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Histoire d'eau : Le projet GAP en Turquie

30 mars 2004 Paru dans le N°270 à la page 68 ( mots)
Rédigé par : Pierre MELLEVILLE

L?Eau donne au pays qui la possède un avantage stratégique. La Turquie, véritable château d'eau à l'amont d'un Moyen-Orient en proie à une pénurie chronique, en est l'un des meilleurs exemples. Cet avantage, économique, social et politique, peut aussi devenir une source de conflits. Explications.

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Comme en Afrique ou en Asie, l'eau au Moyen-Orient est un enjeu stratégique et économique vital. Sans eau, pas de développement possible, pas même de vie. La Turquie possède le plus important volume d’eau de la région. Alors que des pays comme Israël ou la Jordanie ne disposent respectivement que de 300 et 200 m³ d’eau par habitant, la Turquie peut en mobiliser plus de 1800. Ce chiffre, pour impressionnant qu’il soit, ne fait pas pour autant de la Turquie un pays riche en eau. D'abord parce que les pays favorisés en eau peuvent offrir à leurs ressortissants plus de 10.000 m³ par an, près de 5 fois plus. Ensuite parce que sa ressource est inégalement répartie. La moyenne annuelle des précipitations varie considérablement d’un bout à l’autre du pays. Les régions

d'Istanbul et d’Ankara, de même que le centre et le sud de l’Anatolie, manquent cruellement d'eau, surtout en été. La pression démographique et le développement économique soutenu du pays soumettent ses réserves en eau à rude épreuve. C’est pour toutes ces raisons qu’au début des années 1970, le gouvernement turc met au point le GAP, un mégaprojet multisectoriel de développement, fondé sur l’augmentation et la mobilisation de l’ensemble des ressources en eau du pays.

Le GAP, un gigantesque projet régional

Le GAP - Güneydoğu Anadolu Projesi, projet du sud-est anatolien en français - est un gigantesque projet de développement régional qui concerne le sud-est de l’Anatolie. Il est constitué de 13 sous-projets dont 7 sont concentrés sur l’Euphrate et 6 sur le Tigre. Il prévoit la construction de 22 barrages, de 19 centrales hydroélectriques, de deux tunnels d’irrigation et de plusieurs dizaines de chantiers secondaires. Son objectif ? Doper le développement de l’Anatolie du sud-est, la région la plus pauvre du pays, en permettant la valorisation grâce à un système d’irrigation de 1,7 million d’hectares de terres arides tout en générant un volume de production électrique de 27 milliards de kW par an. Mais les objectifs de ce projet ne se limitent pas à la construction de centrales électriques ou de barrages. Pour le gouvernement turc, il ne s’agit rien de moins que de s’appuyer sur le développement des ressources en eau pour développer l’ensemble des infrastructures de la région, les transports, la communication, l’enseignement, l’industrie et l’agriculture. Bref, d’augmenter considérablement le potentiel économique, culturel, touristique et démographique de cette région, de loin la plus pauvre et la plus sous-développée, pour l’amener à un niveau de développement économique comparable aux régions industrialisées de la Turquie. Jusqu’en 1997, seuls 201 000 hectares étaient irrigués à l’échelon national. À la fin du projet et grâce aux barrages construits, 1 700 000 hectares seront irrigués. Le but est de transformer cette région aride en une zone industrielle et agricole exportatrice. À terme, le GAP doit générer une augmentation du revenu par tête de l’ordre de 106 % et l’embauche de 3,8 millions de personnes. Lancé dans les années 1970, le projet qui s’étend sur 83 000 km² est évalué à 33 milliards de dollars. Il devrait être achevé en 2010. En 1999, 15 Md$ avaient déjà été investis.

