Nous sommes en 1860. Paris manque d'eau. Il faut mobiliser de nouvelles ressources. Augmenter le volume des prises d'eau en Seine ou recourir à de nouvelles ressources captées à distance de la capitale? Le débat fait rage. Dans un article paru au mois de mars 1868 dans "Les merveilles de l'industrie", Louis Figuier retrace l'histoire d'un choix qui suscita de nombreuses et violentes oppositions.
Par suite du notable accroissement de la population de Paris et de l'extension donnée en 1859 au périmètre de la capitale, le service des eaux publiques, tel qu'il existait en 1860, était devenu insuffisant et réclamait une modification radicale. En premier lieu, le volume d'eau dont on disposait à Paris en 1860 pour le service privé, déduction faite de celui qui est absorbé par les services de l'administration, était inférieur à celui qui était à la disposition du public dans beaucoup de grandes villes de la France et de l'Europe. La quantité d'eau distribuée à chaque habitant de Paris n'était alors que de 35 litres par 24 heures ; or, les hydrauliciens modernes s'accordent à porter à 60 ou 80 litres par tête et par jour la quantité d'eau nécessaire aux habitants d'une grande ville.
En second lieu, l'eau distribuée dans Paris était d'une impureté notoire. Nous savons tous le triste état d'impureté des eaux de la Seine, sans cesse altérées par leur mélange avec les produits des égouts, des fosses d'aisances et des résidus qu'y déversent les industries s'exerçant à l'intérieur de la ville. L'eau du canal de l'Ourcq est passible du même reproche. Les créateurs du canal de l'Ourcq ayant eu la fâcheuse idée de faire à la fois de ce canal une voie de navigation et une conduite d'eau potable, il en résulte que cette eau est incessamment altérée par les mariniers et les bateliers qui vivent sur ce canal, depuis le bassin de la Villette jusqu'à Mareuil. Aussi l'eau de l'Ourcq est-elle depuis longtemps en détestable renommée auprès des Parisiens.
Le service des eaux de Paris exigeait donc une réforme. Mais quel système fallait-il adopter ? Il y en avait deux : 1° s'adresser à la Seine, augmenter la prise d'eau actuelle, en transportant cette prise en amont de Paris, pour se mettre à l'abri des souillures que le fleuve reçoit dans la traversée de la capitale, et élever cette eau mécaniquement à la hauteur exigée par les nouveaux points à desservir ; 2° dériver des eaux de source ou de rivière, choisies à une certaine distance de la capitale. Le premier moyen, celui qui consistait à prendre dans la Seine le supplément d'eaux nécessaires à l'alimentation de Paris, paraissait le plus naturel. Ajoutons qu'administrativement c'était le plus facile ; une édilité paresseuse l'aurait adopté d'emblée.
Tout se serait, en effet, réduit à commander aux
constructeurs le nombre de machines à vapeur et de conduites d'eau nécessaires pour la nouvelle distribution. On se serait ainsi épargné bien des tracas, et l'on aurait évité aux ingénieurs du service municipal bien des fatigues et des travaux.
Le grand mérite du préfet de la Seine fut de renoncer à ce système, d'une facile exécution, de concevoir quelque chose de plus hardi, de mieux en harmonie avec l'état actuel de la science et des véritables besoins de la population parisienne.
Supposez, en effet, réalisé le système d'alimentation de Paris au moyen de l'eau de la Seine, quels en auraient été les résultats ? Après avoir élevé l'eau du fleuve par des appareils convenables, qu'aurait-on donné à l'habitant de Paris ? Une eau impure. L'impureté de la Seine est un fait de toute évidence, et à quelque hauteur qu'on remonte en amont de Paris, on aurait toujours trouvé des usines qui, par leurs résidus, auraient altéré la pureté de l'eau. Une eau trouble. Cette eau trouble, le peuple, qui n'a pas le moyen de payer au porteur d'eau 5 francs le mètre cube d'eau filtrée, c'est-à-dire 10 centimes la voie de 20 litres, l'aurait consommée telle qu'elle sort de la conduite publique. Le riche et le bourgeois auraient continué de l'acheter ; de là, l'impôt habituel du porteur d'eau maintenu sur le budget quotidien du pauvre. Une eau froide en hiver, chaude en été. Pour la ramener à une température agréable, en hiver ou en été, il aurait fallu la descendre à la cave ou dans le puits. Ainsi la ville de Paris aurait fait chaque jour une dépense considérable pour élever par des machines à vapeur l'eau jusqu'au sommet des maisons les plus hautes de Paris, et le premier soin du consommateur aurait dû être de descendre cette eau à la cave, pour la faire rafraîchir : plaisante conséquence, on en conviendra.
