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Histoire d'eau : le Carassius Auratus

30 septembre 1983 Paru dans le N°76 à la page 53 ( mots)
Rédigé par : John KETLEY

Le carassius auratus (variété atomicus)

Le carassius auratus

(variété atomicus)

En 1982, E.D.F. a passé un contrat avec qui dirige la Société Aquati-K, dont l'activité est basée sur l'élevage et la commercialisation de poissons d’aquarium, et cela dans le but de valoriser les eaux de rejets thermiques des centrales nucléaires (1), dans le cadre des recherches poursuivies actuellement.

La revue Equip Echos (mai 1983) a dressé le portrait de ce pisciculteur hors du commun et des activités qu'il exerce à la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux.

Dès l’âge de 12 ans, il élevait des tritons dans la baignoire et des écrevisses dans le jardin...

À 45 ans, John Ketley se lance à la conquête du marché français du... poisson exotique ! « Je suis un évadé de la fonction publique internationale, explique-t-il. Je peux enfin me livrer à mon violon d’Ingres : le poisson rouge ».

À l'origine de son projet, deux constatations objectives : premièrement, la France importe la totalité de ses poissons rouges, près de deux millions de dollars prennent ainsi chaque année le chemin de l’Extrême-Orient ; deuxièmement, la multiplication des pavillons individuels représente un marché potentiel pour les bassins de jardins, donc pour les poissons rouges capables de passer toute l'année à l'extérieur.

John Ketley a finalement l'idée de génie : utiliser l'eau du circuit de refroidissement des centrales nucléaires.

Un accord est vite conclu entre John Ketley et E.D.F. C’est pour cette dernière, l'occasion de démontrer au public que les eaux de rejet ne sont pas radio-actives (donc utilisables) et que l'on peut tirer parti de cette énergie perdue...

Mais, laissons-lui la parole.

* * *

(1) Ces eaux sortent de la centrale à des températures s'échelonnant entre 26 et 40 °C ; elles sont utilisées soit directement, soit plutôt par l'intermédiaire d’échangeurs de chaleur.

Peu de représentants de la faune aquatique sont mieux connus du public que le poisson rouge, et pourtant seuls quelques initiés sont au courant de certaines vérités le concernant. Il paraîtra étonnant, par exemple, que même son nom scientifique fasse encore l'objet de débats parmi les biologistes, et de préjugés bien enracinés parmi les amateurs les plus éclairés. Similairement, son comportement a été commenté de façon souvent contradictoire par des auteurs fort sérieux, alors que les malentendus quant à ses besoins sont légion, même parmi les professionnels de son commerce.

Sans entrer dans le détail, une petite mise au point s'impose donc.

Le poisson rouge semble être originaire de Chine où on lui portait, dès le VIII° siècle, des soins attentifs et où, aujourd’hui encore, son élevage est confié à un corps de fonctionnaires. C’est au XII° siècle qu'il arriva au Japon pour être déclaré poisson royal, réservé à l'aristocratie, voire à l'empereur seul. La première mention de sa présence en Europe est signalée dans le célèbre journal de Samuel Pepys à la fin du XVII° siècle, alors que le premier poisson rouge en France semble avoir été apporté à Mme de Pompadour vers 1750. Dans son magnifique « Systema Naturae », von Linné le classe en 1737 comme carpe dorée — cyprinus auratus — et se trouve ainsi à l’origine de la conviction très répandue encore que le poisson rouge est une carpe. Bizarrement, la rectification apportée par Cuvier et Valenciennes n’eut pratiquement pas d’effet. En réalité, le poisson rouge est bel et bien une carpe, mais seulement dans le sens le plus large du terme, c’est-à-dire en tant que membre de la grande famille des « cyprins », au même titre que la tanche ou le goujon. Plus précisément, il s’agit d’un « carassin », mais duquel ? Certains y voient une forme dénaturée du carassin commun « carassius carassius », d’autres du « carassius gibelio », et d'autres encore pensent qu'il pourrait être un croisement entre les deux. Une école plus récente lui donne, enfin, ses lettres de noblesse en

le classant comme une espèce bien à part « carassius auratus ».

