1992, Année de l'Espagne mondialisée par les Jeux Olympiques de Barcelone et l'Exposition Universelle de Séville. C'est aussi le cinqcentenaire de la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb, le génois dont l'obsession indienne a convaincu Isabelle la Catholique de financer son aventure occidentale. C?est aussi l'exposition de l'Espagne post franquiste, démocratique, européenne, novatrice, technicienne et travailleuse.
C’est le Sud ensoleillé de l’Europe et son attraction exotique pour les gens du Nord. El Sur, le Sud, cette Andalousie qui paraît n’avoir que des oranges, du sable et du soleil à vendre. Cette Andalousie rurale, encore au régime féodal de la grande propriété, à l’emploi agricole précaire, au plus fort taux de chômage de toute l’Europe, ambitionne de devenir la Californie de l’Espagne. Séville a été choisie pour “L’Expo”, l’Expo doit être la vitrine d’une “Sevilla del siglo XXI”. Après l’événement, les infrastructures et les bâtiments de l’expo seront la base d’une nouvelle silicon valley et l’agence “Cartuja 93” du gouvernement régional propose locaux et communications de pointe du site de l’expo aux investisseurs potentiels.
Mais pour que la dernière exposition universelle du 20ᵉ siècle soit un succès qui assure l’avenir de Séville, il faut que l’accueil et le confort soient parfaits. Pour l’accueil, les sévillans sont confiants, cela fait partie de leur tradition culturelle. Pour le confort, cela va être une autre paire de manches : l’expo va se tenir de début mai à la mi-octobre. En général, dès le 1ᵉʳ mai, il fait déjà 25 °C à dix heures du matin. Du 15 juin à la fin août, les moyennes des maximales estivales dépassent toujours 38 °C, souvent 40 °C et 42 °C durant le cœur de l’été. En prime, dès janvier, tous les sévillans savent que 92 va être la quatrième année consécutive d’une sécheresse quasiment sahélienne ; il y a depuis longtemps des coupures quotidiennes d’eau. Les visiteurs de l’expo risquent bien de souffrir de déshydratation et d’hyperthermie et de ne jamais remettre les pieds à Séville. Ce serait une contre-publicité catastrophique pour les ambitions économiques et sociales de l’Ayuntamiento de Séville et la Junta d’Andalousie.
Mais les organisateurs et les architectes de l’exposition ont prévu le pire ou presque. Il y aura pour rafraîchir les allées, espaces de repos, jardins et autres “flanades”, autant de bassins, de canaux et de fontaines sur le site de la Cartuja
que dans tout Séville. Mieux, une grande partie des allées reliant les pavillons, du moins celles qui seront les plus fréquentées, seront couvertes de pergolas végétalisées et irriguées pour procurer ombre et fraîcheur.
Comme la canicule sévillane est redoutable et l’effet thermique des pergolas limité, les architectes et les ingénieurs ont imaginé un réseau de nébuliseurs qui dispersera un aérosol d'eau dont la détente devra abaisser de 4 ou 5 °C l'ambiance sous les pergolas. Tous ces équipements fontainiers et hydrauliques divers, dispersés sur tout le site de l’expo vont représenter un chantier de tuyauterie et de pressurisation d'une complexité qui n'a d’égale que celle des réseaux câblés du site.
Du côté des concepteurs nationaux de chaque pavillon, la climatisation est aussi le problème technique majeur après la technique architecturale. Beaucoup concevront des pavillons clos avec une climatisation active, gourmande en eau et surtout en électricité, mais bien maîtrisée. C’est le cas de pavillons que les concepteurs ont voulu prestigieux et esthétiques, comme ceux du Japon ou de la France.
D’autres pays plus modestes ont privilégié le contenu, limité le coût architectural de leur pavillon et joué sur une climatisation passive. Le pavillon de la Hollande en a été le meilleur exemple : imaginez une structure cubique sans parois, agencée comme un parcours aérien de quatre étages d’escaliers et de coursives, comme autant de galeries d’exposition ombreuses. En effet ce cube ouvert est lui-même inscrit dans un cube de toile de jute à la trame lâche pour arrêter l’insolation, et imbibée en permanence d’eau débordant du toit pour assurer la fraîcheur intérieure. Le pavillon du Royaume Uni, bâtiment fermé, utilisait le même principe, mais la toile dégoulinante et décorée par l’emblème de l'Union Jack ne couvrait que la grande façade du pavillon.
