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Histoire d'eau : le bateau-râteau de la Basse-Loire

31 janvier 1994 Paru dans le N°169 à la page 82 ( mots)

Le bateau-râteau de la Basse-Loire

Son nom officiel est bateau porteur-affouilleur, car c’est un vapeur de type porteur qu’on a doté d’un dispositif ayant pour but d'affouiller sous l'eau les fonds vaseux : c’est plus ou moins qu’une drague : si, en effet, son fonctionnement a bien pour résultat d’approfondir les fonds, il ne comporte aucunement l'extraction directe des déblais qu’il arrache ainsi au sol immergé. Cet appareil tout spécial est à la fois pittoresque et ingénieux ; il mérite d’être connu à ce double titre, d’autant qu’il est utilisé et rend de réels services sur un de nos grands fleuves français, dans la partie maritime de la Loire. Il a été étudié par le Conducteur des Ponts et Chaussées du service, M. Ordonneau, sous la direction de M. Lefort, l’Ingénieur en chef de la Loire Maritime.

Pour comprendre l’utilité particulière d'un appareil de ce genre, il est nécessaire de rappeler quelle est la situation hydrographique de la Loire Maritime, et quelles sont les difficultés que la navigation y rencontre en certains points. Il existe bien un canal maritime de la Basse-Loire, parallèle au fleuve, et qui, destiné plus spécialement à la grande navigation, semble par conséquent devoir permettre aux navires de remonter jusqu’à Nantes, sans avoir à se préoccuper des dépôts de vase ou de matériaux divers qui peuvent se faire dans le lit même du fleuve. En fait, ce canal ne s’étend pas sur toute la longueur de la partie maritime de la Loire : il commence, en aval, à Paimboeuf, et vient se terminer au village de La Martinière : et nous rappellerons d’un mot qu’il emprunte, sur 6 kilomètres, des bras secondaires du fleuve, qui ont été isolés du bras principal par des cavaliers insubmersibles, l'isolant complètement du reste du cours d’eau.

On avait une raison en limitant ainsi le développement de ce canal maritime. Tout d’abord, en aval de Paimboeuf et jusqu’à Saint-Nazaire, autant dire jusqu’à la mer, sur une longueur de 15 kilomètres, on rencontre des fonds qui ont toujours au moins 2 mètres au-dessus du zéro des cartes marines, et qui atteignent huit mètres au moment favorable de la marée ; cette section peut donc donner aisément passage aux bateaux de 5 m 50 de tirant d'eau, auxquels on voulait ouvrir le port de Nantes. D’autre part, en amont de La Martinière et jusqu’à Nantes même, section endiguée sur 16 kilomètres de long, on comptait pouvoir toujours trouver des fonds approchant de ces 2 mètres dont nous venons de parler.

C’est la partie intermédiaire de la Loire Maritime qui constituait le véritable obstacle à la navigation : cette section a bien une largeur considérable, mais, sans doute par suite de cette largeur, les profondeurs y sont faibles, et à moins d’y effectuer des travaux de dragage continuels et fort coûteux, on ne pouvait espérer y voir les profondeurs dépasser 4 m 80 aux vives eaux : en fait, le chenal a ici un plafond qui se trouve sensiblement au niveau du zéro des cartes marines, et toute cette portion de la Loire constitue comme un seuil par rapport à la portion amont et à la portion aval. Le canal de la Basse-Loire était destiné à tourner ce seuil : mais on ne s’était peut-être pas assez rendu compte de l'influence que ce seuil même pourrait avoir sur le maintien des profondeurs normales dans la première partie de la Loire, entre Nantes et l’entrée du canal, c’est-à-dire La Martinière.

En effet, le courant de flot, au moment où la mer monte, avec le retard qui se produit nécessairement dans un fleuve maritime, se manifeste toujours avec une certaine violence, et il arrive facilement dans toute la première section dont il s’agit, puisqu’en réalité il se fait sentir régulièrement à Nantes : dans son mouvement, il a une tendance continuelle à entraîner et à apporter dans cette section les vases qui se trouvent en suspension dans l'estuaire. Ce phénomène se manifeste avec d’autant plus d’intensité que le volume propre des eaux douces de la Loire est plus faible, ce qui veut dire qu'il est à son maximum dans les années de sécheresse, et même simplement à l’étiage. D’une manière générale, le courant de jusant, qui suit la basse-mer, n’est pas suffisant pour entraîner ces vases, par suite de l'existence de ce seuil que nous avons signalé dans la deuxième section du fleuve : l’entraînement est d’autant plus faible que l’étiage est plus marqué. Et c’est ainsi que, à chaque marée, il se dépose des vases dans le

