[Photo : Une perspective très ouverte de la grande serre, mais qui ne rend pas compte de l’exubérance végétale d’une grande partie du parcours. (crédit : )]
Mais à Pierrelatte comme ailleurs, personne n’avait pensé à élever des crocodiles, sauf Éric et Luc Fougeirol… Surtout Luc, littéralement initié dès son plus jeune âge aux reptiles. Les deux frères, d’abord horticulteurs, ont eu du mal à convaincre leurs divers interlocuteurs, surtout les banquiers, à autoriser et à financer un réaménagement complet et une extension des serres pour en faire un centre à la fois producteur, scientifique et ludique. Il a fallu aux deux frères rencontrer plus de quarante organismes bancaires pour obtenir le financement. Élever des crocodiles, pour les montrer dans un super vivarium, mais en ayant aussi sur les mêmes individus un objectif de recherche scientifique et de production de repeuplement, pouvait paraître a priori irréaliste sinon contradictoire.
Car les sauriens de la ferme des crocodiles, unique en Europe, ne sont pas de futurs sacs à main, pas plus que des escarpins dignes d’un président, fût-il du Conseil constitutionnel… Leur élevage et leur reproduction sont destinés à la sauvegarde des espèces très menacées et au repeuplement. D’ailleurs, les sauriens de la ferme proviennent en majorité d’autres fermes d’élevage, d’Afrique du Sud ou d’ailleurs.
Leur passé horticole a bien aidé les frères Fougeirol à recréer un univers végétal tropical de 600 variétés de plantes exotiques, où se prélassent les reptiles et que les nombreux visiteurs peuvent parcourir en toute sécurité avec un total dépaysement. Total ou presque, si le châssis des grandes serres ne leur rappelait l’environ-
[Photo : C. Niloticus découvre un petit cousin sur sa plage.]
nement technique et drômois...
Pour réaliser ce parcours étrange dans un vivarium tropical exubérant, il a fallu réaliser un ensemble de serres qui couvre 6 500 m², soit plus d'un demi-hectare, installer 15 km de gaines aériennes de chauffage, pour diffuser de l'air dont la température n’est jamais inférieure à 18 °C. La grande serre couvre à elle seule 4 200 m² et fait 9 mètres de haut.
Comme il n'y a pas de moiteur équatoriale et de crocodiles sans eau, on en mobilise ici 2 000 m², maintenus en permanence entre 28 et 30 °C. Deux mille m², cela équivaut à un bassin d’un mètre de profondeur, de 200 m de long et de 10 m de large. En fait, c’est un parcours de 400 mètres à travers l'enchaînement des bassins. C’est déjà une belle pataugeoire à sauriens, un avant-goût de Jurassic Park où l’on peut jouer à se faire peur en comptant près de 350 crocodiles – (des bords) du Nil, comme dans la chanson enfantine.
Ces 2 000 m³ d'eau proviennent initialement de la nappe aquifère, et circulent en circuit fermé. Pour son renouvellement, l’eau est pompée en plusieurs endroits du bassin principal, mais aussi des vivariums, et envoyée dans un bassin de décantation pour y capter les matières en suspension (déjections des crocodiles, algues, etc.). Une fois traitée, l'eau passe dans un bassin de réchauffage où se trouve un échangeur de chaleur. Cet échangeur est alimenté, à une température de 50 à 60 °C, par l'eau de refroidissement du centre d’enrichissement de Eurodif et il amène l'eau du bassin à 30 °C. En raison de l’évaporation dans la serre climatisée, une à deux fois par semaine, on rétablit le volume par un apport complémentaire d'eau de la nappe.
