Elle était belle et variée la marine de Loire avec ses Gabares, Fûtreaux, Charrroyères et autres Chalands qu'accompagnaient ou relayaient Allèges, Bachots et Toues. Encore au milieu du 19ème siècle, c'était un va et viens incessant, une animation chalandière inimaginable aujourd'hui. Il n?y a plus que les gravures et les oeuvres des peintres pour rappeler l'ampleur économique et sociale de la navigation de Loire.
La Loire était descendue et remontée par toutes sortes de bateaux adaptés aux caprices de ses courants et de ses vents et aussi adaptés à des transports spécifiques. Cités et villages riverains avaient leurs bacs, leurs accostages ou leur port et tous ceux qui vivaient sur le fleuve avaient au moins une barque.
Les radeliers auvergnats étaient les “avalants” venus du plus loin, avec leurs énormes radeaux de troncs d’arbres destinés principalement aux chantiers navals de Nantes. Eux connaissaient tout le fleuve et l’Allier. La très difficile manœuvrabilité de leur encombrante et lourde charge en faisait les plus aguerris à la descente, mais au retour, ils étaient passagers des bateaux “remontants”. Plus mercantiles que les radeliers étaient les pilotes de Sapines, qui dégourdissaient les troncs pour en faire ces bateaux sommaires et transporter des charges diverses en sus des bois d’œuvre. Comme les radeliers, leurs marchandises rendues et leurs sapines abandonnées à la scie des
chantiers navals, ces “chalandiers” occasionnels s’embarquaient sur un remontant pour rentrer, souvent en payant leur passage de la force de leurs bras.
Les “remontants” étaient gabares et chalands mâtés pour remonter le fleuve à la voile. Voiles et mâts étaient affalés et les bateaux halés pour passer sous les ponts. Pour ces passages délicats, billiers (pilotes) et haleurs locaux se louaient. Les remontants transportaient aussi bien des denrées maritimes comme le sel, ou exotiques débarquées à Nantes, que des produits des industries de l’aval, forges de Nantes, cuirs et tissus du val de Sèvre, ardoises de l’Anjou. Même le sable de Loire et le célèbre tuffeau, appréciés des maçons, remontaient jusqu’à Briare pour prendre la voie d’eau pour Paris. Les grandes voiles quadrangulaires des gabares, gonflées par le vent, ont fasciné peintres et graveurs, et leurs œuvres montrent ce qu’était ce trafic longitudinal sur tout le fleuve. Le trafic transversal n’était pas moindre, mais, à part les grosses charroyères (bacs), concernait davantage des embarcations modestes et très manœuvrables pour ne pas s’engraver dans les chenaux secondaires. Du marchand qui fermait boutique pour aller pêcher ou chasser sur une île ou sur l’autre rive, au fermier qui passait son bétail, du maraîcher qui menait ses légumes au marché, au tonnelier qui livrait seaux, tonnelets et barriques, c'est un monde flottant qui traverse chaque jour en tous sens. Chacun avait barque au port ou à la “cale”, devant la maison ou en bas du champ. Selon le lieu ou le besoin, on les manœuvre à la rame, à la perche, quelquefois avec un coin de toile pour remonter au courant. Les bons fûtreaux étaient très maniables à la perche, à la rame et pouvaient être voilés comme une gabare. Pierre Lizé, “papi Pierre” de Montjean en Anjou, en parle avec amour de ses fûtreaux successifs, de ce plaisir de se laisser descendre en évitant les pièges des courants et des bancs de sable, puis de se battre avec les mêmes courants et les sautes de vent pour remonter. Marie Massip, aujourd’hui responsable de la Maison de la rivière à Chinon, l’avait longuement interviewé et c'est un bel exemple de ces passionnés de Loire. Lorsque papi Pierre a appris qu’il était grand-père, son émotion était si forte qu’il ne pouvait la dire qu’à la Loire. Il a pris son fûtreau pour remonter jusqu’à Tours féliciter sa fille ;
Nantes (44).
