Your browser does not support JavaScript!

Histoire d'eau : il y a 400 ans : le détournement de l'Adour à Bayonne

30 septembre 1996 Paru dans le N°194 à la page 126 ( mots)

L’écolier français qui a tant soit peu appris « sa géographie » sait que son pays possède en propre quatre grands fleuves : la Loire (1010 km), le Rhône (812 km), la Seine (776 km) et la Garonne (647 km). Viennent ensuite plus ignorés, la Charente (355 km) et l’Adour (cours actuel 335 km). Mais entre ces derniers, c’est l’Adour qui eut la faveur – peut-être grâce à la consonance plus sonore – lorsqu’au moment de la loi sur l’Eau de 1964 on désigna le Sud-Ouest hydrographique Bassin Adour-Garonne.

Issu des Pyrénées dans la vallée de Campan, au pied du Tourmalet, l’Adour coule vers le Nord en dessinant un large demi-cercle, arrosant successivement Bagnères-de-Bigorre, Tarbes, Aire, Saint-Sever, Dax et enfin Bayonne. Il récupère sur sa rive gauche tout le ruissellement du versant français des Pyrénées Occidentales par les deux Luy, les deux gaves – de Pau et d’Oloron – et la Nive, tandis que sur sa droite il reçoit les eaux du Gers et des Landes par son affluent collecteur la Midouze. Son bassin versant est de 17 000 km².

Les torrents de montagne provoquent lors de la fonte des neiges des crues subites, si bien que l’Adour connaît depuis toujours un régime assez sauvage, passant par des pointes de débit jusqu’à 1 500 m³/s et des étiages de 60 et même 30 m³ seulement. Ses crues sont redoutées. Il est cependant navigable sur plus de la moitié de son parcours, mais son embouchure actuelle sur l’Atlantique, entre Anglet et le Boucau, est caractérisée par le phénomène très connu de la barre de l’Adour, qui rend difficile et souvent dangereux l’accès au port de Bayonne. Celui-ci serait un port de grande navigation sans si fâcheux obstacle naturel.

Les divagations de l’Adour à son embouchure

C’est cette embouchure, la bouche ou boucau de l’Adour, qui nous intéresse maintenant, et on a pu déterminer qu’aux périodes reculées l’Adour a porté d’une manière fantaisiste cette embouchure tantôt vers le Sud jusque vers la pointe de Biarritz, et surtout vers le Nord, en direction du Bassin d’Arcachon.

À l’époque glaciaire, l’Adour était un fleuve puissant qui se jetait dans l’Atlantique à la hauteur de Capbreton, et sa force d’arrachement était telle qu’un profond sillon subsiste dans l’océan sous forme de gouffre marin : le Gouf de Capbreton, qui, à 35 km au large, atteint encore 1 000 à 1 500 m de profondeur avant de se fondre dans la grande déclivité océanique à 50 km de la côte. Une particularité en découle : même en phase de grosse tempête, l’océan reste calme en surface au-dessus de ce Gouf, une vraie « mer d’huile », qui, pour les navigants, donne toujours un attrait particulier au mouillage à Capbreton.

Dans son étude des côtes de France à l’époque gallo-romaine (IIᵉ siècle de notre ère), E. Derancourt (1935) signale, à partir des cartes de Ptolémée, qu’à cette époque l’embouchure de l’Aturus (Adour) se situait à 1 800 m à l’intérieur des terres actuelles, à 1 500 m environ au sud de Capbreton, presque en face du Gouf de Capbreton.

Selon les hypothèses de Ch. Duffart (1897), l’Adour se jetait un peu plus tard dans l’océan (il y a de cela à peu près dix siècles) par plusieurs bras : le principal à l’horizontale de Capbreton, les autres plus au Nord en partant de Dax, en passant par Magescq, la dépression de Soustons et le havre de Vieux-Boucau. On pouvait parler alors d’un véritable delta de l’Adour, et les divers étangs subsistant en ces lieux en sont des témoins avec les lits qui les environnent, comportant des traces d’alluvions arrachées incontestablement aux roches pyrénéennes.

Au Moyen Âge, l’embouchure unique se serait trouvée à la Pointe des Gahets ; ensuite, l’Adour se serait jeté au Nord de Capbreton, en face des étangs de Hardy, et enfin, plus tard, l’embouchure aurait remonté jusqu’à Vieux-Boucau (Vieille Bouche), alors appelé Port-Labrit ou Le Plecq.

Dans une telle région se sont éternellement entremêlées les forces des éléments naturels : l’agressivité des redoutables tempêtes du Golfe de Gascogne, la poussée irrésistible des débordements périodiques du fleuve en temps de crue et les mouvements imprévisibles des masses de sable. On estime que l’océan peut apporter 15 à 18 m³ de sable par an sur chaque mètre de littoral.