L’essentiel du projet GAP repose sur le fait que la Turquie se situe en amont de l’Euphrate et du Tigre, dont elle contrôle respectivement 98 % et 45 % du débit. Le grand barrage Atatürk, l’un des plus importants du monde, fait partie de ce projet. Il en est même l’une des pièces maîtresses. Mis en service en 1992, il permet de stocker l’eau pour la production électrique (48 milliards de m³, soit deux fois le débit moyen annuel du fleuve) et d’irriguer quelque 750 000 hectares du sud-est, notamment la fertile plaine de Harran, grâce à un canal souterrain (Tunnel d’Urfa). Mais le GAP prévoit également une multitude d’autres ouvrages, dont certains sont achevés, sur le Tigre, l’Euphrate et leurs affluents : les barrages d’Ilisu, de Silvan et de Batman sur le Tigre, ou Karakaya et Birecik sur l’Euphrate sont les ouvrages les plus emblématiques du projet. L’eau ainsi mobilisée doit allier la production d’énergie et l’irrigation. Le barrage d’Ilisu, très controversé, sera après son achèvement le plus grand barrage hydroélectrique en Turquie (1 200 MW). Il engloutira l’une des régions les plus emblématiques du Kurdistan, dont le site historique de Hasankeyf. Dans cette vallée, de nombreux monuments historiques vont disparaître, noyés sous les eaux, comme le vieux pont construit au Moyen Âge par le seigneur Artukien Fakreddine Karaaslan (1144-1167). La mosquée El Rizk, construite par le sultan Ayoubide Souleiman, disparaîtra également sous les eaux qui s’élèveront jusqu’à mi-hauteur de son minaret.

[Photo : Le GAP prévoit la construction de 22 barrages, de 19 centrales hydroélectriques, de deux tunnels d’irrigation et de plusieurs dizaines de chantiers secondaires.]
[Encart : Le GAP, un projet controversé La mise en œuvre du projet d’Anatolie du sud-est a éveillé les tensions dans la région. Grâce à ces ouvrages, la Turquie entend non seulement favoriser le décollage économique de la région – et, ce faisant, désamorcer la guérilla qui sévit depuis des années –, mais également gérer le prix de l’eau. Bénéficiant d’un atout de supériorité géographique et détenant une puissance démographique et militaire importante, la Turquie s’attribue ainsi un avantage absolu dans la mise en œuvre de ses choix d’aménagement. Or, les conséquences sont cruciales pour la Syrie et l’Irak. Celle-ci s’est engagée en 1987 à restituer 500 m³/s à la sortie de son territoire en cas de nécessité. La Syrie et l’Irak réclament une révision de cet accord, ainsi qu’une prise en compte de la qualité des eaux en amont, fortement dégradées par les rejets urbains non traités et les pollutions agricoles, et la reconnaissance d’un droit international de l’eau partagé à l’Euphrate.]
[Photo : Le barrage Atatürk, l’un des plus importants du monde, est l’une des pièces maîtresse du GAP.]

rive du Tigre, plusieurs monuments anciens seront aussi noyés, comme le tombeau de Zeynel Bey, qui régna sur Hasankeyf. Au total, et rien que pour cet ouvrage, 52 villages seront engloutis et 16 000 habitants devront être déplacés. Gigantesque de par son ampleur, le projet GAP l’est aussi par son coût, qui sera essentiellement supporté par la Turquie elle-même. Car la Banque mondiale, comme la plupart des institutions financières internationales, a décliné son soutien à ce projet dès 1984, en l’absence d’accord de la part des pays aval. En cause, des considérations écologiques, mais aussi et surtout la crainte d’un conflit avec les deux pays situés en aval : du Tigre et de l’Euphrate que sont la Syrie et l’Irak.

Une menace pour la Syrie et l’Irak

Le Tigre et l’Euphrate, qui baignent l’ancienne Mésopotamie, prennent leur source sur les hauts plateaux d’Anatolie orientale, avant de traverser la Syrie et de se rejoindre en Irak. La Turquie, qui se situe en amont, jouit donc d’un avantage certain par rapport aux deux États situés en aval. Elle contrôle directement 80 % du débit de l’Euphrate et 50 % du débit du Tigre. Un avantage considérable dont elle tire parti sans véritablement se soucier de ses voisins, soumis à son bon vouloir. Lorsque le GAP sera achevé, aux alentours de 2010, l’impact sur la Syrie serait de l’ordre de 30 à 40 %. Quant à l’Irak, il ne lui resterait plus que 25 % du débit actuel de l’Euphrate.

Un accord a bien été signé en 1987 entre la Turquie et la Syrie pour que la première assure à la seconde un débit minimum de 500 m³/seconde à l’Euphrate. Mais ce débit, octroyé par la Turquie, représente tout juste le volume d’eau nécessaire aux deux pays en aval. Dans le cadre d’un développement conjoint de l’agriculture et de l’industrie dans ces pays, il deviendra vite insuffisant et l’accord sera contesté. Et encore ne s’agit-il que d’une moyenne annuelle. C’est dire que lorsque la Turquie manque d’eau, elle coupe les

[Photo : Le barrage Karakaya sur l’Euphrate.]
[Photo : Le barrage d’Ilisu, très controversé, engloutira l’une des régions les plus emblématiques du Kurdistan, dont le site historique de Hasankeyf.]

vivres et lorsqu'elle en a trop, elle inonde les plaines de ses voisins.

