Ce gigantesque aqueduc destiné à permettre le franchissement de la vallée au « canal de l'Eure » devait être l'un des « ouvrages magnifiques du Roy Louis en temps de paix ». Après avoir englouti des sommes colossales et causé la mort de plus de 10 000 ouvriers, il sera finalement abandonné.
Nous sommes en 1682. Louis XIV décide de transformer le château de Versailles et de s'y installer avec sa Cour. Pour les jardins, le roi désire moult pièces d'eau, bassins, fontaines et cascades et surtout des jeux d'eau « qui ne doivent se taire ni jour, ni nuit ». Problème : les sources, les ruisseaux alentours, peu nombreux, sont déjà mobilisés pour alimenter le palais. Pour donner corps aux jeux d'eau voulus par le roi, il faut forcer la nature et tisser progressivement autour du château et de son parc un immense réseau de rigoles, canaux, aqueducs, systèmes de pompage actionnés par moulins à vent ou manèges à chevaux, des retenues et des réservoirs pour drainer les eaux de toute la contrée. Les sources, ruisseaux, rivières, mares et étangs sont l'objet d'une course à l'eau méthodique et effrénée, et ceci dans toutes les directions : au nord, sur les plateaux de Rocquencourt et Louveciennes, les sources du Chesnay, de Bailly, de Ville-d'Avray, de Trianon sont reliées aux réservoirs de Clagny, de Satory et de Marly. À l'est et au sud, les eaux de la Bièvre ainsi que l'Yvette sont reliées aux réservoirs du Parc-aux-Cerfs et de Gobert.
La Seine elle-même est sollicitée et à la boucle de son méandre le plus proche est construite une merveille pour l'époque, la fameuse « Machine de Marly » qui élève l'eau du fleuve à une hauteur de 155 mètres pour contribuer à alimenter Versailles en eau. Mais malgré tous ses efforts, l'eau reste en quantité trop limitée...
En 1674, un projet de Riquet envisage rien moins que de dévier la Loire sur Versailles en la détournant à la Charité-sur-Loire pour la conduire à Satory. En 1678, un autre propose d’amener la Juine en la prenant dans la partie la plus élevée de la forêt d'Orléans. Des travaux sont même engagés au sud-ouest de Versailles : les mares du plateau environnant sont rassemblées en deux vastes étangs, celui de Saint-Quentin-Trappes qui existe toujours et celui de Bois-d’Arcy qui sera comblé sous Napoléon Iᵉʳ.
Mais cela reste toujours insuffisant.
Un nouveau projet émerge alors en 1684 qui consiste à détourner une partie de l'Eure jusqu’à Versailles. Séduit, le roi en accepte le principe et définit au mois d'août de la même année un tracé de cours artificiel. Car pour s'assurer une dénivellation suffisante, il faut aller loin en amont en coupant toute la boucle de Chartres et capter la rivière à Pontgouin, où la différence de niveau avec Versailles, distante de 80 km à vol d'oiseau, avoisine les 26 m. Le nouveau cours artificiel de l'Eure épouse de près les courbes du terrain.
par Landelles et Courville, puis remontant vers Saint Amoult au nord, contournant les bois de Fontaine-la-Guyon, continuant au nord jusqu'à Briconville, puis par l’est en zigzaguant jusqu’à Maintenon et au-delà par Cranches et l’Épinay pour rejoindre l'étang de la Tour et le canal existant jusqu'à Trappes et Versailles. En tout 110 km avec deux ouvrages d'art inévitables : l'un pour la traversée du fond de Berchères où, à la solution techniquement raisonnable du siphon, fut préférée celle d'un aqueduc à deux étages d'arcades, et l'autre pour Maintenon avec la conception d'un aqueduc colossal à trois rangées d'arcades pour surplomber l’Eure et toute la vallée, large d’environ 5 kilomètres et profonde de plus de 70 mètres.
Un aqueduc colossal à trois rangées d’arcades
Pour mener à bien ce projet hors normes, le roi dispose d'un état-major émérite dirigé par Philippe de La Hire, mathématicien, géomètre, géographe, assisté de l'ingénieur Gobert et de Vauban pour le génie civil, un des plus grands ingénieurs militaires de tous les temps, le maître des sièges et des fortifications qui ceintura la France de citadelles et de places fortes. L'argent ne fait pas défaut : il sera dépensé sans compter. Pour exécuter un tel plan, il faut concentrer une main-d'œuvre immense : on estime que 30 000 hommes seront affectés à ce chantier. Une dizaine de milliers d'ouvriers fournis par des entreprises privées, renforcés de spécialistes, des maçons, des piqueurs de grès, des briqueteurs, des tailleurs de pierre seront assistés par plusieurs régiments de Sa Majesté, au total 20 000 hommes de troupe. Louvois lui-même s'active et se rend sur place deux fois par mois. C'est lui qui détient les pleins pouvoirs et désigne personnellement les responsables des chantiers.
Quatre années durant, de 1685 à 1688, une activité fébrile va régner sur ce gigantesque chantier qu'on appelle désormais « les Travaux de l'Eure ». Un énorme effort technique s'accomplit, mené avec ordre et méthode : fouilles, excavations, terrassements, constructions de chaussées, de ports, d'écluses sont mis en route de tous côtés. Des ouvrages annexes sont réalisés. De Maintenon à Nogent-le-Roi, l'Eure est rendue navigable en aval pour assurer une liaison fluviale avec la Seine et un port pour matériaux créé à Coulombs. Deux petits affluents de la rive droite sont canalisés : la Voise sur 12 km pour amener les pierres ainsi que la chaux et la Drouette sur 14 km pour le grès des carrières d’Épernon. Le roi, satisfait, visite régulièrement les travaux.