On pourrait épiloguer en prenant comme exemple l’actuel orifice marin du pittoresque Courant d’Huchet, qui déverse à l’océan les eaux du lac de Léon : une rivière de charme qui, à travers une végétation luxuriante insolite, se serpente longtemps parallèlement à la côte. Sur la plage, entre la mer et le cours d’eau, le sable continue à s’amonceler sous l’action des vents d’Ouest. Quand la dune littorale aura trop fortement grossi, une tempête violente sera capable de l’écrouler et de venir obstruer l’embouchure provisoire du cours d’eau, qui devra se chercher une issue ailleurs selon sa force.

L’Adour à Port d’Albret

On raconte que c’est un cataclysme qui a dévasté tout le Sud-Ouest au début du XIVᵉ siècle (la date en a été perdue dans les mémoires : 1310 ou 1330 ?), qui, survenant au moment de la fonte des neiges, a gonflé en quelques heures tous les affluents pyrénéens de l’Adour et transformé le fleuve en une masse torrentielle irrésistible d’eaux boueuses. En même temps, la tempête déchaînée sur l’océan devant Capbreton accumulait sur la côte des masses de sable au point de former une barre face au Gouf, bloquant brusquement la sortie en cet endroit.

L’Adour se précipita alors vers le Nord sur une largeur de 400 m, arrachant tout sur son passage, traversant Ondres et le pays de Labenne, engloutissant les étangs voisins, absorbant le lac d’Hossegor, ravageant le territoire de Soustons pour trouver enfin, au Plecq, l’issue qui lui permettait de se jeter dans l’océan.

Le calme revenu, un nouveau cours de l’Adour était né, long de 28 km au-delà du tournant de Bayonne et se terminant par une nouvelle embouchure : le Boucau de Marensin (Vieux-Boucau maintenant), et donc par un nouveau port à qui on donna le nom de Port d’Albret. Une sortie secondaire demeurait toutefois à Capbreton, mais rarement praticable pour les navires un peu importants.

Les Bayonnais qui furent sauvés de cette façon d’une inondation catastrophique se trouvaient d’un seul coup à une trentaine de kilomètres de l’embouchure de leur fleuve, avec sur le dos la concurrence imprévue de populations portuaires fort actives à Port d’Albret et à Capbreton, tout de suite prêtes bien entendu à profiter de cette nouvelle position pour les ruiner.

Nous sommes sous les Plantagenêts, et l’on sait qu’Aliénor, fille du duc Guillaume d’Aquitaine, répudiée avec sa dot en 1152 par Louis de France (qui devint Louis VII), s’est remariée deux mois après avec Henri Plantagenêt, qui, lui, devint le Roi d’Angleterre Henri II. Pour la France capétienne, c’était une catastrophe politique qui allait nous valoir la future Guerre de Cent Ans, et en tout cas pour le Sud-Ouest, trois siècles pendant lesquels l’Aquitaine (la prononciation anglaise amena « la Guyenne ») fut une province anglaise très florissante.

Nos concitoyens du Sud-Ouest connurent sous la domination des Anglais une période de prospérité et entre autres la navigation était très développée sur l’Adour dans les deux sens, avec une batellerie fluviale appropriée de conception locale. Des plateaux plats comme le coure (qui remonte à l’époque des Wisigoths), le chaland, les grandes galupes de 24 m de longueur, et enfin la pinasse (parce que construite en pin) de 8 à 9 m de long.

Sur ce fleuve actif, le trafic est important : on importe « pébe et lane », des épices et de la laine, des pipes de cidre, du sel, du blé, du minerai de fer, de la morue, des sardines. On exporte la résine, des « taoules » (planches de sapin), de la poix, du liège et naturellement les

[Photo : Vieille gravure représentant le Port d’Albret.]
[Photo : Le commerce dans le Port d’Albret.]

vins du Marensin, qui sont au sommet de leur renommée, fort prisés des Anglais. Le trafic par mer s’effectue sur des galions.

Bayonne lutte pour redevenir un port

La région voit le passage des troupes anglaises du comte de Derby, un des vainqueurs de Crécy, de Henri de Lancastre, du Prince Noir, qui, tour à tour, viennent guerroyer en France, tandis que des corsaires bayonnais prêtent main-forte à la marine anglaise. Mais localement s’est instituée une lutte d’influence sans pitié, et on en vient même aux mains entre Port d’Albret, Capbreton et Bayonne. Si Bayonne réussit à s’assurer des privilèges compensateurs sur le commerce maritime de ses deux petites cités rivales, la métropole bourgeoise souffre dans son activité traditionnelle et périclite.

Finalement, Messieurs les Anglais seront « boutés hors de France », on le sait, sous Charles VII par l’armée royale de Jeanne d’Arc, qui, après l’épisode d’Orléans et le bûcher à Rouen, resta commandée par le célèbre Dunois. En 1451, les Français mettent le siège devant Bayonne, puis barrent l’entrée de l’Adour à Port d’Albret, et, deux ans plus tard, à Castillon, sur la Dordogne, c’est la grande victoire terminale...