(Extrait de la Science Illustrée, 1905)

[Photo : Détails des appareils à l'arrière du bateau.]

chenal navigable du fleuve, entre Nantes et La Martinière, sur la route que doivent suivre les grands navires pour gagner l’entrée du canal. Ces vases, par suite de leur finesse, se coagulent et se durcissent très facilement, et si on laisse les choses en état, il est impossible ensuite d’espérer qu’elles disparaîtront autrement que par des travaux de dragage fort coûteux. Ce qu’on a voulu obtenir précisément avec le bateau-râteau, c’est qu’elles ne puissent durcir et qu’elles demeurent à l’état friable, de façon qu’une petite crue suffise à les enlever et à les entraîner, au moins partiellement, par-dessus le seuil du fleuve.

Sans vouloir nous perdre dans des développements historiques, ni diminuer en rien l’intérêt de l’invention de M. Ordonneau, nous devons pourtant rappeler d’un mot les vannages à râteau, vannages mobiles portés par des bateaux, imaginés sur la Somme en 1855 par M. Fouache, et aussi le bac à râteau de M. Masquelez, destiné à raboter le fond des canaux vaseux de la Charente.

Le dispositif créé pour la Basse-Loire a été fort bien étudié et donne d’excellents résultats. Le bateau même qu’on a utilisé, pour traîner le râteau sur le fond du fleuve, est un porteur à vapeur de 500 chevaux qui peut, entre temps, rendre d’autres services, et qui sert à transporter en mer les produits extraits des points où des dragages s’imposent : ce porteur a 40 mètres de long pour 8 mètres de large, et sa capacité intérieure est de 250 mètres cubes. Le râteau est fixé transversalement à l’arrière, et à assez peu de distance de cet arrière, par deux poutres de bois qui viennent s’articuler, par leur extrémité opposée, sur deux axes métalliques débordant de façon convenable et disposés sur le pont, au droit du roof des machines ; les dents du peigne sont constituées de robustes tôles découpées en fourche, fixées sur des tiges de bois qui sont clavetées elles-mêmes dans une large pièce de bois : une tôle inclinée est prévue sur cette pièce de bois qui, par suite du déplacement du bateau, tend constamment à maintenir le râteau immergé. Pour assurer la descente et surtout la remontée du râteau, on a installé en porte-à-faux, à l’arrière du porteur, une potence en bois double, qui porte sur la lisse du bateau et est boulonnée par sa partie arrière au pont ; les deux bras de la potence sont solidarisés par une poutre transversale et des barres métalliques obliques, et, au milieu de la poutre transversale, est frappé un palan triple, dont la seconde poulie se trouve elle-même montée sur la barre du peigne. L’un des brins du palan va passer sur un treuil à vapeur disposé normalement à l’arrière du vapeur, et un simple mousse, manœuvrant le palan par l’intermédiaire du treuil, peut lever ou laisser couler au fond le râteau. Ajoutons que deux chaînes, se reliant au râteau de part et d’autre du palan et passant sur les poupées du treuil, servent de guidage aux mouvements de l’appareil et, de plus, pourvoient à un accident, pour le cas où le câble du palan viendrait à se rompre : elles permettraient, en pareille circonstance, de relever le râteau.

Les dents ont 0 m 60 de long, elles sont au nombre de 55, et, traînées par le porteur, elles désagrègent fort effectivement le fond vaseux le plus compact : en somme, les résultats sont très satisfaisants, surtout quand le courant du fleuve est violent, et les frais sont peu élevés. Il y a là un dispositif qui peut être utilement imité sur bien des voies navigables.

Daniel Bellet

NDLR. Il semble que cette belle réalisation n’ait pas été utilisée bien longtemps : peut-être s’est-on aperçu à l’usage qu’elle apportait un certain trouble à la qualité de l’eau de Loire du fait de l’énorme brassage de la boue résultant du fonctionnement de son râteau, bien que l’écologie n’était pas encore à l’ordre du jour… L’utilisation ultérieure de suceuses-refouleuses a résolu le problème.

L'EAU, L'INDUSTRIE, LES NUISANCES présente ses vœux de bonne année à ses lecteurs et, avec une attention particulière, à ses auteurs et annonceurs qui lui apportent leur précieuse collaboration.

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