LA GARONNE Un torrent chargé d'histoire, fanfaron, au caractère indépendant
Sur les bancs de l'école, nous avons suivi le tracé tourmenté de la Garonne pendant nos leçons de géographie ou sur nos atlas ; mais connaissons-nous réellement ce fleuve ?
Sous le nom de Garonne, il existe un torrent qui fait le fanfaron en zigzagant au milieu des Pyrénées : une espèce de reptile liquide qui, de digue en digue, de saut en saut, se manifeste à St-Gaudens, à Toulouse ; « engrossé » ensuite par l'Ariège, le Tarn et le Lot, il se transforme en fleuve pour s'étendre enfin, telle une mer placide à la limite des vignobles bordelais.
En l'observant de plus près, on se rend compte que ce serpent n'a en réalité ni queue ni tête.
Le fleuve se perd dans la mer en mélangeant ses eaux à celles de la Gironde, un immense bras saumâtre. Pour certains, c’est déjà l'Atlantique, alors qu'à sa naissance, la Garonne ne parle même pas français, car sa source se situe à 2 000 mètres d'altitude sur le versant méridional du Pic d'Aneto, point culminant des Pyrénées espagnoles.
Cette position géographique voudrait logiquement que les eaux qui jaillissent du glacier qui les génère se jettent directement au sud, vers l'Èbre ou la Méditerranée. Mais la géologie, dans ce cas, est allée à l'encontre de la géographie et en a décidé autrement. En fait, les eaux turbulentes de la toute jeune Garonne disparaissent rapidement dans la montagne et parcourent secrètement quatre kilomètres environ, pour ressusciter au Forau del Toro, sur le versant nord des Pyrénées, d'où elles surgissent en dévalant la montagne.
Ce n'est qu'en 1931 que le spéléologue Norbert Casteret a fait cette découverte. Il a démontré, en colorant sa source, que de chaque côté des Pyrénées, les eaux appartenaient au même torrent. La Garonne avait finalement trouvé son lieu de naissance, mystérieusement inconnu jusqu'alors.
En outre, ce fleuve n’a pas de véritable patronyme. Les habitants du versant qui le voit naître n'ont pas trouvé mieux que de nommer « Garona », c'est-à-dire tout simplement « cours d’eau », ces 25 kilomètres de torrent qui serpentent en terre d'Espagne avant de disparaître dans les entrailles de la montagne. Cependant, malgré cette descendance étrangère, la Garonne doit tout à la France, et incontestablement, c'est l'un de ses fleuves les plus fameux.
Son mariage final avec la Gironde et les 100 kilomètres d’estuaire qui l'amènent à Royan témoignent que la région Aquitaine, des Pyrénées à la mer, est dominée par l'eau. La côte basse et marécageuse qui s'étend le long de l'Atlantique sur environ 300 kilomètres est composée, en grande partie, de terres alluviales qui se sont déposées dès l'ère quaternaire. Depuis cette époque, la grande plaine qui forme le Bassin Aquitain a permis des conditions d'existence privilégiées aux hommes qui s'y sont installés et dont la vie est intimement liée à l’eau.
Elle forge le caractère de ses riverains
Peut-on penser que l’irascibilité légendaire des Aquitains soit une conséquence des caractéristiques de la Garonne qui a vu défiler toute leur histoire ? Non, bien évidemment. Ce qui est sûr, par contre, c'est que ce fleuve ne jouit pas d’une excellente réputation. Ses humeurs sont souvent imprévisibles, et il n’est pas rare qu’il se révolte contre l'étroitesse de son lit, et qu'il s’en échappe pour retrouver ses aises dans la campagne environnante.
La géologie de la région est plutôt complexe. Les terres sont en grande partie imperméables, et incapables d’absorber les pluies torrentielles que les voisines Pyrénées libèrent sur elles et sur la Garonne, qui, de plus, n’est pas fixée sur le choix de son parcours ; elle déambule pendant 580 kilomètres, taillant à l'est, puis à l'ouest, en prenant un malin plaisir à favoriser ses débordements. Les terres inondables représentent environ 100 000 hectares, et en hiver ou au printemps, quand l'Ariège et le Tarn « s’y mettent », il n’est pas rare que les Aquitains aient les pieds dans l’eau.
Deux fois par siècle
elle se transforme en furie
Pour rester au sec, les fermes s’appuient sur des monticules de terre, aptes à résister à l’eau, ou bien elles se regroupent derrière les digues. Les crues sont si fréquentes et brutales que dans le passé, chaque localité avait son propre système d’alarme. À Marmande par exemple, on tirait au canon, ailleurs on faisait carillonner les cloches ou l’on utilisait des cors de chasse. À ces différents signaux, avertissant du danger, dans les habitations on hissait les meubles aux étages supérieurs, on fixait solidement les tonneaux dans les caves et on préparait le canot de sauvetage comme dans un navire en perdition.