Les chiliens, eux, ont voulu prouver leur capacité à exporter non seulement leurs produits agricoles frais, mais aussi le froid de leur conditionnement : leur pavillon est rafraîchi par un iceberg amené tout exprès des environs du Cap Horn.
Mis à part le pavillon chilien, tous ont eu besoin d'eau à des niveaux divers, pour la climatisation, mais aussi en fonction de leur thème d’exposition, comme la serre tropicale du pavillon de l’Amérique latine, ou les multiples fontaines du pavillon du Maroc. Beaucoup ont fonctionné en circuit fermé pour l’eau ludique ou décorative, mais c'est tout de même une énorme demande qu'il fallut prévoir en sus de l'eau d’irrigation et de rafraîchissement des allées, jardins et aires de repos de l’expo.
Pour le seul système d'irrigation des pergolas, les données de base avaient de quoi décourager les meilleures volontés : les températures maximales du mois d’Août atteignent 48 °C et l’évapotranspiration au sol est de 13 mm par m² et par jour. Mais il était prévisible que les pergolas, en général à 6 m du sol, mais aussi à 12 ou 15 m, étant ainsi plus exposées au vent, auraient une évapotranspiration encore plus élevée. La couverture des allées par les pergolas représentait 5 hectares dispersés sur les 215 ha de l’expo. Elle a nécessité 64 km de conduits d’irrigation en goutte à goutte, d’aspersion et de drainage et 5 km de conduites principales enterrées. Pour les seules pergolas, c’est près de 1000 m³/jour qui furent nécessaires en goutte à goutte plus une aspersion dépoussiérante nocturne.
L’infrastructure du réseau de goutte à goutte devait assurer le transfert de l'eau, mais aussi des nutriments, des hormones de croissance, du CO₂ additionnel et des fongicides et nématicides, jusqu’à cha-
Le réseau général d’alimentation pompait l’eau dans le Guadalquivir et, après filtration, distribuait l'eau aux différents services, dont l'irrigation. Les stations de filtration d'eau destinée à l'irrigation des pergolas étaient composées des éléments suivants : filtre à sable (0,7 à 1,2 mm), filtre à maille (155 mesh), un contrôle automatique d’arrosage, un nettoyage automatique, une pompe doseuse à piston, et des automates programmables. Ces différents automates servaient à réguler la pression dans le réseau d'irrigation, à doser les ajouts en fonction des débits et des répartitions culturales et les données bioclimatiques fournies par la station météorologique du parc. La finalité de cette station était de pouvoir disposer de données ambiantes locales et ainsi de pouvoir étudier la réponse des différentes espèces plantées. En effet, un ordinateur, avec les données météo-climatiques locales, centralisait aussi les données des bacs des pergolas : pH, conductivité, humidité du sol et température de l'eau.
Dès le début du projet, la nécessité de deux systèmes d’irrigation, en goutte à goutte et par aspersion à l'aide d'une multitude de petits asperseurs (2,5 m de rayon d’aspersion) a été une évidence, au moins en terme de sécurité, mais aussi de confort des plantes. L’aspersion périodique, en nettoyant les feuilles du dépôt de poussière important lié au climat sec et à la surfréquentation des lieux pendant la durée de l'expo, devait permettre la transpiration et donc la croissance normales des plantes dès l'installation des pergolas sur le site.
L'utilisation du CO₂ dans l’irrigation au goutte à goutte a été une première mondiale. Les avantages attendus en étaient l'acidification du pH de l'eau, une meilleure assimilation des nutriments, une meilleure formation des auxines et hormones de croissance, un accroissement de la transpiration de la plante, ainsi que de son indice d’échange du CO₂. Ainsi la bonne production végétative devait assurer la vigueur des plantes et leur résistance aux parasites et champignons, et la transpiration des pergolas bien végétalisées devait atténuer la canicule sous leur couvert.