Mais les risques de conflit ne se limitent pas aux travaux engagés par la Turquie dans le cadre du GAP. La Syrie elle aussi prive l'Irak d’une partie des eaux de l’Euphrate retenues par le barrage de Tabqa : la mise en eau de ce barrage en 1975 avait d’ailleurs provoqué de vives tensions entre les deux pays et seule l'intervention conjointe des Saoudiens et des Soviétiques avait permis d’éviter un conflit armé.

Tous les ingrédients sont donc réunis pour transformer ces deux fleuves mythiques en un enjeu à haut risques pour les trois pays riverains : un climat aride, une disparité des ressources naturelles, certains étant riches en pétrole mais pauvres en eau, une démographie galopante et une volonté d’autosuffisance alimentaire rendant nécessaire le recours à une irrigation massive.

La Syrie et l’Irak se sont d’ailleurs inquiétés à plusieurs reprises des conséquences du GAP sur leurs ressources en eau. La dérivation de l’Euphrate lors du remplissage du barrage Atatürk, l'une des pièces maîtresses du GAP, a occasionné une baisse du niveau du fleuve de 3 mètres sur les territoires syrien et irakien.

Confrontée à ces tensions, la Turquie ne veut rien savoir. « La Syrie et l'Irak n'ont pas plus de droits sur les eaux turques que la Turquie sur leur pétrole » a-t-elle fait valoir. Dans cette partie du monde, l’eau est très clairement un enjeu stratégique.

[Photo : À la fin du projet et grâce aux barrages construits, 1.700.000 hectares seront irrigués.]

La Turquie a ainsi annoncé son intention de construire un “Pipeline de la paix” (peace pipeline) qui transférerait de l’eau vers la Syrie mais aussi l’Arabie Saoudite, les États du Golfe et la Jordanie. La création sur la Méditerranée d'un terminal d’eau potable sur le modèle d’un terminal de pétrole, auquel pourraient s’approvisionner les pays acheteurs est également à l'étude. Ankara envisage d'exporter une partie de cette électricité et de ces eaux vers les pays arabes et Israël par supertankers, au détriment de la Syrie et de l’Irak qui seraient privés de leur principale ressource.

[Photo : Un accord a été signé en 1987 entre la Turquie et la Syrie qui assure à cette dernière un débit minimum de 500 m³/seconde à l’Euphrate. Mais ce débit représente tout juste le volume d’eau nécessaire aux deux pays en aval.]

L’eau, un enjeu géopolitique

Denrée commerciale, l'eau est aussi considérée par les trois pays riverains comme un enjeu géopolitique. Ankara ne dissimule pas que le contrôle de l'eau lui permettrait à long terme de dissocier les Kurdes de Turquie des Kurdes d'Irak, qui deviendraient ipso facto dépendants des autorités turques.

La dimension militaire est également omniprésente. Ainsi, et en cas de conflit avec Damas, les Turcs pourraient inonder les plaines syriennes pour immobiliser les troupes et les blindés syriens. En 1991, en pleine guerre du Golfe, la fermeture durant 3 jours d'une vanne du barrage Atatürk avait occasionné une baisse de 40 % du débit de l’Euphrate en Irak. Service demandé par les Américains aux Turcs pour intimider Saddam Hussein ? Ce qui est sûr, c'est que les États-Unis, avant de bombarder l’Irak, ont longtemps considéré cette solution comme étant l’option la plus sûre pour saper le régime de Saddam Hussein.

Face à ces tensions quelles solutions ? Une gestion intégrée appropriée des fleuves partagés entre plusieurs pays riverains prend aujourd’hui une importance stratégique. Car le contrôle des fleuves est un enjeu crucial susceptible de générer des conflits, tout particulièrement au Moyen-Orient et en Asie. Mais malgré cette menace, l'eau peut aussi être facteur de coopération entre les pays : sur ces cinquante dernières années, les traités liés à son partage ont été plus nombreux que les conflits.

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