De telles précautions sont cependant inutiles quand la Garonne se fâche vraiment, ce qui n’arrive heureusement qu’une fois ou deux par siècle. Mais là, les crues sont désastreuses. Par exemple, à Toulouse, en juin 1875, deux ponts sur trois furent emportés et le courant se déchaîna sur le quartier de St-Cyprien, où vivaient, dans de médiocres maisons de pierres, plus de 20 000 personnes. Surprises, ces familles se réfugièrent sur le toit des maisons, mais au cours d’une nuit terrible, les murs sapés par le courant, s’effondrèrent l’un après l’autre. Dans les campagnes, les matériaux de mauvaise qualité utilisés pour la construction ne résistèrent pas. Sur 120 kilomètres, de De Muret à Agen, il y eut plusieurs milliers de victimes et des dégâts incalculables. Mac Mahon, alors président de la République, rendit visite aux survivants ; et le désastre était tel que le monde entier resta sous le choc.
En 1930, la Garonne entra dans une nouvelle furie en détruisant de nombreux villages riverains. « On voyait flotter des balles de paille sur lesquelles se serraient des rescapés qui appelaient au secours », racontent ensuite les habitants d’Agen, « tout cela disparaissait avalé par un tourbillon. C’était horrible ».
Si Toulouse se protège aujourd’hui derrière de puissantes digues, peut-on absolument parier que pareils désastres soient définitivement conjurés ? En tout cas les experts sont unanimes pour penser que ce fleuve est l’un des plus dangereux de France !
Localement, toutes les précautions ont été prises. Des systèmes d’alarme sont en place, des stations de mesure installées le long du fleuve transmettent à un centre d’informations des relevés de pluviométrie et de niveau.
Le caractère indépendant de la Garonne ne se dément jamais, pas même l’été, quand son cours, puissant et riche l’hiver, devient tout d’un coup avare en eau. Alors, les pierres de son lit fractionnent le courant qui se transforme en autant de torrents impétueux et rapides. Ce régime, tout en contrastes, ne permet pas de considérer encore aujourd’hui, la Garonne comme un fleuve navigable. Ce fut sans doute le cas aux temps préhistoriques et à l’époque romaine. Durant le Moyen Âge, la Garonne fut une artère fluviale importante entre Bordeaux et Toulouse. Plus loin, le fleuve devenait impraticable, voyageurs et marchandises devaient poursuivre par la route.
Le Canal du Midi
C’est pour éviter cela, qu’à la fin du XVIᵉ siècle, l’ingénieur Pierre-Paul Riquet, proposa la construction d’un audacieux canal, long de 250 kilomètres, qui permette la navigation de Toulouse jusqu’à la Méditerranée. Le Canal du Midi était né. Pour le réaliser il ne fallut que 15 années, malgré la construction de 100 écluses pour surmonter les dénivellations du terrain. Quand l’œuvre fut achevée, le trafic fluvial s’accrut, et vers 1700, les Toulousains pouvaient voir évoluer, du haut de leurs berges en pierre rose, les différentes embarcations de transport. Certaines, tirées par des forçats ou par des bœufs, remontaient le fleuve après avoir atteint Langon ; d’autres portées par le courant, étaient chargées du marbre des Pyrénées. À cette époque, les rives de la Garonne grouillaient d’activités : une population de marins, de bateliers, de fabricants de cordes, de constructeurs de bateaux, de commerçants en tout genre rendirent une nouvelle vie aux villages riverains.
Cependant, le fleuve, avec son cours tortueux et ses crues toujours imprévisibles, contraignait à de durs travaux de maintenance. C’est ainsi qu’il fut décidé, pour la partie la plus tourmentée du parcours, entre Toulouse et Langon, de construire un « canal latéral », sur le modèle du Canal du Midi. Cet ouvrage fut terminé en 1856, et ainsi purent naviguer des embarcations tirant plus de 150 tonneaux.
Malheureusement, cette même année, fut inaugurée la ligne de chemin de fer Toulouse-Bordeaux, ce qui stoppa net toute activité sur le canal.
C’est ainsi que la Garonne cessa d’être cette grande voie navigable, bien que tourmentée, rôle qu’elle avait tenu pendant deux siècles environ. Pour cette raison, le Sud-Ouest de la France, déjà en voie de dépeuplement, continua de perdre ses habitants.
Ce n’est que cent ans plus tard, sous l’impulsion de Jacques Chibad Delmas, que l’on a tenté de réparer l’erreur historique qui avait conduit à abandonner ce fleuve majestueux. Le Canal Latéral fut modernisé, et put ainsi accueillir des bateaux de 280 tonnes. Des travaux identiques ont été réalisés sur le Canal du Midi. Si actuellement, ces étendues d’eau sont presque entièrement réservées au tourisme, l’augmentation, chaque année plus importante, de l’utilisation du fleuve restera le dernier hommage du monde à la grande Garonne.
L.C.
Publié avec l’aimable autorisation de Eau-Magazine (Culligan Éditeur).