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Histoire d'eau : L'eau de mon pain

30 mars 2001 Paru dans le N°240 à la page 67 ( mots)

Tout est parti d'une image sur un papier d'emballage de pains ou de brioches de mon boulanger de village, dans les Hautes Alpes: Une maison flanquée d'une roue de moulin au pied d'une montagne emblématique, et sous ce paysage stylisé, un nom, un lieu : Minoterie du Trièves ? 38 Clelles. Il n?en fallait pas plus pour me lancer sur la piste et le hasard du calendrier a, de plus, bien fait les choses.

Au pied du Mont Aiguille, poste avancé de la corniche orientale du Vercors, s’étend un pays bocager très accidenté, le Trièves. Pays aux étés verts mais chauds comme au sud, aux automnes flamboyants et aux hivers durs, où Jean Giono situa « Un roi sans divertissement ». Pour le Provençal, c’était le septentrion, mais aussi le pays de la neige et des eaux.

Là, comme dans les pays de la Durance, l’été n’est mouillé que par des orages et l’eau est précieuse pour irriguer. À Clelles, où l’on passe en montant de Grenoble au col de Lus-la-Croix-Haute, l’eau d’appoint vient du vallon perché de Chichilianne. Ce vallon est comme une gouttière qui recueille les émergences au pied de la falaise du Vercors, du Mont Aiguille à la Tête de Praorzel. L’eau est captée à « La pierre qui danse », sous la scierie Falquet. C’est juste dans le verrou qui sépare le vallon perché du cours aval de l’Orbannes, affluent de l’Ebron, lui-même tributaire du Drac, au droit de la retenue du Monteynard. L’eau dérivée part en canal à mi-pente à la lisière de la forêt de Clelles pour descendre en pente très faible. Il alimentait tous les champs sur près de six kilomètres, jusqu’au hameau de Longefonds, au-delà de Clelles. C’est le parcours moyen de ces bialets, béals et béalières qui sillonnent les versants des Alpes, de l’Ardèche ou des Pyrénées. Maintenant, le canal n’est fonc-

[Photo : Le bassin de tête de conduite, avec l'arrivée du canal, la grille et le déversoir de trop-plein]

tionnel que sur trois kilomètres et à partir du bassin de prise de la minoterie, le débit d'irrigation part en conduite et les champs en contrebas sont arrosés par aspersion et non plus par ruissellement et rigoles. Le débit transité par le canal d'arrosage de Clelles est de 250 à 280 litres par seconde. Voilà pour l'eau, passons au pain, c'est-à-dire d'abord au blé que l'on moud.

Dans l'après-guerre de 14-18, bien des meuniers avaient disparu et la mécanisation permettait d'aller dans les fermes où hommes et bêtes de trait manquaient. Louis Corréard sillonnait le Trièves avec son moulin itinérant, à moteur monocylindre à huile. On entendait de loin le sourd « tchouf - tchouf » du moulin qui succédait à celui de la batteuse dans les hameaux et les cours de fermes. L'engin de Louis Corréard était composé de deux meules et d'une bluterie sur un char tiré par deux bœufs.

Vers 1928, Louis Corréard achète le site de Clelles avec un droit d'eau sur le canal d'arrosage. Il achètera d'autres droits d'eau en s'engageant à laisser chaque année, du 15 avril au 15 octobre, un débit de 100 l/s nécessaire aux irrigants. La première turbine hydroélectrique est une Pelton alimentée par une conduite qui procure 50 mètres de chute depuis la prise d'eau sur le canal. Elle a été fabriquée par Boussant à Grenoble et équipée d'un régulateur à boules des Suisses Piccard et Pictet. L'installation de Louis Corréard lui fournissait près de 70 kWh pour faire fonctionner meules et bluterie. Il l'utilisera ainsi presque dix ans avant de déplacer la centrale vers le bas du village, sur le site actuel, pour atteindre une hauteur de chute de 112 m, ce qui lui procurait un gain de 100 kW. Comme d'autres industriels locaux à l'époque, Louis Corréard assure avec sa turbine hydroélectrique le fonctionnement de sa minoterie et aussi l'éclairage de la commune de Clelles dont il gère la régie électrique.

