Depuis des décennies, nul ne l'ignore, le Mont Saint-Michel, inexorablement, s'ensable. L'État et les collectivités territoriales concernées travaillent depuis quelques années pour redonner au rocher son caractère maritime et à l'édifice toute sa dimension spirituelle. Les travaux vont commencer en 2004. Explications.
L'histoire du Mont Saint-Michel semble n'être faite que de légendes, de fables et de mythes. Lieu de pèlerinage depuis des millénaires, il garde un caractère énigmatique lié à plusieurs siècles d'histoire, à une architecture exceptionnelle et à une situation géographique unique. Car le Mont, c'est aussi une baie, délimitée par deux avancées rocheuses distantes d'une vingtaine de kilomètres qui sont, à l'ouest, la pointe du Grouin, et à l'est la pointe du Roc incluant les îles Chausey. Cette large enclave, d'une superficie de 550 km², est composée de trois îlots émergents : le Mont Dol désormais fossilisé dans les terres, le rocher de Tombelaine, parsemé de rares arbres fruitiers sous lesquels disparaissent peu à peu les restes d'un petit prieuré, et le Mont Saint-Michel propre-
ment dit, une île granitique de 80 mètres de haut pour 900 mètres de circonférence. Le Mont Saint-Michel et sa baie sont inscrits depuis 1979 sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO. Mais la baie, qui est aussi un espace naturel d’une extraordinaire richesse, est confrontée à plusieurs périls : un comblement progressif par les sédiments et l’envahissement par les parkings. L’un comme l’autre ont vu leur progression s’accélérer suite à divers aménagements, dont les plus récents datent des années 70. Avec des amplitudes exceptionnelles, de l’ordre de quinze mètres, les marées sont en grande partie responsables du colmatage de la baie. Ces marées charrient des milliers de tonnes de matériaux en suspension dont 3 % se déposent lorsque le flot redescend, ce qui équivaut à un dépôt de 2 000 m³ de sédiments à chaque marée. Sur une année pleine, cela correspond environ à un million de m³ de tangue et de sable qui s’entassent aux abords du Mont. Avec le temps, les marées ont fini par déposer un manteau de sédiments de quinze à dix-sept mètres d’épaisseur au-dessus de l’ancien massif schisteux de la baie. Un processus bien connu, qui s’explique par la dissymétrie de l’onde de marée : le flot, plus rapide et plus puissant, dispose d’un pouvoir de transport de sédiments plus important que le jusant. C’est lui qui recouvre peu à peu le fond de la baie en matériaux.
L’histoire de la baie
Il y a environ 20 000 ans, il régnait dans la baie un climat périglaciaire. Les paysages ressemblaient à ceux du nord de la Finlande d’aujourd’hui. À cette époque, le niveau de la mer se situait à une centaine de mètres sous son niveau actuel. La Manche n’existait pas encore, et la ligne de rivage s’étendait de la pointe de la Bretagne à la Cornouaille britannique. À la fin de cette période glaciaire, les glaces polaires fondent et la Manche se dessine peu à peu. Au début de l’Holocène, quand va apparaître la baie du Mont Saint-Michel, la région est encore continentale. Il y a 9 000 ans, le niveau monte et se situe à –40 mètres par rapport à celui d’aujourd’hui. La mer s’engage dans les couloirs fluviatiles et les estuaires s’approfondissent. Il y a 8 500 ans, la transgression s’accélère et le niveau atteint les –20 mètres. Enfin, il y a 8 000 ans, la mer arrive au pied des collines et entoure les rochers granitiques dont fait partie le Mont Saint-Michel. Par la suite, la ligne de rivage évolue par avancées et reculs successifs du fait du comblement progressif de la baie.
Et des oscillations du niveau marin. Après –2500 ans, le colmatage se poursuit et l’évolution de la sédimentation se traduira par un empilement de dépôts marins et continentaux. La légende raconte qu’en 708, l’archange Saint-Michel apparut à Saint-Aubert, évêque d’Avranches, et il lui ordonna d'aller fonder un sanctuaire en son honneur sur le Mont-Tombe, devenu Mont Saint-Michel, qui s’élevait alors au milieu d'une épaisse forêt que l'on appelait la forêt de Scissy, qui couvrait toute la baie jusqu’aux îles Chausey et s’étendait jusqu’à Brocéliande. C’est vers cette époque, toujours selon la légende, que se produisit un phénomène géologique brutal qui provoqua un effondrement des terres et l'envahissement des eaux de la mer entraînant l’insularité du Mont Saint-Michel et du rocher de Tombelaine. La légende raconte qu’un gigantesque raz-de-marée transforma définitivement le paysage et fit du Mont une île. En réalité, il semble que la baie évolua bien plus lentement.
