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Histoire d'eau : La Bièvre, une histoire d'amour tumultueuse

30 septembre 1997 Paru dans le N°204 à la page 136 ( mots)

Il était une fois une jolie petite rivière qui serpentait dans les vallons boisés et la verte campagne jusqu'à la ville au bord du fleuve auquel elle apportait son tribu d'eau claire. Le gibier et le chasseur en connaissaient toutes les sources et rus discrets ; les bièvres, les moines et les meuniers la barraient ici ou là pour des raisons diverses sans altérer sa sérénité. Il n?y avait qu'en traversant la ville qu'elle subissait quelques avanies avant de se marier au fleuve. Tout cela était dans des temps bien reculés, quand Lutèce songeait à s'appeler Paris et que la Seine n?était pas guindée dans ses quais. Bien sûr la ville n?était pas très propre et ses artisans ne rejetaient pas de l'eau bien limpide, mais le fleuve en faisait son affaire pour la diluer. Au gré des guerres, les soldats lui prenaient ou lui rajoutaient un bras pour tirer son eau vers les fossés de défense, mais cela ne concernait que la confluence avec le fleuve ; la rivière pour l'essentiel restait à travers les pâturages et les hameaux sous la protection de Mélusine. Amie des moines, des hobereaux chasseurs et des paysans, la pauvrette ne se doutait pas que le génie humain associé à l'ambition et au profit allait bientôt lui nuire de plus en plus, et pas que là-bas à Paris.

[Photo : Détail de la carte des environs de Paris de M. Bonne (XVIIIe s.)]

Ce furent d’abord les gobelins, ces tapissiers bien vus du bon roi Henri qui lui prirent les eaux du plateau de Rungis. Puis Louis le quatorzième, pour devenir le roi soleil et s’enorgueillir du plus beau palais de l’occident, lui prit toute l’eau de ses plateaux de Guyancourt à Magny et “Saclay”, et l’ensella de l’aqueduc de Buc comme on enfourche avec dédain une pouliche docile. Privée

[Photo : La Bièvre aux Loges en Josas]
[Photo : Le bras du passage Moret à l'époque des tanneries, vers 1900. Aujourd'hui rue Emile Deslandres, entre la rue des Cordelières et la rue Berbier-du-Mets]
[Photo : La Bièvre emprisonnée vers 1900 entre l'actuelle poterne des Peupliers et la Glacière. Les enfants sur l'un des regards donnent l'échelle de ce bel aménagement...]

d'une bonne part de son débit, elle était encore trop belle. Et c’est un roturier industrieux et bien en cour, un certain Oberkampf, sous prétexte d’être dans le siècle des Lumières, qui consomma le viol et la souilla vraiment : il installa à l’amont, à Jouy, une manufacture de teinture et d'impression de toiles qui plaisaient fort aux princes et aux riches bourgeois. Ah mes amis, quelle déchéance ! C’est qu’il ne sortait pas que des belles toiles de ces ateliers. Notre belle amie serpentine vit sa limpidité irrémédiablement perdue, troublée, opacifiée par les teintures, les apprêts, les rinçages, les eaux vannes de la multitude d’ouvriers et de leurs familles. La déchéance, je vous dis. Sa belle eau, même décantée dans les gours et les méandres, peignée par les branches des saules et les racines des vernes ne pouvait plus servir qu’aux tanneurs de Paris qui ne se gênaient pas pour achever la souillure de la pauvre campagnarde.

Et puis cela ne s'est pas arrangé par la suite. Devenue puante et laide, les villageois la dédaignaient et cherchaient l'eau ailleurs, et les citadins écœurés lui ont tourné le dos ou l’ont cachée sous terre comme un égout. Ainsi, discrètement toute honte perdue, ils pouvaient encore l’engrosser d'infâmes rejets que même la Seine se refusait à autoépurer comme ils disaient. De son amour dédaigné des hommes elle en vint à des colères d'orages, mais beaucoup moins funestes que celles du fleuve, assez cependant pour que ses anciens amants l'endiguent ou la cachent un peu plus et partagent son débit vers d'autres cloaques. Après les constats plus ou moins littéraires de Victor Hugo (1835) ou du baron Haussmann (1854), Huysmans, peu avant les derniers travaux de couverture, écrit vers 1906 dans un texte plein de romantisme l’épitaphe de la Bièvre, « le plus parfait symbole de la misère féminine exploitée par une grande ville »...

Oh !... les histoires d’amour quand elles sont si tourmentées et si longues finissent mal. L’amant prodigue retrouve une vieille maîtresse dépenaillée et sale, sordide et s’en détourne avec dégoût. Ainsi se termine souvent l'histoire, bien tristement.

