Au bon temps où la Tamise se jetait dans le Rhin...
À nos amis britanniques qui aiment à répéter « le continent est isolé » lorsque le brouillard interdit tout trafic maritime ou aérien, on se doit de rappeler que jadis, la Tamise se jetait dans le Rhin. Il n’y a guère de cela que 150 millions d’années. Le Channel devait subir ensuite une multitude d’états différents, avec la succession des glaciations. Cependant, l’Angleterre ne fut réellement coupée du Continent que vers 4000 avant Jésus-Christ, à l’occasion d’un violent orage qui emporta les dernières langues de terre.
Aujourd’hui, si l’on cherche à se représenter ce que serait le Pas-de-Calais sans eau, on verrait une vallée dont les pentes transversales seraient tellement douces, sur les deux versants, que l’œil en percevrait à peine l’inclinaison. C’est d’ailleurs cette caractéristique qui avait séduit les tenants d’un tunnel posé sur le fond de la mer, parmi lesquels, en 1894, sir Edward Reed, membre du Parlement et ingénieur en chef de l’Amirauté. L’autre « avantage » de ce tube en était l’extrême vulnérabilité, permettant sa destruction lors de la moindre menace de conflit. Il faudra attendre 1955 pour voir les milieux militaires anglais retirer officiellement leurs objections à la création du lien fixe, puis quelques dizaines d’années supplémentaires pour que techniciens, financiers et politiques trouvent enfin un terrain d’entente. Mais savez-vous qu’avant la ratification officielle du traité, le 29 juillet 1987 à l’Élysée par Margaret Thatcher et François Mitterrand, Sa Gracieuse Majesté la reine Elisabeth II avait dû cautionner l’accord par l’apposition de son sceau, surmonté, selon une tradition séculaire, de la phrase « La reyne le veult », en vieux français dans le texte ! Ce lien est décidément bourré de symboles.
Président-directeur général de Flygt France
Le roman du tunnel
Le moins que l’on puisse dire est que l’idée du tunnel sous la Manche n’est pas neuve. Pourtant, symboliquement, son histoire démarre par une méprise. Les livres d’histoire se sont accordés à attribuer l’origine de l’idée à un Français, Nicolas Desmarets, en 1750.
En réalité, le géologue français s’était simplement attaché à démontrer comment par le passé, l’Angleterre était rattachée au reste du continent.
est l’exemple même du mauvais roman, fertile en rebondissements, mais tellement attendus, si répétitifs, qu’on est en droit de s’étonner que tout cela ait fini... par aboutir à quelque chose.
L’ombre de Jules Verne, le rêve de la technique au service du progrès de l’humanité, plane sur la quasi-totalité des projets, mais curieusement, l’homme aura réalisé cette folle idée de visiter la lune bien des années avant la mise en service de ce modeste tunnel, long de quelques dizaines de kilomètres seulement.
L’explication est à trouver, à tout coup, du côté de l’attitude des politiques qui,
avec une constance remarquable, se sont appliqués à réduire à néant, durant un siècle et demi, les efforts des techniciens.
Les véritables précurseurs du lien fixe île-continent sont le Français Mathieu-Favier et le Britannique Mottray. Mais nous sommes sous le Premier Empire (ou peu s’en faut). On comprendra aisément que les gouvernements de l’époque avaient en tête d’autres solutions pour arbitrer leurs conflits que de se rencontrer par l’intermédiaire d’un tunnel. 1830 est la période du train. Rapidité du transport, essor de l’industrie et des transactions commerciales… et hop, on reparle du tunnel (Fabre, Payerne, Verdu de Béthodie) ou plutôt d’un « chemin de fer flottant ».
Plus fort encore : sous le Second Empire, Hector Moreau imagine un tunnel immergé, en acier, signalé en surface par des balises néo-gothiques du plus bel effet… L’Anglais Boyd opte lui pour un pont ferroviaire avec, de chaque côté, une batterie qui canonnerait les installations en cas d’hostilité pour prévenir toute tentative d’invasion !