Après la guerre, de 39-45, les réseaux privés sont nationalisés et comme d'autres, le réseau de Clelles est repris par EDF qui achète à Louis Corréard son excédent de production électrique. Dans les années 60, le fils, prénommé aussi Louis, prend progressivement le relais officiel du fondateur. En fait, il a toujours travaillé avec son père depuis son adolescence, après avoir quitté l'école. Philippe, qui représente la troisième génération, a commencé dans l'entreprise familiale en 1972 et en est devenu gérant en 1985. Entre-temps, en 1976, la société Boussant fournit la nouvelle centrale qui, sous la même hauteur de chute débitant 250 l/s, va produire 200 kW. En 1980, remplacement de la conduite en passant d'un diamètre de 350 à 600 mm. Le réaménagement et la modernisation sont achevés en 1986 avec le changement complet de la turbine, l'équipement d'un alternateur et le couplage avec le réseau EDF. Cette troisième turbine est encore une roue Pelton construite par l'usine Boussant qui fermera, hélas, ses portes en 1988. Après quinze ans de service, la cavitation a sensiblement usé les augets et au printemps 2000, la roue est démontée et envoyée à l'usine Essa et Frères, à Sassenage près de Grenoble, pour recharger puis réusiner les augets. Pendant la période de remise en état de la turbine, les meules de la minoterie ont été remplacées par des machines à cylindres dont la mise en service a été faite sans attendre, mais avec le courant EDF.

Quand la turbine revient à Clelles, fin octobre et qu'on la sort de sa caisse où elle est précautionneusement calée, elle res-

[Photo : La belle roue Pelton soutenue par le palan pour l'ajustement avec le volant d'inertie à gauche]

sur les roulements de son berceau, avec autant de délicatesse et de précision qu’un duvet de canard sur un verre d’eau. La maintenance de Essa ne s’est pas appliquée qu’à la roue, mais aussi à l’injecteur, au volant d’inertie et aux différents paliers.

Une à une, les caisses ont été descendues de la minoterie au bâtiment hydroélectrique et les différentes pièces déballées pour le remontage. Après le volant et ses paliers, la roue Pelton est déplacée de sa caisse vers son carter pour être alignée exactement sur le même axe et pour que l’ensemble soit ensuite couplé à l’axe de l’alternateur. Le transit est délicat car le local est petit et encombré par le massif de béton qui supporte l’alternateur, le volant, la turbine, l’injecteur et la sortie d’eau ; à côté, il y a aussi le transformateur et l’armoire électrique.

Des poutrelles ont été installées et confortées par des étais de BTP. Elles supportent deux palans à chaînes qui permettent d’assembler en l’air la roue et son volant d’inertie. Les demi-paliers inférieurs ont des roulements neufs et lubrifiés et attendent de recevoir les brides d’assemblage des axes du volant à l’alternateur et de la roue au volant. Philippe Corréard et ses deux fils, bien qu’habitués aux travaux de force, passent des heures épuisantes à abaisser, relever, réaligner cent fois les lourdes pièces avant de trouver l’alignement précis, parfaitement horizontal, à quelques millimètres au-dessus des coussinets. Là se joue la manœuvre décisive de relâcher simultanément et doucement les chaînes des palans pour poser l’assemblage dans son alignement parfait avec l’axe de l’alternateur.

[Photo : Gros plan sur les augets de la roue et de son serrage conique sur l’arbre]

La roue semble à une grosse fleur exotique avec ses dix-huit augets roses et polis, comme autant d’énormes pétales brillants d’un étrange éclat. Cette couleur, inattendue sur des pièces industrielles, témoigne en fait du contrôle de l’homogénéité de la recharge métallique et de la régularité de l’usinage. Cette étonnante fleur de métal a tout de même un diamètre de 90 cm et un poids de 200 kg qu’il va falloir replacer exactement.

[Photo : Ajustement de l’arbre roue-volant à celui de l’alternateur]

Les trois éléments alignés constituent un arbre rotatif de 3,50 m. La plus faible erreur d’alignement, de l’ordre du dixième de millimètre, entraînerait des vibrations très vite destructrices ; aussi la remise en service va-t-elle être lente, attentive et progressive.

