Les barrages romains
Le but d’un barrage — rehaussement du plan d’eau et dérivation ou bien également emmagasinage de l’eau — n’a que peu d’influence sur sa forme constructive. La poussée de l’eau à laquelle il doit résister ne dépend en effet que de sa hauteur et de sa longueur et non pas de la grandeur de la retenue. Le principe le plus simple est évidemment d’opposer à la poussée de l’eau le poids de l’ouvrage, comme ceci se réalise dans les barrages-poids et les digues en terre ou enrochements. Plus raffinés sont les ouvrages qui utilisent également la résistance de leur matériau de construction, comme les barrages à contreforts et les barrages-voûtes. De même que les barrages-poids, ils demandent un sol de fondation compétent, de préférence rocheux.
LA CONSTRUCTION DES BARRAGES AVANT L'ÉPOQUE ROMAINE
Ces considérations étaient connues, tout au moins d'une manière intuitive, par les constructeurs de barrages romains, mais contrairement à d’autres ouvrages hydrauliques, ils ne pouvaient pas prendre comme modèles des réalisations étrusques ou grecques. Le seul barrage grec identifié jusqu’à présent, près de Kofini dans le Péloponnèse, servait à la dérivation d’un fleuve menaçant la ville de Tirynthe par ses crues et non pas à son alimentation et date du XIIIᵉ siècle av. J.-C. Encore plus anciens sont le petit barrage-poids de la fin du IVᵉ millénaire av. J.-C. près de Jawa en Jordanie et le barrage en enrochements de Kafara à 30 km au sud du Caire, qui se rompit probablement peu de temps après sa construction au milieu du IIIᵉ millénaire av. J.-C.
Les réalisations plus récentes, comme les barrages de Rusa Iᵉʳ (734-714 av. J.-C.) près du lac de Van en Turquie orientale, de Sennachérib (705-681 av. J.-C.) au nord-est de Ninive, de Darius Iᵉʳ (521-486 av. J.-C.) sur le Kor dans le Fars iranien ou même la fameuse digue d’Arim près de Marib au Yémen, les archaïques Gabarbands au Beluchistan dans le Pakistan occidental et les nombreux et grands barrages en terre des Cingalais sur Sri-Lanka se trouvaient au-delà de l’horizon des Romains, quand ils entreprirent eux-mêmes la construction des barrages, ce qui fut le cas relativement tard.
SUBIACO, L'OUVRAGE LE PLUS ÉLEVÉ D'ITALIE
Vitruve décrit vers l’an 25 av. J.-C. différents ouvrages hydrauliques, mais pas de barrages. Il en est de même avec Frontin un siècle plus tard. Quoique il mentionne le « lacus qui est super villam Neronianam Sublacensem », dans lequel fut déplacée la prise d’eau de l’aqueduc de l’Anio Novus à cause de la plus grande propreté de l’eau, il ne dit rien du barrage formant le lac. Celui-ci et deux ouvrages plus petits à l’amont et à l’aval furent construits au temps de l’empereur Néron (54-68) pour créer des lacs de plaisir dans sa villa à Subiaco, 50 km à l’est de Rome. Tous les trois étaient des barrages-poids rectilignes en maçonnerie et celui du milieu atteignit la hauteur record de 40 m. Il s’est écroulé en 1305 sans laisser beaucoup de traces.
Le barrage de Subiaco ne fut pas seulement le plus haut construit par les Romains, mais il semble qu’il s’agisse de l’unique ouvrage pour lequel les Romains utilisèrent en Italie la technique des barrages. Les applications dans presque toutes les provinces de l’empire ont été par contre très nombreuses. De ce fait les considérations qui suivent se limitent aux ouvrages les plus typiques ou les plus importants.
