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Histoire d'eau : Le Vasa : un grand navire qui n'a jamais navigué

30 decembre 1999 Paru dans le N°227 à la page 68 ( mots)

Un bref voyage professionnel, bien organisé et chronométré entre deux vols d'avion, dans une grande ville étrangère ne vous épargne heureusement pas totalement l'imprévu, l'anecdotique, l'incongru ou le décalage temporel total, ou, comme ici le tout à la fois.

[Photo : À Stockholm, les égoutiers, sont respectés au point d’être statufiés - avec humour]

Il était une fois une grande ville, une capitale, construite sur un tel nombre d’îles séparées par une multitude de canaux, qu’on l’avait surnommée la Venise du Nord. Quand j’y débarquais un soir de février, gelé, pataugeant dans la neige pour trouver un restaurant, je pensais quant à moi que l'on aurait dû plus exactement l'appeler la Venise du Grand Nord. Dans cette fin d’après-midi d’hiver, noire comme la nuit, les façades modernes, les trottoirs gadouilleux de neige sale et fondante, les ponts ventés sur des canaux noirs émaillés de plaques de glace livide, me démoralisaient. Ce samedi soir, pourtant pas vraiment glacial, était immobile, terne et comme éteint. Il n'y avait que des étrangers pour battre la semelle dans les rues.

Ce n’est qu’en sortant d'un bon restaurant de Gamla Stan, la vieille ville, le ventre plein et les pieds chauds, que je retrouvais un esprit serein et contemplatif.

Les rues me paraissaient moins vides, nous n’étions plus les seuls noctambules. Ces quartiers anciens avaient un caractère bien particulier.

Même quand leur éclairage était parcimonieux il révélait une beauté architecturale diverse dans ses époques et qui méritait la visite de jour, même en cette froide saison.

Notre Cicérone, en nous ramenant à l’hôtel, nous conseilla d’occuper le lendemain matin à aller visiter le musée du légendaire Vasa. Au petit-déjeuner, les vétérans des déplacements en Suède nous confirmèrent l'intérêt de l’option, la saison ne se prêtant pas vraiment à une promenade sur les canaux ; certains assuraient avoir fait déjà deux ou trois fois sans lassitude cette visite.

Bien chaussés et bardés de la certitude confortable d’un objectif bien défini, nous fîmes quelques-unes à repartir vers Gamla Stan, dépasser le quartier en suivant des canaux gelés, avec bientôt comme repère lointain, trois mâts à l’ancienne crevant le toit d'un énorme édifice qui dominait puissamment bateaux, arbres et bâtiments alentour.

Après des kilomètres de quais garnis d'une multitude variée de bateaux à l'hivernage, d’allées d'un parc romantique à souhait, le musée fut d’abord un havre obscur et chaud, encore endormi en cette fin de matinée dominicale. La projection de l'histoire du Vasa et de son musée, aussi fabuleuse qu'une légende, fut d’abord un moment douillet à se réchauffer de la longue promenade. Après la projection, les yeux accoutumés au clair-obscur ambiant, l’énormité majestueuse et dorée du Vasa se révéla dans sa splendeur, enchâssé dans son bâtiment comme un bijou dans son écrin de velours sombre. L’erreur mégalomane de conception du Vasa qui fit, en quelques secondes le 10 août 1628, une épave du plus beau vaisseau amiral de tous les temps, est à l’origine de l'un des grands émerveillements de notre siècle. Émerveillement de l'histoire de la construction navale au siècle des rois les plus ambitieux de l'Europe, émerveillement devant la prouesse technique de renflouement, de restauration et enfin de conservation, à l’échelle du fabuleux navire amiral.

Depuis son naufrage inaugural, le Vasa, comme des milliers de bateaux naufragés dans la Baltique, dormait au fond de l'avant-port de Stockholm, avec ses structures de bois protégées par l'eau salée et les vases réductrices du fond. Aussi, ce fut un événement mondial lorsque la célèbre épave fut découverte en 1956.

