Jean FRANCOU
Sénateur-Maire de Salon-de-Provence. Président de l’Œuvre Générale de Craponne
[Photo : Acte de concession des eaux de Durance à Adam de Craponne du 17 août 1554]
En imaginant et en construisant au XVIᵉ siècle le canal qui porte son nom, l’ingénieur Adam de Craponne s’est révélé le précurseur de la fertilisation des terres provençales, où le problème de l’eau revêtait un caractère vital depuis des siècles.
Enfant de Salon, où il naquit en 1526, Adam de Craponne a été un ingénieur prolifique. Employé par le duc de Guise aux fortifications de Metz, appelé à Fréjus pour le dessèchement des marais insalubres, il participe ensuite à la construction du port de Nice. Il conçoit aussi le creusement du canal du Midi qui sera réalisé par Riquet. Ce n’est d’ailleurs qu’une partie de ses travaux, puisqu’il rêvait déjà de joindre l’Océan à la Méditerranée, et de réaliser un grand canal de la Provence.
Grâce à la valeur de ses ouvrages, il obtient du roi, en 1548, des lettres patentes pour la dérivation des eaux de la Durance dans la Crau. Il faut préciser que Salon, à cette époque, ne disposait — et ceci depuis les Gallo-Romains — que des eaux provenant des sources du Talagard et des Aubes. Adam de Craponne est alors âgé de 28 ans. Depuis longtemps il caressait ce projet, dont déjà au XIIIᵉ siècle un archevêque d’Arles, Raymond, avait envisagé la mise en œuvre. Dès 1551, il achève sur le terrain toutes les études préalables à la réalisation du magnifique cours d’eau qui irriguera le pays de sa mère. La technologie très rudimentaire de son temps donne la pleine mesure de l’importance et la grandeur d’une telle entreprise.
Le 17 août 1554, il reçoit licence de la Chambre des Comptes et Archives du Roi en Provence à l’effet de
« prendre l’eau en la rivière de la Durance, de faire la prise écluse d’eau au terroir de Janson pour la conduire et dériver par un fossé de la largeur et profondeur qu’il jugera nécessaire, par différents terroirs jusqu’à Salon, puis Saint-Chamas, pour la vider à la mer, et de faire et construire toutes dérivations en tel lieu que bon lui semblera et où l’eau se pourra conduire : moulins, engins d’eau, et autres utilités, qu’il se pourra aviser de faire à son profit et pour en jouir, user et disposer tant pour lui que pour ses héritiers et successeurs quelconques, comme de leur chose propre… sans que les communautés ou particuliers puissent prendre l’eau du béal ou s’en servir sans permission ou licence du Sieur de Craponne. »
Pour financer son projet, Craponne doit faire appel à la générosité de sa famille ; des amis lui viennent aussi en aide. Il avait hypothéqué le canal pour une somme de 2 000 livres tournois, somme qu’il emprunte à ses deux sœurs ; Nostradamus, connaissant ses problèmes financiers, lui prête trente écus d’or.
Les travaux de construction du canal s’achèvent en 1559. Cette année-là, le 20 avril, une fête — qui devait compter dans les annales de l’histoire locale — célèbre l’arrivée des eaux. En présence des consuls, des confréries avec leurs bannières, de tous les notables de la ville, une foule immense voit dans un enthousiasme délirant les flots du torrent durancien baigner les remparts de Salon. Par la suite, Craponne étend l’empire de son ouvrage — qui avait son origine à Cadenet-en-Durance et se dirigeait vers Lamanon — par la construction des branches de Pelissanne, Lançon, Cornillon et Saint-Chamas. Ces prolongements logiques et naturels du canal de Salon offraient un exutoire sur l’étang de Berre et la Touloubre, en même temps qu’une dérivation au Grand Canal du Moulin d’Eyguières.
L’irrigation ainsi aménagée apporte très vite une prospérité agricole certaine. À Alleins, Salon, Lançon, Eyguières, Istres, surgissent des moulins dont la farine assure enfin l’existence de la population. Les arrosages se développent. M. Gimon, historien de la ville de Salon, assure avoir trouvé les titres d’arrosage de 908 ha en 1568.
[Photo : Canal de Craponne. Ancienne prise d’eau en Durance avant l’aménagement de la Basse-Durance.]