Parmi les malentendus qui l’entourent, il faut citer : son classement parmi les « poissons d'eau froide », sa réputation d’être peu exigeant en sa consommation d’oxygène et son indifférence en matière d’alimentation. Ces trois erreurs sont sans nul doute à l’origine aussi bien d’attristantes mortalités que de bon nombre des insuccès rencontrés parmi de potentiels éleveurs. Le poisson rouge est un poisson des zones tempérées du globe, non des zones froides ; certes, un adulte en bonne santé peut supporter des températures très basses, mais entre ce qu’il peut supporter et ce qu’il préfère, il y a une confusion à éviter.

En fait, c’est dans une gamme de températures de 15 °C à 22 °C que se situe son cycle vital optimal. De même, s’il est vrai que tous les carassius survivent mieux que beaucoup d’autres espèces dans des eaux pauvres en oxygène, leur santé, leur croissance et leur productivité finissent par s’en ressentir très sérieusement, et le régime classique composé uniquement de daphnies séchées, de valeur nutritive presque nulle, est une pure hérésie.

Ces principes sont bien compris dans les centres de production qui fournissent le marché mondial et qui se trouvent, pour l’essentiel, en Extrême-Orient, aux États-Unis et en Italie. L'exclusion de la France, ainsi que tous les autres pays d’Europe septentrionale, de la liste des producteurs s’applique en premier lieu par notre climat qui nous accorde les températures adéquates avec trop de parcimonie pour garantir aux alevins nés au printemps une coloration et une taille suffisante à temps pour affronter l’hiver. Et là encore, le lecteur peut s’étonner en apprenant que le petit compagnon qu’il vient d’acquérir a dû faire la moitié du tour du monde pour parvenir dans son bocal. À l'heure où la balance des paiements est une préoccupation nationale, n’y a-t-il pas quelque chose à faire ?

À regarder le problème de plus près, on est amené à constater que la création d’un climat artificiel peut résoudre le problème technique principal et c’est avec cette conviction qu’un hobby d’enfance est lentement transformé en programme de recherches. Les trois phases d’un projet peuvent se résumer généralement en « recherche pure », « recherche appliquée » et « synthèse économique » ; le projet « Poisson rouge français » ne fait pas exception, sauf que ses phases pourraient être plus précisément définies en « recherche biologique », « recherche technique » et « étude de rentabilité ».

L'étape de la recherche biologique peut être considérée comme quasiment terminée. Il s’est agi au départ de déterminer avec précision les cycles de température qui permettraient la production de sujets de bonne qualité toute l’année. De simple au départ, cette phase s’est révélée rapidement fort compliquée, car, s’il est vrai que les géniteurs ont réagi comme prévu à un simple échauffement pour pondre prolifiquement, il a bien fallu se rendre compte qu’il ne s’agissait là que du plus facile des problèmes à résoudre. En effet, il est devenu vite clair que le cycle optimum de croissance différait légèrement selon les caractéristiques de chacune de la vingtaine de variétés couramment commercialisées et que dans tous les cas la meilleure croissance ne correspondait pas avec la meilleure coloration, elle-même fonction d’autres facteurs que la seule température, et différant à l’intérieur de chaque variété selon le type, métallique, mat ou nacré.

La recherche dans ces divers domaines a duré plusieurs années au fil desquelles des millions d’alevins sont nés, destinés pour la plupart à nourrir des espèces exotiques et carnivores ou, au mieux, à peupler l’aquarium des amis. Néanmoins, et malgré des échecs nombreux, les données relatives à tous ces aspects se sont lentement dégagées, au point qu’en 1982 il est devenu possible de tirer une première conclusion : la production de beaux poissons est bien possible en France, à la condition expresse de pouvoir moduler la température de l’eau.

Malheureusement, une autre conclusion s’est imposée en même temps : le coût de l’énergie et de l’eau nécessaires faisait que l’expérience, pour intéressante qu’elle ait pu être sur le plan scientifique, ne pouvait avoir de suite commerciale dans le cadre de la fourniture de ces deux commodités indispensables par les moyens classiques. Or, il restait une petite chance : l'utilisation des calories des effluents des centrales électriques.