[Photo : Des mâts sur le toit : le lointain repère du musée, au-delà des canaux gelés.]
[Photo : Une étrange atmosphère d'eau et de glace]

Le Vasa, ainsi nommé en l'honneur du roi Gustav Ier Vasa, avec 69 mètres du château arrière au beaupré et jaugeant 1 300 tonneaux, avait été le bateau le plus grand et le plus cher de son temps. Commandé aux chantiers navals par un édit royal de Gustav II Adolf, il devait participer à la guerre de la Suède contre la Pologne. Manœuvré par 90 matelots, il était armé de 64 canons et pouvait embarquer 300 soldats. Avec les officiers de marine et militaires, c’étaient en tout 450 personnes promises à l’entassement inconfortable. Mais le dimanche 10 août 1628, lors de sa sortie inaugurale, heureusement avant d'avoir tout son équipage et tout l'effectif militaire, il coula après avoir parcouru quelques centaines de mètres.

Le Vasa était une œuvre d’art, décorée avec des centaines de sculptures dorées représentant lions et monstres marins conquérants. Le vaisseau avait été construit pour impressionner et cela n'avait pas eu de prix. Aussi, lorsqu'il fut renfloué en 1961, c'est un trésor exceptionnel que l’on ramena à la surface. Les archéologues découvrirent un domaine intact de la société industrieuse du XVIIᵉ siècle. Les objets usuels et personnels, les outils des charpentiers encore à bord, les restes vestimentaires ou alimentaires racontaient la vie du chantier naval, des marins et des soldats juste embarqués.

Aucune épave explorée avant le Vasa n'avait restitué autant d’informations sur la conception, la construction, l’armement et l’organisation d’un navire de guerre, surtout d'un navire amiral. La plupart des épaves n’étaient que les vestiges de navires incendiés, détruits et coulés.

[Photo : Réalisation du berceau de câbles pour sortir le Vasa de sa gangue et le renflouer]
[Photo : Le Vasa dans son dock pendant le désembouage, avant le traitement de conservation]

Lors de combats navals en eaux profondes, les superstructures étaient disparues. Ne restaient souvent que les nervures principales, les ancres, les fûts de canons. Les débris et petits objets dispersés par les courants, oxydés et rongés, ou trop enfouis dans les sédiments, étaient impossibles à rassembler économiquement.

Aussi, pour les archéologues suédois et les historiens de l'Europe, le Vasa constituait une source exceptionnelle d'informations sur son époque.

Il excitait à la fois la curiosité des chercheurs et l'intérêt des édiles. Ces derniers y voyaient un objet de curiosité culturelle et touristique focalisant l’attention nationale mais aussi internationale sur une belle capitale qui avait le défaut d’être un peu trop septentrionale au goût de l'Europe méridionale.

Le renflouage commencé en septembre 1957 ne fut achevé que le 24 avril 1961, 333 ans après le naufrage. Lorsque la coque émergea enfin, soutenue par un berceau de filins entre deux docks flottants, elle avait en fait été déplacée entre deux eaux de près de 500 mètres par rapport au berceau de vase dont on l’avait dégagée. Mais sa mise à l'air la mettait en danger d’une très rapide dégradation. Une fois dévasée, lavée et vidée de ses dizaines de milliers d'objets et débris à inventorier, il fallut confiner la coque dans une ambiance humide maintenant le bois à l’abri de la dessiccation et de l’oxydation.

La cale sèche et le hangar qui avaient accueilli l’épave ont été aménagés pour assurer de nombreuses années durant une réfrigération et une brumisation maintenant une atmosphère froide et sursaturée en eau. La coque était aspergée en continu par une solution de polyéthylène-glycol (PEG) pénétrant dans le bois pour le protéger en profondeur. Ce travail de conservation a duré 17 ans, de 1962 à 1979. Ensuite, après le séchage et chauffage pour éliminer l'excédent de PEG, la restauration de l’épave en replaçant – ou en remplaçant – 14 000 pièces, soit le plus grand puzzle du monde. Rien que pour reconstituer le gréement, il fallut 4 km de cordages fabriqués à l’ancienne.

Mais pour présenter le trésor naval au public, il fallut construire un véritable cocon de béton de la taille d’une cathédrale. Aussi impressionnant qu'il soit, ce bâtiment était encore trop petit pour abriter la reconstitution de la totalité de la mâture. C’est pour cela que le musée du Vasa est signalé de loin par une mâture à l’ancienne qui paraît percer sa toiture, dans le prolongement des vestiges de la vraie mâture. C’est en décembre 1988 que le Vasa fut remorqué sur son ponton jusqu’au nouveau musée qui fut inauguré en juin 1990.