L'eau de la Seine étant ainsi reconnue impropre à la nouvelle distribution projetée, il ne restait que la dérivation d'une rivière ou d'une source (...). Mais où prendre ces eaux ? Les meilleures sources, après celles qui s'échappent des granits, sortent de la craie. Or les terrains crayeux, dans le bassin de Paris, commencent à la limite des argiles de la Brie et de la craie blanche de la Champagne. C'était donc là qu'il fallait s'adresser, et c'est là que s'adressa M. Belgrand quand il fut chargé par le préfet de la Seine d'étudier les sources qu'il serait possible de dériver à Paris pour alimenter cette ville en eaux potables.
Nous faisions ressortir tout à l'heure les inconvénients, les incohérences pratiques, qui seraient résultés de l'adoption du système de l'élévation des eaux de la Seine. Mettons en regard les avantages, l'enchaînement des réalités logiques, qui ont été la suite de l'exécution du projet de dérivation des eaux de source.
Avec le nouveau système aujourd'hui établi, il y a deux natures d'eaux différentes affectées au service. Les eaux de la Seine et celles du canal de l'Ourcq servent à entretenir les services publics, à arroser les rues, à nettoyer les pavés, à laver les égouts, à entretenir les fontaines monumentales et décoratives, etc. ; c'est là leur emploi naturel, car ce que l'on reproche à ces eaux, ce n'est pas leur défaut d'abondance, mais leur impureté, et pour les services publics la pureté n'est plus une condition nécessaire. Les eaux des sources de la Dhuis et de la Vanne sont réservées pour la boisson, la table et les usages domestiques. Ces eaux ont toutes les qualités exigées pour les eaux potables : la fraîcheur en été, en hiver une température agréable, puisque l'eau d'une source, en toute saison, ne varie pas dans sa température au-delà de + 10 à + 12°, quand elle est dirigée et maintenue dans un canal souterrain. Ces eaux sont pures et limpides comme toutes les eaux de source ; de là l'affranchissement, pour la population parisienne, de l'impôt du marchand d'eau filtrée, ou porteur d'eau. Plus de fontaines à filtre dans les offices, plus de fontaines marchandes dans les rues ; l'eau puisée par le pauvre à la conduite publique est tout aussi pure que celle qui est apportée sur la table du riche, attendu que c'est toujours la seule et même eau. Ainsi le ménage bourgeois qui dépensait autrefois 15 à 20 centimes par jour pour l'achat d'eau filtrée, est exonéré de cette dépense, et le ménage pauvre, l'artisan, le manœuvrier, n'ont plus à souffrir de la nécessité de boire une eau rendue impure et malsaine par absence de filtration.
Un autre avantage résulte de la masse considérable d'eaux potables qui sont disponibles à...
« Un autre emploi très important de l'eau fournie en excès dans les villes, consiste dans la facilité de laver régulièrement et continuellement les égouts. Ces conduits, creusés à grands frais sous les rues, sont mille fois précieux pour la salubrité des villes. »
Paris.