Durant la même période, seul le Français Thomé de Gamond se distingue par le sérieux de ses propositions. Non qu’elles soient plus raisonnables que celles des autres (d’abord partisan d’un tunnel, Thomé de Gamond choisit le lien immergé, pont ou digue, dont on imagine l’effet d’embouteillage en cas de réalisation), mais parce qu’elles se fondent sur le premier faisceau d’études sérieuses effectuées par le chercheur lui-même au péril de sa vie. En fait, plonger au fond de la Manche, lesté de sacs de sable en 1850 pour établir des relevés géologiques fiables… voilà qui a de l’allure. L’Anglais Low imaginera un étonnant projet de tunnel à deux galeries parallèles, l’une devant ventiler l’autre, qui sera repris… en 1970 ! Mais, déjà, la bataille fait rage entre « pontistes » et « tunnellistes », les pouvoirs publics écoutant chacun à tour de rôle, dans leurs styles respectifs : intéressés et superficiels pour les Français, pragmatiques, mais vaguement hostiles pour les Britanniques.
Il est amusant de noter que les arguments évoqués par les pontistes sont pratiquement les mêmes que ceux qui seront repris par leurs héritiers… en 1985 (retombées régionales, tourisme, etc.).
Enfin, à la fin des années 1870, des travaux sont entrepris, sous la responsabilité de l’ingénieur Breton du côté français, alors que les projets les plus arrogants et les plus fous explosent en feu d’artifice (bateau à partie centrale mobile contre le mal de mer, bateau sous-marin… en fer galvanisé, barrage-digue, tunnel de blocs de béton aggloméré dont la pose durerait… 20 ans, etc.). Mais les conservateurs britanniques se livrent à une formidable campagne anti-tunnel : les vindicatifs Français pourraient envahir l’Angleterre en une nuit ! Les relations entre les deux pays se détériorent, mais si la lutte est reportée outre mer dans la rivalité coloniale, elle interdit encore tout.
Et il est vrai que l’argument militaire a son importance, même s’il se révèle bien différent de ce que les stratèges de l’époque imaginaient, car on peut s’accorder sur le fait qu’Hitler, arrêté par la Manche, l’aurait été moins par un tunnel, si facile à foudroyer. Mais on doit considérer à rebours l’épouvantable handicap que fut pour les Britanniques ce petit bras de mer durant la Première Guerre mondiale, sillonné par les bateaux allemands, déjà appuyés par les premiers sous-marins meurtriers.
Quant à la retraite de 1940, plus d’un Tommy se fût passé de ce fameux week-end à Zuydcoote, sous la mitraille de l’aviation allemande.
C’est en 1947 que va désormais vraiment démarrer le processus qui amènera au chantier actuel. Les comités d’études mixtes se succèdent, les études de faisabilité, les débats entre tunnellistes et pontistes font rage. Les gouvernements adoptent puis abandonnent les projets successifs. La description d’un tel cheminement serait fastidieuse et nous l’épargnons à nos lecteurs.
En définitive, Eurotunnel* est le résultat de trois facteurs conjugués : l’Europe, la technique et la volonté politique.
1 – L’idée de l’Europe a fait son chemin. Les Anglais et les Français ont peu à peu réussi à ranger au musée de cire la Guerre de Cent Ans et Waterloo. Les Français s’abreuvent avec délice de chansons et de films anglo-saxons. Les Anglais s’efforcent de surmonter leur méfiance insulaire et n’hésitent plus à mettre le cap au Sud. Le réalisme économique, deux crises pétrolières et un désordre monétaire international ont rendu les vieilles nations européennes moins jalouses de leurs prérogatives.
2 – La technique permet aujourd’hui de maîtriser totalement les difficultés à vaincre. Les hommes ont déjà réalisé des prouesses techniques plus impressionnantes que le tunnel sous la Manche. Ce facteur sera décisif pour le montage financier du projet.
3 – Les pouvoirs politiques se sont rencontrés là où on ne les attendait pas. Le président Mitterrand, homme de grands travaux et le Premier ministre Thatcher, sensible au fait que la totalité du projet serait financée par des capitaux privés, ont trouvé dans ce projet un terrain d’accord sans arrière-pensées. Le tunnel a donc, si l’on peut dire, vu le jour. La dernière question (mais pas la plus importante) est de savoir si l’on se souviendra de tout cela quand on effectuera le voyage sous-marin…
Guy Roland
(Revue Flygt France Info)
*Le trafic routier, embarqué à bord de navettes spéciales, et le trafic ferroviaire seront acheminés à 160 km à l’heure par deux tunnels de 50 km de longueur. Le trajet ne durera qu’une trentaine de minutes.