Combien de fois l'avons-nous prise cette route de la Romanche ? Pour aller de Grenoble dans les Hautes Alpes et en revenir, pour ?monter? à l'Alped'Huez ou aux Deux-Alpes ; pour ?descendre? à Nice via les grands cols' Chaque fois il fallait traverser la désolation industrielle de Séchilienne à Livet, la gorge sale, grise, fumeuse et puant l'acétylène. Plus tard, l'usine de carbure ayant fermé, il n?y avait au moins plus l'odeur. Mais à chaque passage, on se demandait qui acceptait encore de vivre là, dans cette gorge sans soleil, avec camions et voitures passant constamment au ras de maisons aussi grises et noirâtres que les cendres et fumées des usines en déclin depuis plus de quarante ans.
Combien de fois l'avons-nous prise cette route de la Romanche ? Pour aller de Grenoble dans les Hautes Alpes et en revenir, pour “monter” à l'Alpe-d’Huez ou aux Deux-Alpes ; pour “descendre” à Nice via les grands cols... Chaque fois il fallait traverser la désolation industrielle de Séchilienne à Livet, la gorge sale, grise, fumeuse et puant l’acétylène. Plus tard, l’usine de carbure ayant fermé, il n’y avait au moins plus l’odeur. Mais à chaque passage, on se demandait qui acceptait encore de vivre là, dans cette gorge sans soleil, avec camions et voitures passant constamment au ras de maisons aussi grises et noirâtres que les cendres et fumées des usines en déclin depuis plus de quarante ans.
Sinistre ! C’était sinistre, c’est toujours sinistre, et pourtant les gens du coin, qu’ils soient ou non directement attachés aux usines, ne veulent pas partir de cette gorge ombreuse. On s’en est encore aperçu récemment avec la menace d’éboulement de la montagne sur Séchilienne dont les habitants ne veulent pas être installés ailleurs. Le passé de la vallée est aussi le leur et ils retardent l’œuvre de l’oubli.
Le passé de la vallée, c’est l’eau, l’eau tumultueuse, puissante et destructrice devenue l’énergie domestiquée et moderne de l’électricité à usage industriel. L’électricité de la papeterie, des fonderies et forges, de la chimie industrielle, bien avant la propagation des usages domestiques de “la fée électricité”.
L’histoire commence à Rioupéroux, un peu plus haut que Séchilienne en remontant la vallée vers Bourg d’Oisans. Déjà oubliée la verdoyante plaine alluviale de Vizille, son château et son parc réputés. Depuis les “Portes de l’Oisans” à l’aval de Séchilienne, on est dans la gorge entre les hauts massifs de Belledonne et du Taillefer. L’organisation de l’espace est linéaire : le versant abrupt du Taillefer domine la route de Grenoble à Briançon ; dans les traversées de villages, une rangée de maisons s’insinue entre route et versant, souvent parmi des blocs de rochers tombés là. D’autres habitations tout aussi grises bordent l’autre côté de la route et la séparent des usines dont les structures dépassent les toits des maisons et immeubles. Les usines sont pourtant souvent en contrebas, occupant des replats.
naturels ou artificiels qui s’étagent le long de la vallée. Les bâtiments industriels constituent ainsi sur la carte comme un collier de perles plus ou moins grosses, désordonnées et espacées ou au contraire resserrées. Enfin, la Romanche constitue la dernière ligne, rejetée contre le pied de versant de Belledonne, torrent d’autant plus tumultueux qu’il est corseté de digues, encaissé au bas des terre-pleins industriels, partout enjambé par les conduites forcées, les passerelles de desserte, les bandes convoyeuses et les lignes électriques. Canal ou conduites forcées ont souvent été enterrés pour gagner de l’espace pour de nouveaux bâtiments, témoins du développement industriel... Maintenant presque tout cela a disparu ; des usines et ouvrages rasés ne restent que de grandes friches nues, caillouteuses et grises. Il a fallu batailler pour que Péchiney, dernier occupant des lieux, après avoir fermé les usines, ne rase pas totalement en 1993 ce passé industriel, témoignage de l'histoire de la vallée et des populations diverses venues faire marcher les usines depuis l’essor industriel. C’est encore le patrimoine hydraulique et hydroélectrique qui a été le moins touché par la politique de la table rase...