[Photo : Vieux pont voûté en arc surbaissé sur le Canal de Craponne.]
Malheureusement, Craponne, faute de moyens financiers, est contraint de faire cession de son ouvrage. Une compagnie d’irrigants est créée en 1571 pour entretenir la prise et assurer la distribution de l’eau dans le canal. En 1586, elle prend la dénomination — depuis lors conservée — de : « L’Œuvre Générale de Craponne » qui hérite au terme d’une transaction — érigée en forme de règlement d’administration publique par arrêt du Parlement de Provence — de tous les droits accordés en 1554 à Adam de Craponne.
En fait, la forme juridique, tout à fait particulière en France, de cette association de collectivités d’irrigants, résulte de l’antériorité de la licence donnée à Adam de Craponne par rapport à l’Édit de Moulin (1566) sur la domanialité publique.
Du fait de cette antériorité, le canal de Craponne ne fait pas partie du domaine public et l’Œuvre est « propriétaire » des eaux dérivées, droit qui lui a été reconnu à diverses reprises au cours des siècles par la jurisprudence. Depuis 400 ans, l’Œuvre a pu ainsi — en préservant ses droits et son unité — assurer sa pérennité ; il en a été ainsi notamment en 1955, lors de la loi sur l’aménagement de la Basse-Durance par EDF, dont la réalisation allait transformer profondément les structures agricoles de la région.
La création du canal industriel EDF et de la retenue agricole du barrage de Serre-Ponçon ont fait franchir au canal de Craponne une étape importante de son histoire en lui permettant, à la suite des accords intervenus avec EDF, d’assurer :
- — l’amélioration des irrigations par la suppression des pénuries, souvent rigoureuses, subies par les canaux jusqu’alors alimentés directement par la Durance ;
- — la modernisation du canal par la création de nouvelles sections ;
- — la modulation des débits suivant les besoins des irrigations ;
- — la possibilité de prévoir l’extension des irrigations sur plus de 4 000 ha, en cas d’évolution des besoins d’irrigation.
Aujourd’hui, le canal de Craponne, dont la longueur avoisine les 100 km, assure l’irrigation de 20 000 ha de terrains dans les Bouches-du-Rhône, depuis la Roque d’Anthéron jusqu’à l’Étang de Berre d’une part, et de Lamanon jusqu’au Rhône, d’autre part, en traversant les communes suivantes :
- — pour la branche d’Arles : Eyguières et Arles avec une subdivision vers Istres ;
- — pour la branche de Salon : Lamanon, Grans, Pélissanne, Lançon et Cornillon, Miramas et Saint-Chamas.
[Photo : Vieux pont dallé sur le Canal de Craponne. On aperçoit par les travées un autre vieux pont voûté en plein cintre.]
Chaque collectivité desservie par le canal est représentée au sein de l’assemblée de l’Œuvre, soit par le maire de la commune, soit par le président du syndicat des arrosants de cette commune. Tout en poursuivant la gestion des irrigations, les maires et présidents des syndicats sont préoccupés par l’évolution de l’agriculture dans la région de la Basse-Durance, et accordent une priorité toute particulière à l’étude des mesures de développement des conditions de fertilisation des terrains irrigués. Ainsi, l’Œuvre Générale de Craponne poursuit, avec l’extension des irrigations, la modernisation du canal, vieux de quatre siècles, que son auteur offrit à la terre provençale pour la rendre féconde.
Comment mieux célébrer ce don à la Provence que par la citation des éloges adressés à Craponne par les poètes du terroir :
— Tronc de Codolet, il y a 3 siècles, dans un quatrain devenu la devise de l’Œuvre Générale de Craponne :
Abrado de la set, néquelido, pécaire,
Seloun vesié passi soun maigre terradou,
Crapouno soun enfant li fagué trat de paire,
Li largué d’aigo à soun sadou,
(Brûlée par la soif, haletante, Salon voyait se dessécher son maigre terroir, Craponne son enfant lui tint lieu de père et lui délivra de l’eau en abondance) ;
— ... et le Félibre Crousillat qui, le siècle dernier, lui offrait cette ode :
Toun pus béu mounument, Crappouno,
Tu-méme té lou siés calat :
Es toun canau, richo courouno
Dé rasins, d’oulivo, de blad.