Aux 153 000 mètres cubes d'eau par jour que nous donnent aujourd'hui les eaux de la Seine, de l'Ourcq et du puits de Grenelle, on a ajouté les 170 000 mètres cubes fournis par les trois dérivations de la Vanne et de la Dhuis. Paris a donc à sa disposition 323 000 mètres cubes d'eau. Est-il nécessaire de faire ressortir l'extrême utilité, pour l'hygiène des grandes villes, d'une grande abondance d'eaux publiques ? L'importance de l'eau pour l'hygiène des villes est une de ces questions qui ne se discutent pas, mais qui s'affirment par elles-mêmes. Conduire l'eau en abondance dans la demeure du pauvre, et jusqu'aux étages les plus élevés des maisons, c'est distribuer, non pas seulement la propreté, qui, selon un Père de l'Église, est une vertu, mais encore le bien-être et la santé.
La salubrité d'une ville exige que le pavé puisse être incessamment lavé par une masse d'eau épanchée des bornes-fontaines. Si une ville dispose d'une quantité considérable d'eau, de manière qu'elle soit en charge dans les tuyaux de conduite, l'arrosage de la voie publique se fait rapidement, sans frais et sans entraver la circulation.
Un autre emploi très important de l'eau fournie en excès dans les villes, consiste dans la facilité de laver régulièrement et continuellement les égouts. Ces conduits, creusés à grands frais sous les rues, sont mille fois précieux pour la salubrité des villes ; mais il faut, de toute nécessité, qu'ils soient parcourus, comme l'étaient ceux de l'ancienne Rome, par un courant d'eau incessant, qui empêche les produits qui s'y rassemblent de se putréfier et de laisser dégager à travers les orifices ou l'épaisseur même du sol, des émanations nauséabondes et nuisibles à la santé publique (…).
Dans les principaux centres de population de l'Angleterre, l'eau est distribuée avec une extrême abondance dans l'intérieur de chaque maison, et cet avantage n'est pas entré pour peu de chose dans le développement et la prospérité de ces villes. Depuis la nouvelle distribution des eaux de la Tamise, commencée en 1860 et terminée en 1867, dans chaque maison de Londres, on peut distribuer l'énorme volume de 900 litres d'eau par jour. Dans la ville de Glasgow, chaque habitant jouit de 150 litres d'eau par jour. Aussi, dans chaque maison, on trouve, quelquefois à chaque étage, un bain chaud, un water-closet, un…
« Avant de paraître sur la table, cette eau a subi dans les appareils de l'administration, dans le filtre des fontaines marchandes, dans la fontaine de l'office, tout un travail dont le résultat seul se montre aux yeux du consommateur, sans qu'il en ait conscience. »
shower bath ou robinet de pluie d'eau froide, dont on se sert pour produire dans l'économie une réaction qui est très salutaire, en raison de l'humidité du climat. Chaque logement d'ouvrier, de la valeur de 125 à 150 francs, est pourvu de tout cet arsenal hydraulique. Malgré cette extrême profusion d'eau, les habitants de Glasgow en réclament encore davantage, et pour les satisfaire, on a dérivé le lac Katrin, situé à plus de douze lieues de la ville.
On n'en viendra jamais là sans doute à Paris, car la nécessité de l'eau est moins vivement sentie en France qu'en Angleterre ; mais nous citons ces faits pour montrer, par des exemples, à quels avantages imprévus, à quels emplois utiles pour l'hygiène privée peut conduire la possession d'un très riche arsenal hydraulique.
Une considération d'un autre ordre mérite aussi d'être soumise aux réflexions de nos lecteurs. En adoptant le système de l'élévation de la Seine, en outre du coûteux établissement des machines à vapeur et des conduites de refoulement, il aurait fallu grever le budget de la ville, pour l'entretien de ces machines et leur travail permanent, d'une somme qui est évaluée environ à 130 000 000 francs par an. Or, avec le système de dérivation, tous les travaux, une fois exécutés et payés par annuités, ne laisseront au budget municipal qu'une dépense annuelle d'environ 100 000 francs pour les frais d'entretien et de surveillance des aqueducs. L'eau coulera toujours, sans exiger autre chose que les frais d'entretien d'un monument de pierre et de fer.
