La plus grande île du monde, le Groenland, est située à l'extrême coin de l'Atlantique nord. De très loin, la calotte glaciaire ressemble à une gigantesque gemme blanche sertie de montagnes noires.
Au-delà de la mince bande de roches non recouverte de glace se trouve la calotte glaciaire : une surface infinie, blanche, immense, froide et stérile. Au cœur de cette immensité, un silence profond rompu par le sifflement du blizzard balayant la monotonie immobile des plaines de neige infinies s'oppose au spectacle grandiose et sonore des torrents tumultueux et des glaciers se rompant à la bordure de la calotte. La glace est impitoyable envers l'audacieux mais généreuse envers le chercheur. Une tentation pour l'aventurier, un challenge pour le scientifique.
Les chercheurs qui étudient la calotte glaciaire la comparent à une sorte d'organisme vivant s'alimentant par la neige venant des vents humides de l'Atlantique, et rejetant de la glace et de l'eau par les glaciers et les torrents. C'est une « digestion » lente, car des millénaires s'écoulent à partir du moment où un cristal de neige tombe sur la surface de la calotte jusqu'au moment où il est dégagé à nouveau, soit sous forme d'eau de fusion, soit comme partie d'un iceberg.
Ce lent processus ouvre précisément la porte à des perspectives infinies. La calotte glaciaire est composée de glace ancienne – des couches année après année depuis... combien de temps ? 100 000 ans, 200 000 ans, 500 000 ans ? C'est une des questions passionnantes à laquelle les scientifiques essaient de répondre en étudiant les échantillons de la carotte, longue de 3 029 mètres, que le projet européen Greenland Ice-Core Project (GRIP), en 1992, a hissée en surface en forant toutes les couches glaciaires pour arriver jusqu'au socle rocheux.
Cependant l'objectif principal du projet GRIP est de mieux comprendre le fonctionnement des mécanismes climatiques et les causes des modifications du climat se produisant sans aucune intervention humaine, comme la pollution.
La carotte de glace permet ces investigations. En effet, chaque couche contient les éléments des retombées atmosphériques de l'année de sa formation. La poussière illustre l'histoire des tempêtes, les isotopes celle de la température, les bulles d'air celle des gaz de serre atmosphériques, l'acidité celle des éruptions volcaniques de l'hémisphère boréal, etc.
L'ensemble de ces indications nous donne une image détaillée de l'environnement ainsi que du climat d'autrefois et nous permet d'en suivre année après année le développement, tout en éclairant quelques-unes des clefs des mécanismes climatiques.
Ainsi sera-t-il peut-être possible de répondre ou tout au moins d'élucider les questions suivantes :
- Comment influe le contenu atmosphérique des gaz de serre sur le climat dans des conditions naturelles ?
- Comment la température de la région l'Atlantique nord a-t-elle pu s'élever de 7 degrés au cours des 50 ans qui suivirent la période glaciaire ? Cela peut-il arriver à nouveau ?
- Combien de temps dura la période de chaleur avant la dernière glaciation, et pourquoi s'acheva-t-elle il y a 120 000 ans ?
- Quand et comment se terminera la période de chaleur actuelle ?
- Sera-t-il possible de prédire les changements climatiques naturels ? Ou surviendront-ils par hasard ?
- Pourra-t-on prédire des changements climatiques artificiels ?
* Cet article, publié avec la gracieuse autorisation de l'Ambassade du Danemark et de l'auteur, est extrait d'une plaquette qui était mise à la disposition des visiteurs de l'exposition « Les Glaces racontent », récemment organisée à Paris.
Le forage
ISTUK est un carottier électromécanique de 11 mètres de long. Durant le forage, il est suspendu à un câble fin en acier. Le trou de forage doit être rempli d’huile légère de la même densité que celle de la glace afin de neutraliser les pressions latérales qui entraîneraient la fermeture rapide du trou de forage. Les fonctions du carottier sont régies par des signaux électriques envoyés au câble d'acier par l'intermédiaire de fils électriques extrêmement fins qui actionnent le micro-ordinateur du carottier.
Au cours de la saison de forage 1990, ISTUK atteignit une profondeur de 710 mètres, là où la glace date de 3 840 ans ; en 1991, une profondeur de 2 320 mètres avec de la glace datant d’environ 40 000 ans, et le 12 juillet 1992 on suspendit le forage à 3 028,8 mètres en raison de la destruction des deux couteaux de la tête de forage qui avaient heurté des pierres proches du socle rocheux. Les derniers morceaux de glace prélevés étaient jaunis par la proximité du socle rocheux.
Une des questions passionnantes à laquelle le résultat des prochaines analyses répondra est le nombre de millénaires que le forage de GRIP a permis d’étudier. Actuellement, on pense qu'il s’agit de 200 000 années.