Car depuis toujours, les hommes ont su que les terrains de la baie où s’amassaient le limon des fleuves et les sédiments marins étaient très fertiles. Très tôt, on assista à un aménagement de cette zone littorale. Dès le Moyen Âge, des travaux sont entrepris, mais c’est seulement à partir du 18ᵉ siècle que les plus grandes conquêtes sur la mer sont réalisées : on réussit à éliminer les eaux ennoyant les parties les plus basses des marais. Ainsi furent progressivement gagnés à la cul-
Sur 16 000 hectares de terrains très fertiles. De 1769 à 1969, un ensemble étendu de polders couvrant près de 50 kilomètres carrés est gagné principalement sur l’ancien champ de divagation du Couesnon, le fleuve qui se jette dans la baie.
En 1856, fut accordée une concession pour l’endiguement de 4 350 hectares au sud de la baie, de part et d’autre du Mont. De 1856 à 1863, on réalise 4 kilomètres de la digue Roche-Torrain, mais il y eut de telles difficultés que la compagnie chargée des travaux renonça à aller plus loin. Mais ce qui fut construit empêcha la Sée et la Sélune de venir balayer le sud de la baie.
En 1878-1879, une digue-route insubmersible longue de près de deux kilomètres est construite entre le Mont et le continent. Elle devait faciliter et rendre permanent l’accès du Mont Saint-Michel, donner à la navigation dans le lit du Couesnon une sécurité indispensable, assurer la protection du rivage menacé entre la Sélune et le Couesnon, et rendre à l’agriculture les terrains que la mer lui avait enlevés.
Dès lors, plus rien ne s’oppose à l’exhaussement des grèves. En 1919, inquiète de la détérioration du site, l’administration des beaux-arts obtient une réduction du programme initial, de façon à maintenir une zone maritime entre le Mont et les polders. Mais les endiguements se poursuivent jusqu’en 1934 à l’ouest du Couesnon. Enfin, le barrage de la Caserne est construit sur le Couesnon en 1969.
Dans le même temps, des infrastructures touristiques sont créées : hôtels, route digue et aire de stationnement. Ce que l’on ne savait pas encore, c’est que la mer, qui découvre et recouvre d’immenses bancs de sable à chaque marée, allait, petit à petit, transformer l’île en presqu’île.
La baie s’ensable lentement mais régulièrement et ce depuis bien des années. La canalisation du Couesnon et la transformation des terres basses en polders accélèrent le dépôt de sédiments. Peu à peu, la baie s’engorge. À tel point qu’aujourd’hui, un manteau de 15 à 17 mètres recouvre le socle schisteux. Les bancs de sable enserrent le Mont Saint-Michel. Au pied de ses remparts, le sol s’est élevé de presque trois mètres depuis le XIXe siècle ! Sur ces bancs de tangue solidifiée pousse une végétation rase, les herbus. Des troupeaux de moutons paissent sur ces prés salés gagnés sur la mer, dont la surface augmente de 25 à 30 hectares supplémentaires chaque année.
C’est de ce préoccupant constat qu’est apparue, en 1993, la volonté des pouvoirs publics de « dégager » la baie. En fait, ce gigantesque et coûteux projet s’est dessiné lentement. Mais l’indispensable engagement de l’État auprès des collectivités locales n’est intervenu qu’en 1995. Les études techniques pouvaient alors commencer. Aujourd’hui, les grandes lignes du projet de rétablissement du caractère maritime du Mont Saint-Michel sont connues. Un projet parfois jugé pharaonique (134 millions d’euros), mais dont la finalité n’est pas contestée.
Le projet de désensablement
En 1995, l’État et les collectivités territoriales décident de conjuguer leurs efforts pour mener le projet de rétablissement du caractère maritime du Mont-Saint-Michel, pour redonner au rocher sa part de marée
et à l'édifice sa dimension de spiritualité. Pour cela, il faut construire un nouveau barrage sur le Couesnon, supprimer les stationnements sur les grèves, et effacer la digue-route qui bute sur les remparts en la remplaçant par un pont passerelle.