LES GRANDES RÉALISATIONS ESPAGNOLES DE TOLÈDE ET MÉRIDA
Parmi ces dernières comptent certainement les barrages en terre de Proserpina et de Cornalvo, en tête de deux aqueducs de 12 et 25 km de longueur qui alimentaient la ville de Mérida dans le sud-ouest de l’Espagne. Leur datation est incertaine. Ils pourraient avoir été construits peu après la fondation en 25 av. J.-C. de Emerita Augusta comme capitale de l’une des trois provinces espagnoles. Au vu des témoignages littéraires cités ci-dessus, leur datation semble plutôt se rapporter au règne de Trajan (98-117) qui, en tant que premier empereur d’origine provinciale, provenant justement du sud-ouest de l’Espagne, pourrait avoir favorisé tout spécialement le développement de cette région. Les deux barrages sont en service encore aujourd’hui, non plus pour l’approvisionnement en eau de Mérida, mais pour des irrigations locales.
Le barrage de Cornalvo, le plus haut et le plus récent des deux, a une hauteur maximale de 15 m, une longueur au couronnement de 194 m et une coupe transversale à deux talus d'un aspect tout à fait moderne. Sa partie amont, plus fortement inclinée, restaurée en 1936, consiste en un treillis de murs longitudinaux et transversaux avec les espaces entre les murs remplis d’argile et de cailloux couverts par une dalle en béton revêtue de pierres. La tour de prise d’eau à l’amont du barrage, qui mesure 4,5 sur 4,5 m en plan, bien conservée, est remarquable. L’eau y pénètre par de petites ouvertures disposées à différents niveaux et la quitte par un tuyau passant sous le corps du barrage. Les ouvertures à différents niveaux assuraient le fonctionnement de la prise d'eau en dépit d'un envasement progressif de la retenue.
Deux tours de prise d'eau semblables furent aménagées au barrage en terre de Proserpina d'une hauteur maximale de 12 m et d’une longueur au couronnement de 427 m. Elles se trouvent cependant derrière et non pas devant le parement amont, constitué dans ce cas d’un mur presque vertical. Celui-ci consiste en une paroi amont de blocs taillés, légèrement en gradins, et une paroi aval de moellons. Entre les deux parois se trouve un noyau en béton. Au droit de la plus grande hauteur du barrage se trouvent, tous les 16 m environ, des contreforts minces placés à l’amont, qui cependant contribuent peu au soutènement du mur sous la poussée du corps de terre aval lors d'une vidange de la retenue. Selon la hauteur, dans ce corps, de la nappe phréatique qui ne s’abaisse qu’avec un certain retard, ou bien lorsque la terre est détrempée par des précipitations, la stabilité du mur amont est bien précaire à retenue vide.
Cette stabilité s’avéra insuffisante au barrage en terre d'Alcantarilla, haut de 14 m et long de 550 m. Il constituait le point de départ de l’aqueduc de Tolède (Toletum) construit au IIᵉ siècle apr. J.-C., long de 38 km, qui traversait la gorge du Tage à l’est de la ville au moyen d’un siphon placé sur un pont à arches de 50 m de hauteur. Les ruines et les débris du mur amont du barrage d’Alcantarilla se trouvent toujours dans la même position qu’après l’effondrement vers l’amont, survenu à une date inconnue, et la coupe transversale originale du barrage est encore facilement reconnaissable.
Également au sud de Tolède, et à l’ouest de Consuegra, se trouvent les ruines bien conservées d'un barrage, haut de 5 m à peine mais long de 664 m. Remarquable est le fait qu'une partie de ce mur, d'une épaisseur de 1,3 m seulement, est appuyée non pas par un corps de terre aval mais par des contreforts larges de 1,3 m, longs de 1,7 m et espacés de 5 à 10 m. Ce principe de barrage à contreforts fut également appliqué à l’ouvrage d’Esparragalejo, au nord-ouest de Mérida, avec la même hauteur mais seulement la moitié de la longueur, ouvrage qui a été complètement reconstruit en 1959.
Le parement aval du mur de retenue est concave entre les contreforts, ce qui représente un premier pas en direction des barrages à voûtes multiples.