Mais avant, il faut encore remonter la conduite d’arrivée, le déchargeur et les injecteurs d’eau sur les augets, refermer la...

[Photo : Vue d’ensemble de l’installation de remontage avec l’alternateur au premier plan]
[Photo : La turbine et le volant sont en place. Devant le carter de la roue Pelton, on voit le capteur de température sur le roulement de l’arbre]
[Photo : L’arrivée de la conduite et le déchargeur (la roue est remontée : carter vert à gauche)]
[Photo : L’installation hydroélectrique complète, nette et propre après le remontage]

Chambre de la turbine, reposer les demi-coquilles supérieures avec autant de minutie. La roue et le volant sont rendus solidaires de l'arbre grâce à un serrage par cônes. Quant aux trois points d’appui de l’arbre, constitués des roulements dans les demi-coquilles, comme ils constituent des points d’effort et de frottement, ils sont munis de capteurs de température qui informent de tout échauffement anormal et agissent sur l'arrêt automatique.

Alors commencent les longues minutes de vérité. On ouvre un peu la vanne d'arrivée puis on desserre les aiguilles des injecteurs. La pression d’eau monte, les jets s’écrasent de plus en plus violemment sur les augets et l'on perçoit la mise en rotation de la roue. On ouvre un peu plus la vanne, on desserre un peu plus les aiguilles. L’ouïe exercée des trois hommes retrouve le sourd grondement de l'eau interrompu depuis des semaines et le ronronnement sifflant du rotor de l’alternateur. Les cadrans et témoins lumineux de l’armoire électrique s’animent. On perçoit aussi le chuintement de l'arbre en rotation dans ses paliers et la vibration paraît infime. On pousse jusqu’au débit nominal ; le bruit change de phase, mais les vibrations augmentent à peine. L'alternateur tourne à 600 tours minute et donne ses 200 kVA sous 50 Hz. C’est comme du neuf… Les trois hommes, fatigués et attentifs, se détendent. Tout en écoutant encore avec attention, en surveillant les cadrans, ils commencent à rassembler les outils malgré l’heure tardive. Enfin, le père dit qu’ils décrocheront les palans et enlèveront les étais demain. Tout est parfait ; la dernière journée d'efforts est récompensée. La fatigue est là, mais brusquement son étreinte est moins pénible, l'angoisse est partie. La belle machine ronronne, la minoterie a retrouvé son autonomie.

C’est la fierté des Corréard. C’est aussi une gestion économique alors que le nouveau siècle commence avec des enjeux d’économie d'énergie, de réduction des pollutions et de développement durable. Pour le bien collectif, Philippe Corréard a déjà payé lors du renouvellement de l’autorisation de production électrique et de dérivation soumise à la police des eaux. Les règles changent, mais l’initiative de l’aïeul Louis était déjà inscrite dans l’avenir et la sagesse du développement durable. Philippe et ses fils sont déjà dans l’étape suivante. La “malbouffe” et la mondialisation, ça ne les touche pas. Ils achètent leurs blés aux paysans du Trièves. Ici la nature commande, l'hiver tue la vermine et l'abus de nitrates est banni ; dans le pays, on pratique l’agriculture raisonnée. À défaut d’une grande productivité des terres, on joue la qualité et la variété.

C’est aussi la notoriété de la Minoterie du Trièves qui prépare des farines variées et des mélanges pour des pains traditionnels ou nouveaux, toujours “goûteux”, tout cela à base de blés tendres, de blés durs, de seigle, d’épeautre. Des farines aussi pour des pains complets, ou pour la pâtisserie. Avant le maïs transgénique et la vache folle, la minoterie de Clelles vantait déjà la traçabilité de ses farines, du terroir local au pain à l’étal de ses clients boulangers. L'énergie propre et renouvelable choisie par l’aïeul Louis trouve ici son prolongement logique dans une économie de production et de distribution d’abord locales et un souci permanent de qualité. Tourne turbine, l'eau du Trièves mouline du bon blé…

Jean-Louis Mathieu

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