Mais quelquefois, des âmes sensibles et probes, sous les oripeaux discernent une beauté prête à renaître, à se donner, à donner encore ce qu'elle a pu sauver de sa déchéance. C’est ce qui a fini par arriver à notre petite rivière. Son corps était sale et gangrené, mais la tête encore belle a séduit quelques riverains vers les derniers prés et leur amour nouveau s'est entêté pour sauver la misérable. C’est il n’y a pas très longtemps qu'ils ont uni leurs forces contre le monstre urbain, le violeur de rivière.

Ils se sont proclamés les « AVB », les Amis de la vallée de la Bièvre. Leurs combats furent multiples, leurs victoires quelquefois dérisoires, mais toujours honorables pour la juste cause. Leur belle revit, leur belle les récompense de sa renaissance, mais elle est toujours menacée et ils doivent se multiplier pour entretenir la vigilance et préparer d'autres combats, elle est si fragile et sa robe de verdure si convoitée.

Cependant les « AVB » ne constituent pas le dernier carré de défense et de réhabilitation de la Bièvre. Leur militantisme a des échos auprès des élus des communes que traverse la rivière. Certains ne les ont d’ailleurs pas attendus pour s’atteler à la tâche, ainsi le SIAVB, Syndicat intercommunal d’assainissement de la vallée de la Bièvre a été créé vers 1947, alors que l’association des AVB est née en 1962. Le SIAVB a son siège à Verrières-le-Buisson et gère l'assainissement des 11 communes de la haute vallée et du plateau, réparties sur les départements de l’Essonne, des Hauts-de-Seine et des

Yvelines. À l’aval, son domaine d'action s'arrête à la limite de Massy et de Fresnes. Le souci de réhabilitation de la rivière a depuis longtemps modifié la pratique de l’assainissement sur le territoire du syndicat ; les eaux usées collectées ne vont plus à la Bièvre sans traitement épuratoire efficace.

Par exemple, la vieille usine d’épuration de la Minière est désaffectée et les effluents qu'elle traitait sont dérivés vers Achères comme ceux des autres communes. Les activités du syndicat dépassent aujourd'hui le seul assainissement et comprennent des études et des travaux tels que le rempoissonnement, le traitement des paysages aquatiques, la réalisation de parcours de promenades.

Cependant, l'expansion urbaine, particulièrement sur le plateau dans le secteur Guyancourt-Toussus, fait que l’assainissement des eaux pluviales et de leur charge polluante reste le souci majeur du syndicat. La vallée n’est pas à l’abri d'une crue aussi grave, sinon plus grave, que celle de 1982.

En 1967, une partie des communes aujourd'hui regroupées dans le SIAVB, avec les associations comme les « AVB », a créé le Syndicat intercommunal d'études, d’aménagement et de protection de la vallée de la Bièvre (SIEAPVB) basé à Jouy, dont la mission essentielle est la protection de l’environnement et la mise en valeur des sites. Il a lui aussi fort à faire, sans empiéter sur les prérogatives du SIAVB, pour protéger voire acquérir les espaces forestiers divisés par les traversées routières et « mités » par l'urbanisation résidentielle. L’entretien des sentiers, la police des décharges sauvages, l'initiative d'une déchetterie, etc. sont aussi de son ressort.

[Photo : Carte 2 : Le filet du réseau routier sur le haut bassin de la Bièvre, in « La Vallée de la Bièvre, une Charte verte pour la défendre » éditée par les « AVB ».]
[Photo : Carte 3 : Reconstitution par Gérard Conte du parcours de la Bièvre sur un plan (presque) actuel de Paris, in « C’était hier… le XIIIᵉ arrondissement », Éditions LMLe Point, 1992.]

Ce n’est pas parce que notre histoire commence à l’époque lointaine où Arcoluis* le Troyen pourchassait de ses assiduités la nymphe Gentilia*, que nous allons passer à côté d'un scoop d'une actualité brûlante…

Le contrat de bassin « Bièvre claire » est en passe d’être signé dans le cadre des contrats de plan État-Région. Des études et certains travaux pourront ainsi commencer avant la fin de 1997. Ce contrat comprend comme opérations principales : un programme de défenses de berges contre les crues, la télégestion des crues, la dépollution des eaux pluviales.