La construction et l'aménagement du musée de Vasa ont aussi été un enjeu technique, architectural et culturel majeur pour les Suédois. Dès la fin du gros œuvre du musée, construit autour du bateau après la restauration de la coque, autour de celle-ci, à différents niveaux du bâtiment, ont été reconstitués des lieux de vie et de travail dans le bateau. Des vitrines présentant les outils des charpentiers, les coffres et objets des marins ou les armes des soldats ont été installées en face des compartiments du bateau où les fouilles les avaient trouvés.

Au milieu des vitrines et reconstitutions de la vie à bord, trône une pompe monumentale, un cylindre d’acier de 2 m de haut et environ 80 centimètres de diamètre rehaussé de rouge, pour rappeler que c’est aussi grâce au savoir-faire de Flygt, le constructeur suédois de pompes, que le Vasa a retrouvé sa gloire. Le monstre d’acier exposé, capable de cra-

[Photo : reconstitution de la cale avec une pompe vide-cale qu’un marin actionne]
[Photo : Repêchage d'un féroce lion de proue]

Ce cher 20 000 litres par minute (333,33 l/s) était en 1961 un prototype conçu spécialement pour l’exhaure de l’épave engloutie. Il fallait des pompes pour vider rapidement l’épave soulevée. Mais il fallait aussi des pompes immergées de surpression pour les jets hydrauliques de fouille sous l’épave avant son levage, des pompes de lavage des objets dégagés, des pompes de décapage capables d’éjecter 7 à 8 tonnes/minute des vases qui avaient envahi l’intérieur de l’épave. La plupart de ces pompes devaient répondre à de nouvelles conditions d’emploi quelquefois très contraignantes. Pour Flygt ce fut un champ d’expérimentation extraordinaire qui permit de développer de nouveaux modèles aux performances exceptionnelles pour l’époque et qui renforcèrent largement la notoriété de la marque.

Au cours de la visite, le regard va des superstructures, de la nuée de cordages et des étonnantes sculptures remises en place sur la coque, aux éléments de la vie que renfermaient les flancs de l’imposant vaisseau. On peut ainsi, par les coursives du musée, aller de la pointe du beaupré au niveau de la cale ou au balcon qui domine le château arrière du vaisseau. Car la conception du musée et l’organisation du parcours de visite font tout pour souligner la majesté, l’élégance et la puissance du monstre naval. Le visiteur d’aujourd’hui est ainsi mis en condition pour imaginer l’admiration terrifiée des ennemis de la Suède en train de se tailler un empire baltique.

Au fait, savez-vous pourquoi le Vasa coula aussi vite qu’une écumoire ?

Le 10 août 1628, le Vasa quittait son dock d’armement sous voilure réduite. Parvenu dans l’avant-port, l’équipage hissa progressivement les huniers. En débouchant dans la baie, voilure déployée, le vaisseau de haut bord fit une trop forte prise au vent, se coucha, prit l’eau par les sabords et sombra en quelques minutes, toutes voiles dehors...

[Photo : Le trésor dans son écrin]

On put constater par la suite que les lourds canons n’avaient pas bougé de leur arrimage. Simplement, les 120 tonnes de lest de la cale n’avaient pas suffi pour compenser la hauteur du bâtiment, celle de ses mâts, le poids de ses canons et la prise au vent de travers de ses voiles. Il faut savoir qu’à cette époque, on lestait encore les bateaux avec des galets. Ce n’est qu’après bien des déboires, moins spectaculaires en général que la brève aventure du Vasa, que l’on mit au point dans les arsenaux les quilles et lests de fer et de plomb. En somme, d’après les leçons d’Archimède, l’ambition royale avait manqué de poids et de gravité...

Cette funeste erreur royale et technique, qui fut sans doute à l’époque une catastrophe économique, politique et humaine, est aujourd’hui un succès, puisque le musée du Vasa est l’une des attractions touristiques les plus visitées du monde. Et Stockholm, la Venise du Nord, est une très belle ville, surtout en été...

Jean-Louis Mathieu

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