(9) “La Loire en revue" (revue semestrielle éditions Grandvaux 18410 Brinon sur Sauldre), numéro 5. Signalons aussi, chez le même éditeur le livre de référence, primé en 1997 par l'Académie de Marine, “Une histoire de la marine de Loire” de P. Villiers et A. Sénétier, qui en est à sa deuxième édition.
qu’a-t-il pu dire à la Loire pendant tout ce trajet remontant ?*.
Ce sont des amoureux de Loire comme lui qui, ici ou là, ont suscité un vaste mouvement ligérien qui s’organise peu à peu. Citons dans le désordre la Maison de la rivière à Chinon, les Compagnons Chalandiers d’Orléans ou le musée de la marine de Loire de Châteauneuf sur Loire, mais bien d’autres initiatives confirmées ou nouvelles jalonnent maintenant tout le cours de la Loire et ses nombreux affluents navigables.
Un retour “vers” la rivière est en cours, le patrimoine culturel ligérien est fortement lié au fleuve et il est urgent d’en sauver les signes et objets de mémoire, mais aussi d’en faire revivre presque dans le quotidien.
Ainsi, la Charte pour l’Environnement d’Orléans 1998-2001, met l’accent sur la nécessité de rendre les habitants acteurs de leur environnement, en développant des actions de sensibilisation, d’information et d’éducation à la découverte du patrimoine naturel, en particulier celui de la Loire et de ses rivages. Pour ramener les riverains vers la rivière, un des
Moyens est la réhabilitation de la navigation de Loire. La collaboration avec l'association des Compagnons Chalandiers est le moteur d'une opération importante, mais qui mobilisera aussi les riverains.
Le projet d'Orléans qui porte sur cinq années a pour objectif de construire 12 fûtreaux de Loire, en vue de la création d'une école de voile ligérienne basée à l'île Charlemagne. Ce projet est particulièrement innovant puisqu'aujourd'hui aucune école de voile ligérienne n'a encore vu le jour.
La réalisation de ces bateaux se fera dans le cadre de chantiers pédagogiques, tout en associant les habitants des quartiers. Les deux premiers fûtreaux commencés en décembre 1999 au Lycée professionnel de Saint-Jean de Braye devraient être prêts. C'est en effet à l'occasion des Journées de l'Environnement, qui se dérouleront en juin 2000, sur les quais du quartier Bourgogne-République à Orléans, que les habitants seront invités à participer à l'assemblage définitif du 2e bateau, avant les mises à l'eau. Avec ces deux premiers bateaux, l'école de voile ligérienne pourra ouvrir ses portes dès septembre prochain. Cette opération, dans le cadre de l'apprentissage des métiers du bois, jouera un rôle d'insertion des jeunes et de rapprochement des générations par une mise en commun de savoir-faire sur un projet commun.
Toute autre a été la démarche qui a mené à la création et l'animation du musée de la marine de Loire à Châteauneuf sur Loire. Historiquement, ce modeste chef-lieu de canton, à l'amont d'Orléans, a eu son époque de gloire comme port de Loire habité par une nombreuse communauté de bateliers de Loire fiers de leur métier téméraire et unis en une société spécifique, soudée, hiérarchisée et codifiée. À la fin du 18e siècle, Châteauneuf est en effet le cinquième port de Loire par le nombre de ses mariniers, derrière des villes comme Nantes, Tours, Orléans et Angers.
L'activité de marine de Loire connaît sa période la plus faste au début du 19e siècle, avant de s'éteindre quelques décennies plus tard, face à la concurrence du chemin de fer. Avec la disparition des mariniers et l'abandon des bateaux, la marine de Loire sombre progressivement dans l'oubli.
Cette activité a cependant laissé de nombreuses traces architecturales, telles que les quais pierrés du 18e siècle, des maisons marinières et un hangar à bateaux. Des mémoires, documents et biens transmis dans les familles ont perpétué le souvenir de façon dispersée. En organisant en juin 1960 une première exposition sur son patrimoine fluvial, avec une collection d'objets, documents et gravures confiés par les habitants, la commune de Châteauneuf sur Loire s'est investie dans une entreprise de résurrection de cet héritage.