Dès 1685, les travaux de l'Eure connaissent un démarrage remarquable. Le premier tronçon de Pontgoin à Berchères est rapidement exécuté et le 25 août 1685 l'Académie s'y transporte pour assister à l'entrée de l'eau dans le canal. Mais très vite l'inquiétude laisse place à l'angoisse :
une malédiction s'abat sur les ouvriers civils et militaires qui sont décimés par la peste. Malgré les renforts dépêchés, il faut se résoudre en 1687 à renvoyer les troupes en garnisons ; il pleut sans discontinuer et il se murmure à Versailles que le nombre de malades atteint 20 000. La campagne de 1688 s’annonce plus favorablement mais l’épidémie repart bientôt de plus belle. Louvois lui-même revient de Maintenon avec les fièvres. Les hommes meurent en masse. Le 16 août 1688, le roi, soucieux de protéger son infanterie, doit renvoyer ses troupes en garnison. Dans le même temps, des complications politiques surgissent à l'extérieur et la ligue d’Augsbourg se forme contre la France qui va engendrer une guerre de dix années. Louis XIV, sans allié, va devoir tenir tête à toute l'Europe et les armées royales combattre sur quatre fronts : dans les Pyrénées contre les Espagnols, dans les Alpes contre le duc de Savoie, sur le Rhin et aux Pays-Bas contre les Allemands, les Hollandais et les Anglais.
Pour les travaux de l’Eure, c'est un coup dur. Dès la fin du mois d’août, il faut envoyer aux frontières presque toute l'infanterie. Louis XIV se persuade qu'il pourra achever l'ouvrage avec le concours des seules entreprises civiles.
L’Eure n’arrivera jamais à Versailles
À la fin des hostilités, le grand aqueduc a bien résisté. Mais on n’en est toujours qu’au premier étage. Sollicité, Vauban donne son avis : encore deux ans de travail et l'ouvrage sera achevé.
La première idée de Vauban pour la traversée de la vallée de l'Eure était la construction d'un aqueduc rampant, à l’instar de certains aqueducs romains de Lyon, avec un système de siphon et de tuyauterie. Cette solution technique de bon sens se heurta à l’opposition de Louvois, qui, en
[Illustration : Clermont de l’aqueduc du projet. Le grand aqueduc de Maintenon avait été conçu avec trois rangs d’arcades au plus profond de la vallée.]Un habile courtisan sut flatter l'orgueil du roi et faire adopter une solution de folie, celle d'un aqueduc grandiose : Louis XIV aurait son Pont du Gard !
Mais le climat politique a changé et les guerres se succèdent désormais sans répit, soumettant les finances du royaume à rude épreuve. Après la construction du premier étage, on songe un instant à le mettre en service sans étage supérieur et, d'autre part, à remplacer l'aqueduc de Berchères par un système de siphons. Mais ces projets restèrent sans suite et l'ouvrage fut finalement abandonné. En 1692, le projet est définitivement enterré : l’Eure n’arrivera jamais à Versailles.
Le grand aqueduc de Maintenon restera inachevé avec sa première et unique rangée d'arcades. Construit sur une longueur d'environ 4 600 mètres, il avait été conçu avec trois rangs d'arcades au plus profond de la vallée. Le premier rang, le seul qui ait été édifié, est composé de 47 arcades, chacune ayant une ouverture de 13 m, une profondeur de 14,60 m et une élévation sous voûte de 25 m pour une élévation totale de 30 m. Une route départementale, celle de Maintenon à Gallardon, passe largement sous une seule de ces arcades monumentales. Le deuxième rang devait être composé de 195 arcades de même largeur et de même profondeur que celles du premier rang avec une élévation de 25 mètres. Quant au troisième rang, il devait compter 390 arcades ayant 14,30 m d’élévation. La hauteur totale de l’ouvrage devait ainsi être de 72 m. Pour se faire une idée précise de ce qu'aurait été cet ouvrage gigantesque, il faut se rappeler que les hauteurs sur rivière sont de 49 m pour le Pont du Gard, tandis que la hauteur des tours de Notre-Dame à Paris est de 69 m et celle du premier étage de la tour Eiffel de 57 m.
Après l'abandon de la construction de l'aqueduc, Louis XIV cessa de se rendre à Maintenon et les projets d'embellissement du château de Versailles furent stoppés. Les « Travaux de l'Eure » avaient englouti en pure perte des sommes considérables, atteignant le total fabuleux de près de neuf millions de livres et causé la mort d'une dizaine de milliers d’ouvriers.
Aujourd’hui, malgré les outrages du temps et des hommes, d'importants vestiges subsistent encore de ces travaux dans la partie en amont de Maintenon, notamment près de Pontgouin.
Louis XV fut le premier à faire démolir plusieurs arcades pour construire dans les environs de Dreux le château de Crécy destiné à Mme de Pompadour. Plus tard, des matériaux provenant des voûtes et des contreforts furent prélevés pour la construction de nombreux moulins dans la vallée de l’Eure.
L’Eure, elle, n’a finalement pas connu de cours artificiel. Louis XIV avait perdu sa bataille de l’eau et ne parvint jamais à la faire passer 75 mètres au-dessus de son cours naturel. Elle coule toujours, calme et limpide, en baignant la 5ᵉ et la 6ᵉ arche de l'aqueduc inachevé et forme le décor central du parc du château de Maintenon.