La passion donne de la persévérance. Il a fallu aux frères Fougeirol, après le rêve, dix ans de travail pour la mise au point, le financement et la réalisation de leur projet. L'ouverture officielle a eu lieu le 16 juillet 1994, mais c'est en 1991 que les 335 Crocodilus niloticus du grand bassin ont été importés d'une ferme d'Afrique du Sud. À leur arrivée, à six mois, ils n’étaient pas encore très impressionnants avec seulement 50 cm de long et un poids d’à peine 800 grammes. Aujourd’hui, il devient délicat de les peser, aussi je ne vous informerai pas sur leur poids, car quelques-uns des mâles dépassent tranquillement 3 mètres. Cette taille détermine leur maturité sexuelle. Il est rare que dans la nature, ils deviennent aussi grands avant une dizaine d'années, c’est dire s'ils ont été choyés et que le climat des serres leur convient.
Non seulement ils sont grands, mais ils ont fait des petits. Ainsi, au mois de mars 1997, la provocante Lolita pondait le fruit de ses amours avec on ne sait quel beau mâle précoce. Quelques-unes de ses copines se sont empressées de l'imiter et ont pondu jusqu’en juillet. La plupart de ces demoiselles avaient frimé, car il s'est avéré que leurs œufs n’avaient pas été fécondés. Ramassés et pouponnés dans un incubateur à 32 °C, les œufs mettent quand même 90 jours pour incuber. Ce n’est donc que le 23 octobre 1997, que « Le Dauphiné Libéré » titrait dans l’édition Drôme & Ardèche « Le Crocodilus tricastinus est né ». Ces premières éclosions, même limitées à quatre petits lézards écailleux ont ravi les éleveurs et retenu l'intérêt des scientifiques. C’est qu'ils ont de la branche ces petits, des vrais crocodiles civilisés, ils sont les premiers représentants de la cinquième génération née en élevage, et les premiers nés en Europe. Ils ne sortent pas de n'importe quel marigot pourri de moustiques et de toutes sortes de prédateurs.
C’est qu’avant d’être un grand crocodile que personne n’ose déranger dans sa sieste, la vie d’un crocodile sauvage est une vraie galère. On peut déjà être déterré du sable et mangé dans l'œuf. Une fois dans l'eau du marigot, c'est pire : bien des voraces vous confondent avec un vulgaire triton. Pour atteindre cinquante centimètres et avoir des mâchoires un peu respectées, il faut vraiment se garer de tous les dangers, y compris souvent des collègues plus gros, tout en trouvant sa pitance. Allez, ayez une larme pour le triste sort du petit crocodile...
Sans rire, c’est vrai ! Entre sa vulnérabilité de bébé et son destin de sac à main, la gent crocodilienne est en grand danger de disparition, du moins certaines espèces comme notre ami niloticus qui ne fréquente plus depuis longtemps les bords du Nil. Quel désastre pour lui dont les ancêtres furent déifiés, vénérés et même momifiés pendant les millénaires de l'Égypte pharaonique !
C'est aussi pour cela qu’en plus des 335 premiers pensionnaires, les frères Fougeirol ont aussi adopté quelque trente gavials, caïmans et alligators, dont il conviendrait de connaître un peu mieux.
[Photo : Heureusement, la dalle de verre est solide...]
les modes de vie et de reproduction pour éviter qu’eux aussi disparaissent de Guyane, d’Asie ou d’Australie.
Avoir survécu plus de 200 millions d’années à toutes les catastrophes, dont celle qui a fait disparaître tous les grands cousins dinosauriens, et être balayés en trente ans alors que l'on a encore tout un rôle écologique à assurer, quelle misère ! Ainsi, savez-vous que moi, Niloticus Ier, mon portrait préhistorique est encore visible au Tassili, et que quelques descendants survivent dans des Gheltas du coin ? C’est comme je vous le dis, des crocodiles en plein Sahara. Je vous accorde que cela fait un peu monstre du Loch Ness. Il n’empêche, ça prouve qu’en l’absence de l'homme, on a encore la peau dure. Sous notre air inerte de tronc d’arbre flottant à la dérive ou de gros lézard feignant et primitif, nous sommes si adaptés et perfectionnés que cela fait 70 millions d’années que le Créateur n’a pas eu à réviser la formule. C’est quand même du beau travail !