LES BARRAGES À CONTREFORTS, EN AFRIQUE DU NORD
Le type de barrage avec mur amont vertical qui s’appuie soit sur un massif en terre, soit sur des contreforts, apparaît également parmi les barrages romains en Afrique du Nord, particulièrement nombreux en Tripolitaine aux environs de Leptis Magna qui fut la ville natale de l’empereur Septime-Sévère (193-211). La région, productrice d’huile d’olive, jouissait déjà d’une prospérité considérable avant l’époque de Septime-Sévère. Les barrages en terre qui atteignent 7 m de hauteur et 900 m de longueur, furent construits principalement dans des vallées larges, à faible pente et équipés aux deux extrémités de déversoirs en maçonnerie. Dans les oueds plus étroits, où l’évacuation des crues souvent très violentes demandait toute la largeur de la vallée, les Romains construisirent des barrages-poids et des barrages à contreforts pouvant être submergés sans danger.
Des représentants remarquables du type de barrage-poids furent construits dans l’oued Megenin, à 40 km au sud de Tripoli (Oea), avec des blocs extraits du lit de la rivière et de carrières. Leur parement amont vertical est soigneusement crépi, tandis que les parements aval forment des gradins très raides. De ce fait, ces barrages hauts au maximum de 5 m, présentent des coupes transversales presque rectangulaires, avec des largeurs de base généralement généreuses analogues à la coupe du plus grand barrage-poids romain en Afrique du Nord sur l’oued Derb près de Kasserine (Cillium) en Tunisie.
Ces ouvrages d’Afrique du Nord ne servaient pas tous à la dérivation et à l’emmagasinage pour l’irrigation et l’alimentation en eau, mais en partie à la retenue d’alluvions et à la formation de surfaces de terrain arable dans les lits des oueds. Les Romains ont vraisemblablement appris cette technique des Nabatéens tombés sous leur influence en 62 av. J.-C. et qui avaient, grâce à cette technique, colonisé le désert (israélo-jordanien) du Néguev.
Héritant des ouvrages légués par les Nabatéens (comme par exemple les barrages-poids situés dans l’oued Kurnub, à 36 km au sud-est de Beerseba), les Romains en construisirent également de nombreux dans leurs provinces du Levant.
LES BARRAGES-POIDS DE SYRIE
Particulièrement intéressant est le barrage-poids de Harbaqua, haut de 21 m et long de 365 m, dans le désert syrien à mi-chemin entre Damas et Palmyre. Il est construit en béton revêtu sur les deux parements de pierres de taille. Deux vidanges de fond et la conduite de prise d’eau à mi-hauteur le traversent. La retenue servait à l’irrigation des champs voisins, dont les produits alimentaient le centre commercial de Palmyre développé avec faste sous l’empereur Hadrien (117-138). Aujourd’hui la retenue est complètement envasée.
Par contre on peut toujours voir en service la retenue d’irrigation de Homs (Emesa) sur le Nahr el Asi (Oronte) avec une capacité originale de 90 millions de m³ et, après une surélévation en 1938, de 200 millions de m³. Le barrage, long de 2 000 m et haut au maximum de 7 m, était autrefois daté sur la base d’une indication de Strabon (58 av.-25 apr. J.-C.) du temps du pharaon égyptien Seti Ier (1306-1290 av. J.-C.); mais Smith a démontré, de manière convaincante, qu’il ne fut construit qu’en 284 apr. J.-C. sous l’empereur romain Dioclétien (284-305). Du type « poids », il est construit en béton de moellons revêtu des deux côtés de pierres taillées grossièrement et a une coupe transversale de dimensions respectables.
