiques que médiévaux, montre que leurs fondations étaient soignées et aménagées sur un sol émergé dont le drainage naturel était renforcé. Les poteaux dont on retrouve les bases noyées étaient les montants et les portants de charpentes et de parois totalement aériennes, et n’ont jamais eu le rôle de pilotis. L’analyse attentive de la géologie quaternaire et de tous les vestiges architecturaux, en particulier dans leurs parties enfouies par construction, menée par Michel Colardelle, Eric Verdel et leurs collaborateurs, démonte complètement la théorie chantrienne d’habitat palafitte. L’imagerie d’Épinal des manuels scolaires relative aux cités lacustres protohistoriques ou de notre ère en prend un rude coup, et est complètement mise par terre - c’est le cas de le dire - pour les habitats péri-lacustres alpins inventoriés.
Si les sites archéologiques du lac de Paladru ont très largement enrichi nos connaissances autant sur le néolithique dauphinois que sur cette société paysanne, industrieuse et militaire de l’an Mil, il convient de rappeler que c’est grâce à la patience et la méticulosité des archéologues plongeurs. Un nouveau métier de l’eau, en quelque sorte, qui s’ajoute à ceux d’hydrologue, de paléo-climatologue et d’hydraulicien, qui ont aussi apporté leurs compétences à cette passionnante quête historique.
Le Musée archéologique et ethnographique de Charavines, géré par la Maison de Pays des Trois Vals - Lac de Paladru, en partage avec le Musée Dauphinois, expose et commente avec un grand intérêt le patrimoine exondé. Pour être en mesure d’apprécier la prouesse des archéologues plongeurs, pendant les mois de juillet et d’août (sauf les mardis), on peut aussi suivre la visite commentée du chantier de fouilles sub-lacustres de Colletière, tout près de Charavines dans l’Isère.
Cette histoire d’eau n’aurait pu être réalisée sans l’aimable et très diligente assistance des animatrices de la Maison de Pays à Charavines, qui nous ont abondamment documentés et confié les illustrations photographiques.
Jean-Louis Mathieu