Il faut trouver et fouiller des archives et avoir beaucoup d’imagination pour reconstituer les paysages successifs que l'archéologie révélerait si elle n’avait été remaniée et écrabouillée au bulldozer. Selon André Ducluzaux, en grattant les hypothétiques couches archéologiques on identifierait au moins cinq niveaux en “descendant” dans l’histoire : d’abord, dans la couche la plus superficielle, les résidus récents d’aluminium et de silicium ; ensuite ce seraient les traces d’alliages spéciaux d’acier. En dessous, du carbure de calcium dont on sentirait peut-être encore l’odeur caractéristique d’ail quand on fait l’acétylène. La couche déposée entre moins 130 et moins 100 ans contiendrait peut-être des déchets de papier fabriqué à partir de bois. Le substrat industriel, vers moins 180 ans, serait de scories de fonte et de poussière de charbon de bois rappelant les hauts fourneaux de la vallée. Au-delà, quelques vestiges de travail traditionnel du fer, bas fourneaux et martinets, seraient dispersés parmi les traces d’activités de meunerie agricole (moulins à farine, à huile de noix, à foulons, à scier et battoir à chanvre) représentant des activités humaines échelonnées du 14ᵉ au 18ᵉ siècle inclus.
Les 12 kilomètres de traversée des communes de Gavet et Livet quand on remonte de Vizille au Bourg-d’Oisans, sont une succession de villages, d'installations hydroélectriques de différents âges et de sites industriels qui vont d’un bâti encore en état ou plus ou moins délabré, à la friche industrielle. Certains bâtiments sont surprenants et racontent à qui sait les regarder près d’un siècle et demi d’histoire industrielle et sociale de cette étroite vallée dauphinoise. L’élargissement relatif de la vallée à Rioupéroux en a fait le cœur de la zone et le village le plus important. En ces lieux, la Romanche en quelques centaines de mètres perd 30 mètres de dénivelée et très tôt cette forte rupture de pente a été exploitée. Ainsi un haut fourneau associé à une forge “catalane”, dès avant 1800, utilisait cette importante force hydraulique. L’ensemble industriel, après les aléas liés à la Révolution et à l'Empire, s'était bien développé pendant la première moitié du 19ᵉ siècle, mais le haut fourneau de Rioupéroux, concurrencé régionalement et dépassé par l’évolution technologique (voir l’histoire d’eau sur la vallée de la Fure / EIN n° 233), fut définitivement arrêté en 1861.
C'est alors qu’apparaît Jean-Baptiste Neyret, industriel stéphanois fortuné, attiré en Dauphiné par le développement de l’industrie papetière en plein essor. Il rachète l’usine abandonnée de Rioupéroux à la Compagnie du haut fourneau, pour utiliser le fort potentiel hydraulique à la fabrication de pâte à papier à partir
Le gros débit de la chute permettait de la diviser tout en gardant une énorme puissance que A. Ducluzaux évalue à 2 500 cv, pour un débit assuré de 10 m³/s à l’étiage. « Dès 1869, le deuxième étage de 8 mètres de chute était mis en exploitation. Six défibreurs de bois utilisaient 800 cv et leur production était expédiée à Essonne et dans le nord de la France. Mais la concurrence faite par la Suède et la Scandinavie, (…) ne permettait plus les expéditions de l’Isère dans le Nord et même dans le centre, où les pâtes de bois étrangères pénétraient par canaux. C’est ainsi que Rioupéroux devint une papeterie ; cette transformation s’imposait d’ailleurs aux autres fabricants de pâtes de bois qui avaient suivi les traces de J.-B. Neyret (…). En 1870, une première machine à papier fut mise en marche, et en 1871 une deuxième pouvant fabriquer 2 mètres de large, largeur énorme pour cette époque, était installée. (…) Les turbines fournies par Casimir Brenier étaient probablement du type Fontaine à axe vertical et roue noyée. »