Un nouveau barrage sur le Couesnon
Ce nouveau barrage sera construit afin de générer des chasses suffisantes pour déblayer les sédiments qui s'accumulent aux abords du Mont. Les vannes de l'embouchure du Couesnon seront élargies, passant de 30 à 80 mètres. Ces chasses seront réparties dans deux chenaux séparés par un seuil de partage et au sein desquels le Couesnon pourra largement et librement divaguer. Située à 4 km à l'amont du barrage du Couesnon, l’Anse de Moidrey servira de réservoir aux chasses, tout en devenant une zone humide au bénéfice de la faune et de la flore. Sa capacité totale sera de 900 000 m³.
Plusieurs variantes ont été étudiées avant d’aboutir à une structure digitée en forme de main, plus efficiente et limitant la sédimentation. Le lit du Couesnon sera curé des sédiments d'origine fluviale. En période de crue, le fleuve s’écoulera mieux. Il offrira un volume de stockage variable et ses berges demeureront accueillantes pour les promeneurs et les pêcheurs. Le barrage gérera le lit du Couesnon en son amont comme un « réservoir de chasses », en maximisant le remplissage de ce dernier tout en évitant sa sédimentation et en étant capable de générer des chasses les plus efficaces possibles. Celles-ci seront partagées entre les chenaux est et ouest, de manière souple et évolutive.
Capable de produire des chasses d’un débit soutenu comparables à des crues moyennes, le dispositif retenu abaissera le niveau des grèves aux abords du Mont. À l'horizon 2042, autour du Rocher, la cote moyenne des fonds se sera abaissée de 70 centimètres ; les fonds à caractère maritime auront gagné 50 hectares et le site se trouvera rajeuni de plusieurs dizaines d'années ! Mais le nouveau barrage de la Caserne ne sera pas seulement un outil permettant de gérer efficacement les chasses du Couesnon. Le ballet des marées, le déferlement du mascaret, le jeu des vannes, la mécanique du barrage constitueront de véritables sources de curiosité. Ses abords seront aménagés pour permettre aux visiteurs d’assister à ce spectacle quotidien. Promontoire sur les eaux tourné vers le Mont, il fournira un point idéal de contemplation du Mont et de la Baie. On viendra et on reviendra y constater, dans le temps, l'évolution du paysage sous l'action des chasses.
L’effacement des parkings et la reconquête des espaces naturels
Cinq années durant, des études exhaustives ont permis de mettre au point un
Programme d’ensemble des aménagements nécessaires pour que le Mont-Saint-Michel retrouve un paysage de grèves redessiné au gré des mouvements des eaux. L’aspect le plus spectaculaire sera le retour à un paysage maritime. Après démolition des parkings actuels, 15 hectares d'espaces de grèves seront restitués à la nature.
Mais un parcours d’approche offert au public a été établi. Le futur visiteur commencera par déposer son véhicule sur le continent dans un nouveau parc de stationnement paysager, point de départ des navettes et le terminus de la liaison ferroviaire depuis Paris via Caen. Pour assurer la desserte du Mont-Saint-Michel, un train sur pneumatiques sera construit. Toute habillée de bois et de verre, cette future navette avancera à la vitesse de 30 km/h, pour offrir à chacun le temps et la sensation d'une véritable traversée.
Elle partira du parc de stationnement puis marquera deux arrêts, le premier dans la Caserne pour la desserte des commerces, le second à hauteur du barrage. Son terminus sera situé à environ 400 m des remparts du Mont.
Le pont passerelle : une “jetée” vers le Mont
Les visiteurs emprunteront au départ la digue-route remodelée dont le dernier kilomètre aura été supprimé pour se prolonger en un pont passerelle qui s'incurvera vers l’Ouest et s'arrêtera à 300 m des remparts. Une cale descendant en pente douce mènera les visiteurs à un terre-plein surmonté d’un gué submersible. Il permettra de passer les derniers mètres séparant le pont passerelle de la porte de l’Avancée.
La hauteur du gué a été établie pour mieux présenter les remparts et créer une insularité aux plus grands coefficients de marée, tout en assurant la sécurité du Mont et en limitant les contraintes logistiques. Jusqu’au coefficient 95, l'entrée au Mont se fera comme aujourd’hui par la grande porte de l’Avancée.
Jusqu’au coefficient 103, l'accès se fera par sa petite porte latérale. Au-delà, un cheminement piétonnier aménagé dans les rochers permettra d’accéder intra muros.
De façon exceptionnelle, par fort coefficient, quelques heures par an seulement, le flot assiégera totalement les remparts. La symbolique du Mont-Saint-Michel sera alors pleinement rétablie.