[Photo : Couverture de "La Science Illustrée"]
La ligne séparative des États de Virginie et de la Caroline du Nord traverse, à son extrémité orientale, un vaste marais qui s’étend, à partir de Norfolk au nord, vers Albemarle-Sound au sud, sur une distance de 64 kilomètres ; dans la direction est-ouest, il mesure environ 40 kilomètres. Le sol de ce marais est constitué par une matière végétale noire, sorte de tourbe, fréquemment saturée d'eau et, pendant la plus grande partie de l'année, couverte de vases stagnantes. La plus grande partie de ce marécage produit une luxuriante frondaison d’arbres d’essences diverses : cyprès, genévriers, cèdres, et même des hêtres et des chênes sur les sommets. Le lac Drummond, d'une superficie de 12 kilomètres carrés et d'une profondeur moyenne de 3 mètres, en occupe le centre. Deux cours d'eau considérables descendent de cette altitude : la rivière Elisabeth coule vers le nord et se jette dans Hampton-Roads ; la rivière Pacquotank, qui coule vers le sud pour décharger ses eaux dans Albemarle-Sound. La ligne qui joint les deux points à partir desquels ces deux fleuves deviennent navigables, sillonne le marais et se développe sur une longueur de 56 kilomètres. La situation devait tout naturellement suggérer l'idée d’un canal reliant d'aussi importantes masses d'eau que la baie de Chesapeake et Hampton-Roads avec Albemarle-Sound.
L’ancien canal fut construit avec le concours du gouvernement local de l’État de Virginie et, autant que l’a permis sa section, il a servi de débouché aux bois de construction de la Virginie et à une certaine quantité de produits agricoles des districts orientaux de la Caroline du Nord. Prenant naissance à la rivière Elisabeth, en un point situé à quelques kilomètres au sud de Norfolk, il atteignait la rivière Pacquotank après un parcours de 46,5 km. Trois écluses successives relèvent le plan d’eau depuis le niveau d’étiage de la rivière Elisabeth jusqu’à la cote de 6 mètres au-dessus ; de cette altitude, le plan redescend, par interposition de deux autres écluses, jusqu’à la rivière.
[Photo : La construction d'un canal à travers un marécage. Chantier pour l'établissement d'un sas d'écluse]
Pasquotank ; sur la dernière partie de son trajet, le canal est latéral à une dérivation de cette rivière, qui subit les oscillations de la marée. Le canal primitif suivait le tracé d'un bief en bois de charpente créé pour les besoins des premiers colons qui construisirent des étiers séparés dans le voisinage du lac Drummond, pour flotter leur bois. Ceux-ci furent occasionnellement reliés et développés et constituèrent le canal actuel ; ces circonstances, au surplus, expliquent l'angle de sa direction à l'endroit où il est voisin du lac. L’eau d’alimentation du canal fut prélevée au lac au moyen d’un siphon d’une longueur de 7,5 kilomètres situé à la plus grande altitude. Bien que le vieux canal fût réputé jouir d'une profondeur d'eau de 1,50 m, sa profondeur réellement utilisable atteignait à peine la moitié de ce chiffre. Le niveau des eaux variait avec les pluies, le lit du canal était obstrué de bancs de sable et d'une accumulation de débris provenant de troncs d’arbres abandonnés par les trains de bois, que les bateaux ayant plus de 0,60 m à 0,90 m de calaison étaient incapables d’y naviguer. Il avait été creusé dans le sable, et les rives, haussées par les matériaux fournis par l’excavation, avaient été laissées sans aucune espèce de protection.
Des éboulements s’étaient produits. Le sable avait été entraîné et s’était entassé en bancs, principalement dans la partie de dérivation où le lit, finalement, présentait un profil ondulé des plus irréguliers. Son abandon définitif fut déterminé par la construction du canal d’Albemarle et de Chesapeake, qui ouvrait passage aux bateaux de plus fort tonnage.
De nouveaux bancs avaient persisté à se former ; de plus, les pertes dues à la filtration pendant la durée d'une saison exceptionnellement sèche avaient pour ainsi dire annulé toute navigation, le trafic hebdomadaire se réduisait au passage de trois ou quatre gabares ou un accidentel radeau de bois flottés. Ce lamentable état de choses ayant fait l'objet de plusieurs rapports adressés au gouvernement, un projet d’amélioration fut dressé et approuvé. Le plan de reconstruction a prévu la construction de quatre écluses à sas en maçonnerie. La profondeur d’eau sera de 3 mètres, la largeur à la semelle de 24 mètres ; l'inclinaison des talus des rives correspondra avec la nature et la quantité des matériaux retirés de la fouille. Le coût estimatif est de 8 556 900 francs. Les sas à construire auront une largeur de 12 mètres sur 66 mètres de longueur. Au cours d’exécution, les plans du gouvernement ont subi quelques modifications.
Le niveau du plan d’eau au point culminant du tracé du canal a été abaissé de 0,75 m en dessous du niveau primitif, ce qui a permis la suppression d'une écluse. Sur une longueur de 35 kilomètres, toute entrave à la navigation a disparu par la même ; deux écluses à sas sont à construire aux deux extrémités de cette section ; chaque chambre d’éclusage aura 12 mètres de largeur sur 39 mètres de longueur.