Disons enfin que la nouvelle distribution d'eau de source a été conçue dans les intérêts populaires. Dans la question des eaux potables à distribuer aux grandes villes, ce sont les classes pauvres, l'artisan, l'ouvrier, le petit ménage, qui sont principalement intéressés. Le riche habitant, l'homme aisé, souffre peu des mauvaises qualités de l'eau potable ; il a toujours quelque moyen de la corriger : il a les filtres perfectionnés, dans lesquels il épure une eau, déjà payée au porteur d'eau, c'est-à-dire prise aux fontaines marchandes, où elle a subi une première épuration ; il a le vin, avec son action tonique, l'eau de Seltz, avec son acide carbonique digestif. Comme le voulait la reine Marie-Antoinette, à défaut de pain, il mange de la brioche ; à défaut d'eau pure, il boit de l'eau rougie. Beaucoup d'excellents bourgeois de Paris n'ont appris que par leur journal les fâcheuses qualités que l'on reproche à l'eau de la Seine. Avant de paraître sur la table, cette eau a subi dans les appareils de l'administration, dans le filtre des fontaines marchandes, dans la fontaine de l'office, tout un travail dont le
résultat seul se montre aux yeux du consommateur, sans qu'il en ait conscience.
Ce n'est donc, nous le répétons, ni le riche, ni le bourgeois des grandes villes qui sont intéressés, sous le rapport hygiénique, dans la question des eaux potables : l'ouvrier, le ménage pauvre, c'est-à-dire l'immense majorité de la population des villes, voilà ceux que cette question touche et concerne, voilà ceux qui sont victimes des vicieuses dispositions du service des eaux publiques, ceux qui payent par la souffrance, par les maladies, les fautes que commettent les administrations municipales dans la distribution des eaux. À nos yeux, le système vraiment parfait serait celui qui livrerait aux bornes-fontaines, sans aucune rétribution, sans nécessiter aucun filtrage, une eau d'une grande pureté et d'une bonne température. Les eaux distribuées à la population d'une grande ville devraient toujours, selon nous, pouvoir être bues sans aucun filtrage préalable, sans aucun travail ; elles ne devraient avoir besoin ni d'être rafraîchies, ni d'être réchauffées. Comment, en effet, l'ouvrier, le ménage pauvre, pourraient-ils effectuer ces préparations ? On a dit que l'eau de la Seine conservée, avant d'être bue, dans des réservoirs placés dans la cave, y prendrait une température convenable. Sans doute, mais l'ouvrier a-t-il une cave ? Ce conseil ressemble un peu à celui du médecin qui prescrirait à un malade misérable le vin de Bordeaux, les viandes de choix et les promenades à cheval (...).
Le projet de l'édilité parisienne qui fut livré en 1860 aux discussions des journaux, du public et des savants avait donc un caractère éminemment populaire et philanthropique. On a compris la nécessité d'assainir le logement du pauvre, de lui fournir de l'air respirable, d'élargir les rues, d'ouvrir des squares, ou jardins publics ; est-il besoin de rappeler que, pour le pauvre, une eau pure, abondante et fraîche, c'est la santé, c'est peut-être la vie ?
Songeaient-ils à cela ceux qui, en 1860, prêchaient si ardemment dans les journaux, dans des mémoires, dans des brochures, dans des réunions publiques, de continuer d'abreuver d'eau de Seine la population de Paris ? Quand on se rappelle aujourd'hui les polémiques ardentes que soulevait en 1860 le projet de M. Haussmann, d'amener à Paris, par un aqueduc, les sources de la Dhuis et de la Vanne, on s'attriste de voir avec quelle facilité la passion politique, aidée de l'ignorance, permet d'égarer les populations, et de leur suggérer des idées absolument contraires à leurs intérêts les plus directs. Si l'opposition de 1860 eût prévalu, où en serait aujourd'hui la ville de Paris, en ce qui concerne les eaux potables, avec la Seine infectée par les égouts et les eaux de l'Ourcq devenues à peu près imbuvables ? Heureusement on laissa dire « la Patrie » et « le Siècle ».