Mais l’absence de chemin de fer devient un problème majeur pour amener le bois de papeterie et sortir de la vallée une production quotidienne de 10 tonnes de papier. Le projet d’une voie ferrée remontant de Jarrie jusqu’à Bourg-d’Oisans fut réalisé en 1893 par la Société des Voies Ferrées du Dauphiné (VFD) créée en 1892. On ignore pour quelle cause cette voie ferrée, desservant un haut lieu de l’hydroélectricité, n’a jamais été électrifiée. Autre aspect anecdotique, le service routier qui a remplacé en 1955 la ligne ferrée désaffectée, s’appelle toujours VFD…
Cette voie ferrée allait permettre une autre mutation industrielle de la vallée. L’hydroélectricité dans les années 1890, basses chutes et surtout hautes chutes, explosait. La fée électricité était d’abord un puissant outil de développement industriel. Les droits d’eau se négociaient comme un nouvel Eldorado et les industriels alpins se convertissaient à l’électrochimie et l’électrométallurgie. Avec à peine un temps de retard, la vallée de la Romanche emboîtait le pas à la Maurienne. En Romanche ce ne fut pas d’abord l’aluminium, mais le carbure de calcium, générateur de l’acétylène, qui fut le produit et le moteur du développement de l’hydroélectricité et de l’électrochimie dans la gorge de Rioupéroux.
Cette évolution justifiait en 1900 l’investissement de la société des Papeteries de Rioupéroux sur une nouvelle usine électrique qui dérivait 14 m³/s de la Romanche avec une chute de 35 m pour alimenter 7 turbines fournissant l’usine de carbure. Dans les années 1900, les héritiers de Jean-Baptiste Neyret privilégient le développement des activités hydroélectriques et électrométallurgiques. Leurs investissements successifs en équipement hydraulique ont amené à une production de 8 000 cv que produisent 26 turbines. Les accords d’abord commerciaux de J.-B. Neyret et de Casimir Brenier, puis familiaux par le mariage de leurs enfants, ont entre-temps abouti à la création de la société Neyret et Brenier qui produit distributeurs hydrauliques et roues de turbines Francis pour les moyennes chutes.
En 1907, une nouvelle conduite forcée de 2 m de diamètre vient alimenter un bâtiment d’essais hydrauliques en relation avec le nouvel Institut polytechnique de Grenoble (IPG) où l’on enseigne l’hydraulique.
Vers 1910 naît une société de production et de distribution d’électricité urbaine et domestique, « Force et Lumière » qui installe sa première centrale à Gavet puis une à Livet et distribue dans son réseau une partie de l’énergie produite au-delà des besoins industriels de Rioupéroux. Mais cette exportation d’énergie vers l’aval et Grenoble est très mal vue par les ouvriers et habitants de la vallée qui y voient une perte économique ou un frein à l’activité des usines qui les emploient.
Le développement des équipements hydroélectriques du site restait cependant
Essentiellement dédié à l’électrométallurgie. Cet équipement était entièrement remanié entre 1912 et 1919 pour concentrer la production en une centrale de 6 groupes, en aval des usines et qui bénéficiait là de 63 m de chute en recevant le débit de deux conduites de 2,5 m de diamètre ! Cette nouvelle centrale de Rioupéroux, avec une puissance de 22 000 kW ou 30 000 cv, fut longtemps la plus puissante de la vallée. En 1925 le site est repris par le grand fabricant d’aluminium de l’époque, Alais, Froges et Camargue (AFC), qui modifie l’installation hydroélectrique pour abaisser le prix du kW, premier facteur du coût de la fonderie électrolytique de l’aluminium. L’électrolyse thermique de l’alumine demande du courant continu BT mais sous des ampérages énormes : à Rioupéroux en 1939, une dynamo associée à la centrale convertissait le courant en 11 000 ampères sous 360 V. Un apport électrique complémentaire vint à partir de 1929 de la nouvelle usine de St Guillerme, à l’amont de Bourg d’Oisans, avant le barrage du Chambon commencé en 1931. Ce nouveau barrage permettait de réguler le débit de la Romanche pour le bénéfice des industriels de la gorge : l’étiage hivernal de 14 m³/s passait ainsi à 24 m³/s en 1935. Progressivement, pour augmenter les rendements et la production, on passera en 1937 à des courants de 33 000 ampères, puis de 55 000 ampères en 1963.