L'idée de fonder officiellement ce musée fut prise à la suite du grand succès qu'obtint cette première exposition. La municipalité décida de rendre permanente cette exposition temporaire et donc de lui attribuer un lieu, un musée. Après toutes les démarches nécessaires, les collections qui appartenaient à diverses familles du pays furent confiées à la ville et installées dans les salles des gardes du château. Le conseil municipal, à son tour, prenait une délibération le 16 octobre officialisant la création du musée de la marine de Loire. Le musée est municipal, mais depuis 1964, il est officiellement contrôlé par la Direction des Musées de France.
Ce label de musée contrôlé sanctionne la qualité scientifique du personnel, qui doit être recruté par la filière culturelle ou territoriale, et permet de prétendre aux aides financières de la Direction des
Musées de France, qu'il s’agisse de travaux de réaménagement, d’acquisitions d’œuvres, d’opérations de restauration, ou de mise en place d’expositions. Parallèlement au développement du musée, s'est constitué un fonds documentaire important, accessible au public depuis 1986. Ce centre de documentation unique est riche de 3000 documents et 1500 ouvrages relatifs à la marine fluviale et l'histoire locale, dont l'intérêt attire historiens et chercheurs venus de toute l'Europe. Rapidement, l’enrichissement des collections et leur conservation ont exigé des locaux plus adaptés que les salles des gardes, en sous-sol dans le château. Il faudra quatre ans de préparation, de financement et de travaux pour qu’en octobre 1998 ouvre le nouveau musée de la marine de Loire, désormais installé dans les anciennes écuries du château, datant du XVIIᵉ siècle et complètement réaménagées.
C’est avec un lyrisme justifié que Christian Fossier, maire de Châteauneuf-sur-Loire, terminait l’inauguration du nouveau musée en ces termes :
« La Loire a été durant des siècles un irremplaçable et puissant courant d'échanges ; il était nécessaire de valoriser son héritage et rendre hommage à tout un peuple de mariniers qui durant des générations a contribué par son difficile et souvent dangereux labeur à favoriser l’essor de notre pays. Aujourd’hui encore, soyons reconnaissants à ces mariniers qui affirmaient “si vilains sur terre, nous sommes seigneurs sur l'eau”. Sans navigation, nous n’aurions pas cette richesse conservée que constituent les châteaux de la Loire et de la Vallée des Rois, tout simplement parce que les grands chalands ont pu transporter la pierre nécessaire à leur édification. C'est ainsi que la culture née sur le fleuve est devenue celle de toute la France. À l'heure où se construit l'Europe, la richesse patrimoniale est incontestablement un pilier de notre identité... Le musée de la marine de Loire en sera l’un des garants ».
La visite du musée s’organise autour de deux grandes thématiques développées sur deux niveaux. Au rez-de-chaussée le fleuve, sa géographie, son histoire, son aménagement et son entretien, ainsi que ceux de ses affluents. L’exposition de maquettes anciennes et récentes, illustrant les différents types de bateaux et les techniques de la navigation ligérienne, très particulière, permet de comprendre l'organisation du transport des voyageurs et des marchandises et le rôle économique du fleuve. À l’étage, c'est la vie quotidienne des mariniers, avec son système de classes, son habitat, ses traditions religieuses, etc. D’autres sections sont consacrées aux bateaux à vapeur, à la « Société de la Loire navigable », à l'usine Arnodin de construction de ponts. On quitte l’étage en découvrant ce que l’œuvre de l’écrivain Maurice Genevoix doit à son enfance passée à Châteauneuf-sur-Loire.
En complément du musée, l'association « La Communauté des Mariniers » de Châteauneuf-sur-Loire anime tout au long de l’année le port qui abrite le long de ses quais la « Gaillarde », une gabare de 18 mètres et un fûtreau, construits par les membres de l'association selon les méthodes de l’époque. À travers ses activités, l'association cherche à perpétuer aussi les traditions artisanales, culinaires, culturelles et festives des anciens mariniers. Une autre association, celle des « Amis du musée de la marine de Loire », maintenant forte d’environ 250 membres répartis sur tout le cours de la Loire, complète la politique culturelle du musée par des travaux de recherche, la publication d’un bulletin et l’organisation de conférences mensuelles.
Jean-Louis Mathieu