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Histoire d'eau : glace et révolution

30 novembre 1989 Paru dans le N°132 à la page 71 ( mots)
Rédigé par : Hélène TIERCHANT

En cette année du bicentenaire, il nous a semblé original de célébrer l'événement en évoquant un point de vie quotidienne, qui ne manquait pas de revêtir une importance particulière dans le sud-ouest de la France : la question des glacières.

Glace et Révolution

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Il est tout naturel aujourd'hui de rafraîchir ses boissons, ou de déguster un sorbet. Il suffit d'ouvrir le réfrigérateur, de puiser dans le bac à glaçons. Depuis l'invention de la fée électricité, on conjugue le verbe « geler » au superlatif ; on congèle, on surgèle... Il n'en allait pas de même au Siècle des Lumières !

Les « glacières » d'alors étaient de vastes citernes souterraines, où l'on stockait la neige d'hiver. Leur construction requérait la vigilance des meilleurs architectes. Ils devaient choisir un terrain exposé au nord, sec, et à l'abri des infiltrations. Les dimensions de ces caves circulaires étaient impressionnantes : une douzaine de mètres de profondeur sur deux ou deux et demi de diamètre. Plus de trois mètres soixante dans le cas de la glacière municipale d'Auch, dont les murs cyclopéens étaient épais de près de soixante-cinq centimètres, « bâtis en bonne pierre, soigneusement enduits sur les deux faces », précise le contrat du maître maçon. Il y avait deux ouvertures : la première, à hauteur de la rue pour le chargement et le déchargement, la seconde au-dessous du niveau du sol, pour l'écoulement des eaux, la perte étant inévitable. Afin d'y remédier au mieux cependant, on avait prévu une toiture conséquente : « un double plancher de sapin dont les soliveaux portaient sur les pièces qui forment la plate-forme », avec au-dessus « une forte charpente en chêne couverte de fort sapin, clouée en fer ». Les tuiles, bien cuites, étaient mises quatre pouces l'une sur l'autre.

Le fonctionnement d'une glacière était aussi réglementé. C'est par les nuits froides « de gelée à glace », selon l'expression consacrée, qu'étaient recueillies la neige et la glace par toute la ville et la campagne alentour, opération qui exigeait des soins multiples : il fallait se servir de pelles en bois et de balais de brande immaculés, et les soldats du guet étaient, en outre, chargés de vérifier la propreté des tombereaux utilisés pour le transport de ladite neige. On tassait fortement la neige dans la glacière afin de ne pas laisser de vide et d'« éviter les pertes de froid », et l'on garnissait à mesure les murs de bottes de paille. Puis on recouvrait cette provision, de planches, de paille encore, encore de planches, le tout « chargé de très grosses pierres ».

La glacière restait verrouillée jusqu'au 21 juin. La vente se faisait de 3 à 8 heures du matin, les jours d'été, sous la surveillance des soldats du guet.

La plupart des villes, si modestes fussent-elles, possédaient au moins une glacière. Ainsi dans notre actuel département du Gers, Lectoure, Fleurance ou Condom. Quant à Auch, elle s'enorgueillissait de compter quatre glacières privées et, à partir de 1783, une glacière municipale. L'entretien des glacières coûtait cher, mais la glace elle-même était vendue, compte tenu du prix de revient, relativement bon marché. La clientèle était donc non seulement la noblesse d'épée et de robe, et le haut clergé, mais également la bourgeoisie de la ville, les négociants et les artisans les plus aisés. Constatation qui découle des délibérations du corps municipal : quand les stocks s'avèrent insuffisants, que la glace arrive à manquer avant la fin des chaleurs, le mécontentement des populations est « général », l'irritation « la plus grande ».

Les raisons ne sont pas seulement gourmandes, ou gastronomiques. Certes, depuis que l'Italien Procope avait lancé, dès le milieu du siècle précédent, la mode des sorbets en gastronomie, il était de bon ton de déguster et de « boire au frais ». Mais la Faculté avait renchéri sur les propriétés thérapeutiques de la glace. Elle l'avait décrétée remède souverain contre les fièvres, lesquelles régnaient de manière endémique à l'époque tout autour de Samatan et d'Auch. Une des ordonnances les plus courantes alors contre la fièvre maligne était de « faire fondre gros comme un œuf de pigeon de glace » dans de l'eau de fontaine bien « claire ». Médecins et chirurgiens ne cessaient, en conséquence, de supplier maire et consuls de « se précautionner de glace contre des malheurs qui ne sont que très ordinaires, ici ».

La vérité historique nous oblige à dire que c'est la Révolution qui déclara la glacière municipale « luxe inutile engageant de grandes dépenses ». Au nom de la sacro-sainte égalité, il fut désormais considéré comme scandaleux que « certains puissent acheter aux dépens de la commune une denrée que tout le monde ne pouvait se procurer ». La glacière fut démolie. Et seuls, des particuliers poursuivirent un commerce devenu, du fait de la rareté du produit, beaucoup plus lucratif...

* Cet article, extrait du n° 42 de la revue Adour-Garonne, est reproduit avec l'aimable autorisation de M. Jean-Luc Renaud, directeur de l'Agence de l'Eau, et de l'auteur, auxquels nous adressons nos remerciements. (L'Eau, l'Industrie, les Nuisances.)

[Photo : sans légende]
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