Par rapport à la production de AFC, devenue Péchiney en 1950, dans son usine de St Jean de Maurienne, le tonnage de Rioupéroux restera moyen, faute d’espace et des limites de la production électrique. Pour améliorer les propriétés de l’aluminium, on l’allie entre autre au silicium (pour obtenir l’alpax) et la fonderie de silicium a aussi eu ses heures de gloire à Rioupéroux et aux Clavaux.
Mais le succès industriel de la Romanche doit aussi beaucoup à un autre industriel avisé l’ingénieur des Arts et Métiers : Charles-Albert Keller est attiré par l’essor hydroélectrique de la vallée dans la dernière décennie du 19ᵉ et le début du 20ᵉ siècle. Diplômé en 1890, il est un promoteur avisé du four électrométallurgique pour développer de nouveaux alliages. Il sera le père d’un autre empire industriel dans la Romanche, à Livet, basé sur les ferro-alliages dont le ferro-silicium. Puisque les usines de Rioupéroux accaparaient déjà le débit de la Romanche, Keller entreprit de capter l’eau au-dessus de Bâton où il installa l’usine électrique dans une caverne pour la protéger des éboulements. Cette centrale fut alimentée par la plus haute conduite forcée de l’époque installée dans un puits vertical de plus de 200 m, lui aussi creusé dans la roche du versant de la vallée. Pour réguler le débit, la conduite d’amenée de 1,1 km à la chambre de mise en charge a une section de 7 m³, ce qui permettait de turbiner pendant 4 heures en basses eaux. Les usines de Keller et Leleux occupaient, elles, le site de Livet, à l’amont de Rioupéroux.
Outre l’étrange maison qu’il s’était fait construire, dominant rivière, usine et habitat ouvrier, son œuvre hydraulique est là, surprenante et toujours en fonctionnement : l’usine électrique des Vernes. Imaginez la copie Art nouveau des Grandes Eaux de Versailles alimentant deux turbines abritées dans un bâtiment d’architecture industrielle des années vingt… C’est aussi ça le patrimoine industriel.
La reprise économique des années d’après-guerre ne durera pas 20 ans puisque les usines Keller de Livet fermeront en 1968 ; la production d’aluminium de Rioupéroux s’arrête en 1986 et la fonderie d’alliage spéciaux en 1998. La seule activité qui reste est la production électrique, confiée depuis l’après-guerre à EDF. Les usines qui assuraient l’alimentation électrique des industries de la vallée font maintenant partie du complexe hydroélectrique de la Romanche et leur histoire est rassemblée au musée Hydrélec. Créé sur le site du Verney qui assure la “réversibilité” de l’usine alimentée par le barrage de Grand’Maison sur l’Eau d’Olle, le musée expose et explique les différentes générations de turbines, dynamos et alternateurs. Maquettes et photos montrent ce qu’ont été tous ces chantiers hydrauliques de captages et conduites forcées et ceux des grands barrages de la Romanche, et l’Eau d’Olle. C’est en tout 10 usines (dont 3 réversibles) qui se répartissent jusqu’au Péage de Vizille, avant la confluence avec le Drac. Six de ces usines sont dans la gorge de Gavet – Livet et participent du patrimoine industriel de la Romanche.
Cette histoire d’eau est née de la lecture du livre d’André Ducluzaux “Aristide Bergès du mythe à la réalité – La Houille blanche, de Belledonne à la Romanche” (voir EIN n° 223). Elle doit aussi beaucoup à l’aimable érudition d’Anne Cayol Gerin, historienne et guide de l’association Le Fil d’Ariane, qui fait connaître le patrimoine industriel du Dauphiné recensé par l’APHID (Association pour le Patrimoine et l’Histoire de l’Industrie en Dauphiné). L’accueil et la documentation de Danièle Hordé, responsable du musée Hydrélec ont utilement complété cette visite guidée trop brève.
Jean-Louis Mathiew