Parallèlement, mais indépendamment de l’irrigation, le réseau des brumisateurs était aussi réparti le long des allées, sur les poteaux qui soutenaient les pergolas. Le premier chuintement qui vous lâchait un nuage d'eau pulvérisée juste au-dessus de la tête avait de quoi surprendre, mais bien vite, la chaleur croissant avec l'heure, les visiteurs recherchaient ces bouffées trop fugaces de fraîcheur.
À la méridienne, les visiteurs qui ne s’attardaient pas dans un pavillon intéressant, ou que la canicule décourageait de faire la queue pour un autre pavillon, se réfugiaient dans les espaces couverts et aquatiques, tels que l'avenue de l'Europe marquée par la tour de l'Europe, ou l’avenue des Palmiers, entre la sphère bioclimatique et le pavillon de l’Espagne. La sphère bioclimatique était sensée descendre de 5 °C la température de son proche environnement, grâce à un système de micronisation de l'eau sur toute sa surface et qui produisait 5 millions de frigories. La sphère étant installée en plein soleil, son influence rafraîchissante était en fait très limitée. Partant de la base de la sphère, un canal animé par un alignement de jets bouillonnants se dispersait en lames déversantes dans des bassins latéraux aux bords desquels on pouvait s’asseoir en se trempant les pieds. L’espace ombreux de cette avenue était couvert par une immense pergola occultant le soleil. Dans l’avenue de l'Europe, au lieu d'un canal, l'espace au pied de la tour de l'Europe était un immense bassin sans profondeur, couvert par de larges
Travées sur pilotis.
Habillées d'un aggloméré de caoutchouc rouge confortable et silencieux, ces travées invitaient au repos, au pique-nique, les pieds dans l'eau. Elles étaient couvertes par un dais haubané, formé d’un assemblage de carrés de toile, tendus par une résille de câbles.
Quelques grandes cheminées de toile blanche constituaient de modernes “pièges à vent”, selon l'antique mais efficace climatisation passive perse.
Un autre lieu remarquablement dédié à l'eau, était l'avenue de l'Eau. Un mur de verre de 6 mètres de haut et de 300 m de long sinuait autour de l’axe de cette avenue, matérialisé par un alignement discontinu de pergolas longitudinales. Tout le long de la crête de ce mur transparent dégringolait un rideau continu d'eau bruissante. Le public de l’expo qui est venu se reposer à l’ombre de cette merveille n’a sans doute jamais réalisé quelle prouesse technique représentait la continuité mouvante de ce rideau liquide de 300 mètres. Cette ligne ondoyante qui “s’envisageait comme un fleuve dont la source à l’occident et l'embouchure dans une fontaine-pilier, côté oriental” sur la Route des Découvertes, [pouvait] ainsi symboliser l'Amazone.
Une autre architecture linéaire d'eau était aussi fréquentée pour sa beauté et sa fraîcheur. Dans l’avenue n° 1, proche de l'avenue de l’Europe, entre deux rangées de pergolas, un canal de marbre blanc dominait les visiteurs, appuyé sur des piliers de verre dans la paroi desquels l'eau descendait. Au bout du canal, la lame déversante s'engouffrait dans une double paroi de verre qu'une arche divisait en deux rideaux mouvants ouvrant sur le Lac d’Espagne.
Pour toutes ces merveilles hydrauliques et aquatiques qui ont attiré et rafraîchi les foules européennes, pendant six mois de canicule et de sécheresse supplémentaire, il a fallu vider les barrages de toutes les sierras du Guadalquivir pour soutenir son débit. Les habitants de Séville, mais aussi de toutes les villes du bassin ont été quotidiennement privés d'eau, pour satisfaire à la fois les besoins agricoles et la demande exceptionnelle en eau de cette féria dont la modernité n’avait aucun trait andalou. Sur la Cartuja que la fête mondiale a désertée, le Centro de las Nuevas Tecnologías del Agua (CENTA) est l'un des rares organismes installés sur le site de l'expo. Sa création, justement en ce lieu, est symbolique de la continuité des problèmes de l'eau bien au-delà de l’éphémère fête internationale et millénariste.
Jean-Louis Mathieu
Crédit photos : Gaëlle Mathieu