[Photo : Figure 4 : La rue Berbier-du-Mets aujourd'hui ; la courbure indique l’ancien lit du bras vif de la Bièvre, entre un beau bâtiment réhabilité (adossé au Musée des Gobelins) et le bâtiment moderne du Mobilier national.]
[Photo : Figure 5 : Du bras mort, la seule trace contemporaine est cette plaque apposée sur un immeuble construit en 1934.]
[Photo : Figure 6 : le bras vif se jettait dans la Seine au lieu de la gare d’Austerlitz. Le confluent n’est plus qu’une voûte masquée par une bâche (?) entre voie sur berge et péniches]

des raccordements complémentaires au réseau d'assainissement, la mesure en continu de la qualité des eaux et des acquisitions foncières.

Pour continuer dans l’actualité, le SIAVB pousse son action vers l’aval puisqu’une remise à ciel ouvert est programmée sur environ 1,5 km dans la traversée des communes de Verrières et Massy. Au delà, c’est le SIAAP, le Syndicat interdépartemental pour l’assainissement de l’agglomération parisienne, qui prend le relais à partir de Fresnes.

Ainsi, tout le monde est maintenant convaincu qu'il faut laver et ré-habiller de neuf notre souillon jusqu’au petit orteil. Rude tâche, car il ne suffit pas de remettre le cours canalisé à ciel ouvert. Il faut d'abord capter et détourner tous les émissaires d’eaux usées connus ou pirates et les collecter vers Achères ou Valenton. Il faut ensuite gérer au plus près les eaux pluviales du bassin aval totalement urbanisé et les traiter ou les dériver comme les eaux usées. Une fois le flux d'eau redevenu propre, il faut lui restituer son aspect de rivière, la “décanali-

[Photo : Figure 7 : Maquette de l’aménagement en cours à L’Haÿ-les-Roses]

ser” en quelque sorte, c’est à dire exproprier, réaménager l’espace riverain en parc linéaire où serpente la rivière. Mais ce parc doit aussi comprendre des bassins d’orage et des ouvrages de décharge qui ne soient pas non plus des lieux pollués et nauséabonds.

C'est par exemple ce que sont en train de réaliser le SIAAP maître d'ouvrage et la DSEA du Val de Marne, maître d’œuvre à L’Haÿ-les-Roses et Bourg-la-Reine : un bassin de stockage de 55 000 m³, un bassin enterré de dépollution de 21 500 m³, intégrés dans un aménagement paysager de 4,4 hectares et une dalle de 1,2 ha occupée par des jeux d’enfants et un espace aquatique.

Bien sûr un tel projet coûte cher, 180 millions de francs, et il en faudra encore beaucoup pour continuer au moins jusqu’aux portes de Paris. Il est évident que l'on ne pourra pas découvrir tout le cours d'eau jusqu’à la Seine, mais ici ou là, comme dans le square Le Gall (13ᵉ arrondissement de Paris) qui occupe son ancien lit, on pourra rendre le jour à une vraie rivière. Et tant qu’à faire des travaux, pourquoi ne pas dévier un peu, si peu, le cours souterrain de l’exutoire de la gare d’Austerlitz pour le faire divaguer à travers le jardin des plantes qui manque de paysages aquatiques...

Ainsi, l'histoire d'amour entre la rivière et l'homme des cités finirait bien, comme tous les contes, même ceux qui deviennent réalité comme celui de notre aimable Bièvre.

Nous tenons à remercier M. Gérard Conte pour sa connaissance historique du 13ᵉ arrondissement de Paris et des vicissitudes qu’y subit la Bièvre et pour l’iconographie qu’il nous a aimablement prêtée.

Nous remercions aussi M. Delattre, président des “AVB”, M. Bordes, secrétaire général du SIAVB, Mme Lathiére de la Direction des espaces verts départementaux du Conseil Général du Val-de-Marne, dont les informations, les documents et crédits photographiques nous auraient permis de faire un numéro entier “spécial Bièvre”, mais ceci est une autre histoire... d'eau.

[Encart : Références bibliographiques ■ La Vallée de la Bièvre; Jacques de Givry & Francis Tack, collection “L’esprit des lieux” Edition JDG, 1994 (2ᵉ édition) ■ C’était hier... Le XIIIᵉ Arrondissement, Gérard Conte; Editions LM-Le Point, 1992 ■ La vallée de la Bièvre : une charte verte pour la défendre, éditée par les AVB (BP 25, 91 Bièvres) ■ Nouveau guide vert de la vallée de la Bièvre, édité par les AVB (BP 25, 91 Bièvres), 1989 ■ Les étangs et rigoles du Plateau de Saclay, un patrimoine vivant, édité par les AVB (BP 25, 91 Bièvres), 1995]
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