Le « détournement » par Louis de Foix en 1578

Devenus Français, les Bayonnais intriguent alors si fort auprès des rois successifs qu’ils vont être récompensés de leur ténacité, d’abord sous Louis XI, par un droit de taxe sur les marchandises entrant dans les ports voisins de Saint-Jean-de-Luz, Capbreton et Port d’Albret, puis sous Charles IX, qui ordonne en 1562 de rechercher la solution pour donner au fleuve une embouchure à Bayonne. Et on peut commencer à creuser un chenal direct à la mer en partant de la proximité de la ville.

Le 8 février 1571, le roi désigne Maître Louis de Foix pour diriger les travaux. On sait de cet architecte-ingénieur qu’il naquit à Paris et vécut longtemps en Espagne, faisant partie du corps de techniciens qui, sous les ordres d’architectes espagnols, construisirent pour Philippe II d’Espagne l’immense château royal de l’Escurial, au nord de Madrid, dont la construction dura vingt-deux ans, de 1562 à 1584.

Ladite construction était déjà bien avancée lorsque Charles IX débaucha son ingénieur français, lui ordonnant de se rendre sur les lieux à Bayonne. Il y dresse un devis très complet des travaux et obtient à Paris une provision de 30 000 livres. On termine bientôt le creusement du chenal vers l’Atlantique à travers les dunes de sable et on construit un barrage et un nouveau havre à Trossoat, à trois kilomètres de Bayonne, à l’endroit où le fleuve se tournait alors à angle droit vers le Nord.

Ces travaux s’exécuteront sous le règne d’Henri III, selon le plan prévoyant que… « La fermeture de la rivière aura une largeur de cent cinquante toises (1). Il faudra faire une bonne charpenterie, propre à supporter le fardeau de ladite rivière. Elle comprendra trois rangées d’arbres équarris, ferrés par le bout, qui seront enfoncés d’une toise en terre, ou davantage si le sol le permet. Soixante-quinze piliers par rangée, terminés par une queue d’aronde, pour y entrer le mâle aisément »...

Ce barrage provisoire de Trossoat sera remplacé rapidement par une solide muraille de pierre, pièce maîtresse du nouveau port de Bayonne. Des difficultés de tous genres surgirent, et Capbretonnais et Boucalais firent de leur côté l’impossible pour contrarier les travaux. C’est une violente tempête qui va tout régler : la Nive déferle en une crue subite, menace d’engloutir toute la ville de Bayonne, mais par une formidable chasse d’eau pousse l’Adour, qui ouvre le nouveau passage. Cela se passait le 25 octobre 1578, et Louis de Foix venait de réussir le détournement de l’Adour. On retrouvera l’ingénieur un peu plus tard dans la région, attachant son nom à la construction du très beau phare de Cordouan, planté hardiment à 63 m de hauteur sur le rocher du même nom au large de l’estuaire de la Gironde, et dont l’édification traînera pendant vingt-six années, de 1584 à 1610...

400 ans de problèmes avec la « Barre de l’Adour »

Mais le cadeau de Louis de Foix aux Bayonnais en 1578 se révélera un peu empoisonné, car à la nouvelle embouchure (le nouveau Boucau), il y a l’Atlantique… et il y a le sable ! Le fleuve dériva d’abord à l’intérieur de son nouvel estuaire : vers le sud le long de la côte d’Anglet, pour former près de la « Chambre d’Amour » plusieurs passes sinueuses, et très vite il y eut formation d’un maudit banc de sable, véritable haut fond en plein travers de l’estuaire lui-même : la « barre de l’Adour ».

De siècle en siècle pendant 400 ans, il fallut procéder à des endiguements de plus en plus rallongés, toujours pour chercher à resserrer le fleuve entre ses deux rives en repoussant l’envahissement latéral des sables, le but étant de concentrer l’effet de chasse d’eau produit par le jusant. Mais chaque fois qu’on allonge les digues, la barre se recule d’autant, et elle est toujours là !

Il faut draguer la passe sans arrêt. On estime que 5 millions de mètres cubes d’eau de mer entrent par chaque marée de six heures, auxquels s’ajoutent au jusant les 17 millions de mètres cubes venus de l’amont. En moyenne, le débit est de 1000 m³/s, trois fois celui de la Seine à Rouen. Sable et alluvions sont là en mouvement perpétuel incontrôlable.

Dragages et endiguements semblent bien être les malédictions qui poursuivent les Bayonnais, ainsi punis d’avoir voulu « détourner » l’Adour à leur profit (prétendront certains). Le meilleur estuaire n’eût-il pas été ni au droit de Bayonne ni à Vieux-Boucau – Port d’Albret, mais à Capbreton, en face de ce providentiel « Gouf de Capbreton », un sillon marin qui semble le tracé naturel le mieux accepté par l’Atlantique, et où il serait même plus facile (apparemment) de retenir les sables ?

(1) La toise valait 1,949 m.

Cet article est réservé aux abonnés, pour lire l'article en entier abonnez vous ou achetez le
Acheter cet article Voir les abonnements