Mais notre vraie place n’est pas au cœur du Sahara ou du Sahel, dont tous les lacs sont secs depuis au moins trois mille ans. Elle est dans les zones humides intertropicales. Marais, lacs, fleuves et leurs marigots à l'image du « grand fleuve Limpopo, qui est comme de l'huile, gris-vert et tout bordé d’arbres à fièvre », sur les bords duquel s’aventura « l’Enfant d’Éléphant, plein d’une insatiable curiosité » pour demander « Qu’est-ce que le crocodile mange pour dîner ? ». C'est donc dans ces zones humides, où Rudyard Kipling s'est plu à situer quelques Histoires comme ça et autres contes, c’est là, à la place de l'homme, super prédateurs nous aussi,
[Photo : BAIGNADE NON AUTORISÉE — — — la ferme 0475 04 33 73]
[Photo : On se croirait presque sur le Nil Blanc, au Soudan. (Photo Claude Fougeiral)]
que nous servons à contrôler le niveau de nombreuses populations animales, qui sans nous proliféreraient de façon excessive.
Derrière la mise en scène exotique, ce n’est pas un Monsieur Loyal bonimenteur qui gère le spectacle, mais l’équipe passionnée et pragmatique des frères Fougeirol, conseillée scientifiquement par les chercheurs du Muséum. Dès l'entrée, une exposition pédagogique préparée par Vivian de Buffrénil, spécialiste des crocodiliens au MNHN, explique le classement faunistique et la biologie de ces sauriens.
Après cette exposition, les visiteurs sont prêts pour l'observation des crocodiles en liberté dans leur environnement reconstitué. Parallèlement à l’aménagement de l’activité ludique et pédagogique qui continue en 1999, l’élevage aquatique est le lieu de deux recherches programmées : deux paléontologues vont comparer les traces des crocodiles à celles laissées par certains dinosaures, et d’autre part, des biologistes vont étudier le développement des dents quand les crocodiles sont encore au stade d’embryons. En effet, les crocodiles naissent avec leurs dents et, par la suite, elles se renouvellent tout au long de leur vie.
Cette année est aussi celle d'une extension complémentaire qui fait de la ferme la plus grande serre tropicale visitable de France. Une installation originale de dalles de verre permet de voir les crocodiles par dessous ; pour la première fois au monde, on peut ainsi contempler le ventre des crocodiles.
On l’aura compris, la ferme des crocodiles de Pierrelatte n’est ni un élevage de sacs et valises à pattes, ni un luna-parc exotique. C’est un lieu de reproduction d'espèces en voie de disparition et protégées, et un laboratoire d’étude agréé et fréquenté par des spécialistes du Muséum National d'Histoire Naturelle. La ferme offre en effet un espace unique pour l'étude du comportement des crocodiles. Passionnés autodidactes et scientifiques chevronnés y poursuivent un objectif commun, la survie des crocodiles. Et si pour cela, pour trouver des sous, il faut faire partager sa passion par déjà plus de 200 000 visiteurs par an, pourquoi pas !
Que ne ferait-on pas avec l'eau chaude de Pierrelatte ? Le rêve, presque enfantin de Luc devient réalité, repeupler les parcs nationaux et les zones protégées d'Afrique.
Après l’ambition de l'étude scientifique, maintenant satisfaite, n’est-ce pas une belle vocation pour le « crocozoo » qui marche à l'eau chaude ?
Nous remercions Luc Fougeirol pour la documentation et le crédit photographique qu’il nous a fournis ainsi qu'une importante revue de presse à l'occasion de l'ouverture au public en 1994. Il revient, semble-t-il à Vincent Labbé de Tavernnec, de « Point de vue – Images du Monde », d’avoir inventé alors le mot de « crocozoo ».
Jean-Louis Mathieu