Surprise ! Électricité de France s’était déjà penchée sur le problème !

Certes, si elle a pensé aux poissons rouges, elle ne l’a jamais avoué, mais des expériences similaires avec des espèces plus « utilitaires » telles qu’anguilles, carpes et brochets, avaient déjà démontré le grand intérêt que pouvait représenter pour la pisciculture l’eau tiède produite par les centrales nucléaires, en particulier.

[Photo : Vue partielle des 50 000 alevins contenus dans un bassin.]

Les résultats obtenus ont conduit E.D.F. à constituer la S.E.F.A., la Station d’essais et de formation aquacole, à la centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux, afin de permettre aux pisciculteurs devant s’installer à proximité d’autres centrales de se familiariser avec les techniques de l’eau tiède et de conduire des expériences de mise au point de leurs procédés d’écloserie et de grossissement.

[Photo : L’un des bassins d’élevage.]

Un accord s'est vite conclu, aux termes duquel la S.E.F.A. est mise à notre disposition pour une première série d’essais qui se sont terminés en avril 1983. Ces essais ont revêtu la plus haute importance car, dans ce véritable laboratoire, il a été possible non seulement de vérifier les résultats acquis auparavant mais surtout, de dégager des données à une échelle statistiquement valable.

Alors, c’est gagné ? Pas si vite ! Soit, le problème biologique est résolu et le problème climatique semble pouvoir se résoudre, mais il reste le problème technique. Il ne faut pas oublier que les pays producteurs traditionnels bénéficient d’avantages autres que climatiques, parmi lesquels figurent en tête des structures sociales et économiques sensiblement différentes de celles de la France. Leurs méthodes de production ne peuvent donc pas être purement et simplement transposées, mais doivent être remplacées par des procédés de haut rendement pour compenser les coûts de main-d’œuvre, des techniques de haute sécurité pour compenser la concentration de la production en un seul endroit et des techniques bien au point pour compenser la nature artificielle d'un élevage en Europe. Les domaines qui exigent un réel effort en ce sens sont ceux de la distribution automatique d’aliments, de l’efficacité hydraulique des zones d’élevage, du contrôle des températures et de la qualité de l’eau.

Il est clair qu'une production de dimension commerciale ne peut être fondée sur une multiplicité d’aquariums et de petits équipements d’aquariophilie, de même que la nature du produit recherché ne permet pas un travail en pisciculture tel qu’on l'entend généralement. Le piège est énorme, car il faut allier la minutie de l’aquariophilie à la dimension de la pisciculture, en évitant les inconvénients des deux. En plus, il faut que les procédés retenus puissent s’adapter aux techniques particulières de l’utilisation de l’eau tiède. Les solutions semblent se trouver dans l’utilisation de circuits fermés où l’eau d’élevage est séparée du fluide caloporteur et maintenue en bon état par une sursaturation en oxygène pur et notamment par l’action de filtres biologiques.

Fragiles pendant trois semaines, les alevins grandissent pendant un mois dans un premier bassin couvert ; ils sont ensuite transférés dans un grand bassin situé à l’air libre, où ils atteignent leur taille normale en six mois.

Ce système s’est développé lentement au cours de la constitution de l’ensemble qui a permis les premiers essais. À cette échelle il s’est révélé d'une grande efficacité, mais il faut maintenant remplacer les savants « bricolages » mis en œuvre jusqu’à présent par de véritables installations. Tel est l'objet des recherches actuellement en cours.

[Photo : Le dispositif de filtrage mécanique et biologique placé dans le circuit de recyclage de l’eau des bassins (avec son système d’oxygénation).]

Leur intérêt ne doit pas se limiter à la solution du seul problème immédiat de l’élevage du poisson rouge, car dans la mesure où elles aboutiront à la mise au point de procédés fiables et, espérons-le, peu coûteux, de tels procédés peuvent contribuer à l’amélioration de la sécurité et du rendement de piscicultures plus classiques. Il n’est pas à exclure qu'ils ouvrent la voie un jour à la production de poissons exotiques… mais ceci est une autre histoire.

John KETLEY.

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