Ce dernier aspect n’est pas valable pour les barrages romains de Turquie : ceux-ci consistent en deux murs verticaux de blocs taillés de 70 à 100 cm d’épaisseur,
dont les joints sont parfois remplis de plomb, entre lesquels se trouve un noyau imperméable d’argile. La stabilité de ces barrages dépend évidemment du rapport entre l’épaisseur totale et la hauteur maximale de l’ouvrage. Au barrage de protection contre les crues de Çavdarhisar (Aezani) en Turquie occidentale, haut de 10 m, et au barrage d’alimentation en eau de Böğet (Mustilla) dans le sud de l’Anatolie, haut de 4 m seulement et d'origine incertaine, ce rapport est de 0,6 ce qui est tout juste suffisant si l'on prend en considération la sous-pression sur les fondations. Il est par contre tout à fait insuffisant pour le barrage d’irrigation de Orükaya dans le nord de l’Anatolie, qui n’a que 5 m d’épaisseur totale, mais 16 m de hauteur maximale. De plus, quoique la retenue soit complètement envahie et la moitié supérieure du mur aval écroulée, le barrage, long seulement de 40 m, est resté debout probablement grâce à son encastrement dans les flancs de la vallée.
GLANUM ET DARA, DEUX EXEMPLES DE BARRAGES-VOÛTES
Les ingénieurs romains réalisèrent avec intention la butée contre les flancs de la vallée au barrage d’alimentation en eau du Vallon de Baume, au sud de Saint-Rémy-de-Provence (Glanum). Ils donnèrent au barrage, de structure similaire à celle des ouvrages de Turquie, une forte courbure en plan. Ce fut la première
application, dans la technique des barrages, du principe de la voûte, que les Romains utilisaient depuis longtemps avec une grande maîtrise pour leurs ponts et bâtiments. Le site du Vallon de Baume fut recouvert presque complètement en 1891 par un nouveau barrage, de sorte qu'il faut avoir recours à un relevé des tranchées de fondation du barrage romain, daté du XVIIIe siècle, pour reconstituer ses caractéristiques. Il paraît avoir été cylindrique avec une hauteur maximale de 12 m, une longueur au couronnement de 18 m et un rayon de courbure de 14 m. Les murs amont et aval présentaient respectivement une épaisseur de 130 et 100 cm, et le noyau intermédiaire de terre était lui-même épais de 160 cm environ.
La preuve écrite que les ingénieurs romains connaissaient au moins en principe l'action statique d'un barrage-voûte est plus récente : plusieurs siècles plus tard, Procope relate que, quand Chryses d’Alexandrie fut chargé par l'empereur Justinien Ier (527-565) de construire un barrage de protection contre les crues à Dara sur la frontière turquo-syrienne, il ne le construisit « ... pas rectiligne, mais en forme de croissant, de manière que son arc, qui était tourné contre le courant de l’eau, puisse mieux résister à la violence de celui-ci ».
Après cela, la conception du barrage-voûte tomba dans l’oubli jusqu'à ce qu’elle voie une renaissance passagère mais spectaculaire à la fin du XIIIe siècle en Iran sous les Khans mongols. Entre temps plusieurs barrages-poids importants avaient été construits dans la région. D’une part, ils étaient issus de l’expérience des Arabes du Yémen, où la construction de barrages était devenue une tradition dès la construction de la digue d’Arim mentionnée plus haut. D’autre part, de fortes impulsions provenaient certainement des barrages combinés avec de puissants ponts à arches, que l’armée romaine faite prisonnière avec l’empereur Valérien (253-260) dans la bataille d’Urfa (Edessa) dut construire aux environs de Chouchter dans le sud-ouest de l’Iran. La technique romaine des travaux hydrauliques pénétra ainsi très loin en Orient, qui, dans ce domaine du moins, prit la tête pour plusieurs siècles, tandis que l’Occident était absorbé par les troubles de la christianisation et de la germanisation, ainsi que par le renouvellement lent qui les suivit.
N. Schnitter, The Evolution of the Arch Dam, « Water Power », October and November 1976.
BIBLIOGRAPHIE
N. Schnitter Reinhardt, Ing. dipl. EPFZ d’après le n° 38 de la revue « Les dossiers de l’archéologie ».
N. Schnitter, A Short History of Dam Engineering, « Water Power », 1967, p. 142-148.
N. Smith, A History of Dams, P. Davies, London 1971.