La profondeur du canal sera de 3 mètres ; la largeur, à la surface de 24 mètres, sera réduite à 12 mètres à la semelle, conformément à l’inclinaison naturelle des terres constituant les rives. L’abaissement de niveau du canal au sommet procurera deux genres d’avantages : la disposition nouvelle permettra de drainer une plus grande superficie de terrains arables et cultivés dans le bassin du marais ; ensuite, cet accroissement de drainage augmentera la quantité d’eau à fournir pour compenser les pertes résultant des écluses.
Le siphon d’alimentation du canal par les eaux du lac Drummond a été approfondi et élargi. Les conditions des travaux ont contraint les entrepreneurs d’établir une installation complète de dragage dans le milieu du canal, les difficultés de transport s’opposant à amener le matériel du bateau dragueur d'une seule pièce. L’emplacement fut choisi, non loin du lac Drummond comme point de départ au niveau de la position culminante de l’ancien canal, quatre dragues hydrauliques et trois dragues d’approfondissement y furent montées. Il était nécessaire d’établir les bateaux dragueurs dans le milieu du canal, en prévision d'une saison de sécheresse, et la précaution se trouva justifiée ultérieurement, attendu que durant une période de trois mois pendant l'été dernier, le vieux canal fut mis à sec et que la portion d'eau qui maintenait encore le bateau à flot était celle qui restait dans la section déjà creusée.
La méthode de travail se divise en deux phases :
Les dragues d’approfondissement enlevaient d’abord tous les matériaux de la surface, arrachant les racines et la substance végétale accumulée jusqu'à une profondeur d’environ 1,50 mètre ; celles-là étaient suivies des dragues hydrauliques qui aspiraient les matériaux meubles formant le lit du canal. La nature des matériaux d’excavation était variable, mais elle consistait principalement en un mélange d’argile dure et de sable. La plus profonde fouille fut exécutée au niveau dans la primitive position culminante, naturellement.
Il est intéressant de noter que de cette profondeur, les dragues amenèrent à la surface une grande quantité de fossiles d'écailles d’huitres en même temps que du corail et d’autres substances calcaires. Ces spécimens appartiennent à l’âge des terrains miocènes, parmi eux il y avait des coquilles d’huitres pesant 2,7 kg et longues de 0,30 cm. Le volume total des terres d’extraction est évalué à 2 750 000 mètres cubes.
[Photo : Figure 2 – La construction d'un canal à travers un marécage. Grue fouilleuse hydraulique]
L’aménagement d'une grue hydraulique qui, sous des circonstances favorables, peut extraire environ 1 900 mètres cubes en dix heures, est montré d’ensemble dans la figure 2. Mais les obstacles provenant des débris jonchant le lit de l'ancien canal réduisent sa puissance de travail à l'extraction de 750 mètres cubes par jour. Il y a une ligne d’engins fouilleurs à l’avant du bateau manœuvrés par des poulies et des cônes d’embrayage et une seconde ligne latérale actionnée par des treuils mus à la main. Les pompes d’aspirations sont animées par un moteur d’une puissance de 100 chevaux.
L’équipage des deux outils plongeurs et fouilleurs, que l'on remarque au premier plan de la figure 1, est susceptible de recevoir un mouvement horizontal et vertical. Dans ce double mouvement, les couteaux découpent une tranchée de 7 mètres de largeur sur 5,50 m de profondeur. Chacun des arbres verticaux est armé d’une cinquantaine de couteaux qui, mis en rotation, désagrègent les matériaux du sol. Les arbres sont maintenus par des consoles qui sont fixées sur une solide charpente en bois, hissée par des chaînes et poulies suspendues à un chariot roulant sur une poutrelle en fer à T. Un bâti en forme de double Y qui glisse horizontalement sur de fortes traverses en madriers porte tout l’équipage de la charpente des axes des outils désintégrateurs qui s’y meuvent verticalement ; il est actionné par une vis hélicoïdale, l’arbre horizontal inférieur attaque les axes des couteaux par l’intermédiaire des roues d’angle. Les tuyaux des pompes d’aspiration débouchent derrière la zone d’action des couteaux, les pompes rotatives aspirent le mélange de matières et d’eau, le refoulent dans une auge transversale située à 5,50 m au-dessus de la surface de l’eau. Les produits du dragage se déchargent ensuite, par l’effet de la pesanteur, en des points éloignés de 18 mètres du bord de chacun des côtés du canal.
La figure 1 représente le mode de construction d’une écluse à sas. La planche de la semelle repose sur des pilotis battus à des écartements de 1,20 mètre les uns des autres et enfoncés à des profondeurs variant de 4,50 m à 7,50 m. Sur leurs têtes recépées s’appliquent des madriers de 0,30 m × 0,30 m posés perpendiculairement à l’axe de la chambre d’échange qui sont, à leur tour, recroisés par d'autres madriers de semblables dimensions. Les parois latérales sont composées également de madriers de mêmes sections.
Elles sont supportées par une série de contreforts supportés par trois rangées de pilotis battus à 2,40 m de distance de centre à centre.
Les travaux d’exécution de ce canal ont commencé au mois de février de 1896, on estime qu'il sera livré à la navigation dans le courant de l’été de la présente année.
Émile Dieudonné
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