Les résultats
La température fut mesurée le long des parois du trou de forage une semaine après la fin des opérations de forage. Elle était de —9 °C au fond, c’est-à-dire bien au-dessous du point de fusion mais cependant considérablement au-dessous de la température au fond du trou dans l'hypothèse que le climat d’alors était semblable à celui d’aujourd’hui. Ceci est dû au froid datant de la période glaciaire, qui sévit toujours en profondeur de la calotte glaciaire. La vague de chaleur qui suivit la période glaciaire et qui débuta il y a plus de 11 000 ans n’a pas encore atteint le fond de la glace.
La température du fond de la calotte a de tous temps été une des grandes interrogations scientifiques. En effet, celle-ci ne dépend pas uniquement des variations de la température de la surface du globe terrestre, mais aussi des courants de chaleur venus de l'intérieur de la Terre. On peut facilement s’imaginer que cette chaleur est anormalement haute, en considération des sources chaudes existant sur les côtes est et ouest du Groenland.
C’est un problème d’extrême importance, car dans l'éventualité d’une fusion dans le fond de la glace, comme on la connaît dans l’Antarctique ouest, les couches minces les plus profondes auraient disparu et la carotte ne pénétrait pas si loin dans le temps comme, peut-on l’espérer, c’est le cas maintenant.
De nombreuses années s’écouleront encore avant qu'on n’extraie de la carotte de glace toutes ces informations sur l’atmosphère dans le passé. On est bien loin d’avoir achevé d’analyser le prélèvement de glace le plus profond, mais les parties remontées en 1991 donnent des résultats passionnants. Ces échantillons de glace montrent en effet que le climat groenlandais a changé brusquement plusieurs fois durant la dernière phase de la période glaciaire, avec des périodes d'une température extrêmement froide et d'autres plus chaudes de 5 à 7 °C. Durant les phases froides de la période glaciaire, l’Atlantique Nord était recouvert de glace de la mer arctique jusqu’à l'Espagne. Le Gulf Stream longeait au sud des bords de la calotte glaciaire en se dirigeant vers l'est. Il y a de nombreux indices que la direction du Gulf Stream a changé temporairement plusieurs fois vers le nord-est, qui est sa direction actuelle. Ces modifications de cours entraînèrent à chaque fois la fonte de la glace de la mer arctique dans l'eau subtropicale chaude. Cette structure temporaire de circulation dans l'Atlantique Nord ressemblait d’assez près à la situation actuelle, telle que nous la connaissons. Le climat devint alors rapidement plus clément dans toute cette région, mais toutefois pas aussi chaud qu’aujourd’hui à cause de la présence en ce temps-là des grandes calottes glaciaires recouvrant l’Amérique du Nord et l’Europe-Asie. Ces calottes mirent des milliers d’années à disparaître à la fin de la période glaciaire.
L'étude des changements climatiques rapides de la période glaciaire ouvre de nouvelles perspectives. Les périodes au climat plus clément n’étaient pas de même durée et ne se reproduisaient pas à intervalles réguliers. Cela paraît fortuit, et il se peut que cela le soit effectivement. Personne n’a pu jusqu’à présent expliquer ce phénomène, les explications dues aux changements de cours du Gulf Stream ne donnant pas la clef du problème, parce qu’elles posent la question : quelles sont les raisons de la modification du cours du Gulf Stream ?
Est-ce que la circulation dans la mer Atlantique Nord est le résultat d’un chaos ? Est-il possible qu’à partir de conditions identiques (rayonnement solaire, niveau de l'eau de mer, distribution géographique des continents, volume de glace continentale, etc.) il y ait deux structures de circulation possibles en Atlantique Nord, et que c’est seulement le hasard qui décide des changements ? Si c'est le cas, c’est une nouvelle bien pessimiste pour ceux qui essaient de prédire le climat à l’aide de grands modèles de calcul.
On peut cependant objecter que dans la mesure où les changements de climat étaient liés durant la période glaciaire à des variations de la couverture variable de glace dans l'Atlantique Nord, cela ne poserait pas de problèmes pour établir des prévisions dans les conditions climatiques actuelles. D’autre part, de grands bouleversements climatiques naturels ont eu lieu durant le dernier millénaire, la glace de la mer y ayant joué un rôle important.
Notre millénaire débuta par « la chaleur du Moyen Âge », peu à peu remplacée par « la petite période glaciaire » lorsque la glace de la mer enfermait souvent l'Islande et atteignait à plusieurs reprises presque les îles Féroé. Le réchauffement suivant culmina par une hausse de la température de 1920 à 1940. Il était question ici de variations bien moins considérables que celles de la période glaciaire, mais qui suivaient cependant le même schéma : un refroidissement graduel, suivi d'un réchauffement rapide.
Pour conclure, il faut souligner que les changements naturels climatiques étant souvent liés au hasard, il est cependant fort probable que l'on puisse prédire des changements climatiques artificiels dus à la pollution atmosphérique.