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Histoire d'eau : Frontin, curateur des eaux à Rome

30 mars 1989 Paru dans le N°126 à la page 60 ( mots)

Frontin, curateur des eaux à Rome

« Toute fonction déléguée par l’Empereur exigeant un soin particulièrement attentif et mon naturel scrupuleux ou, si l'on veut, ma consciencieuse honnêteté m’incitant non seulement à remplir avec zèle la fonction qui m’est confiée, mais encore à l’aimer..., j’estime que mon premier et mon principal devoir est, comme cela a été ma règle dans mes autres activités, de connaître ce que j’entreprends... Aussi ai-je composé un exposé ordonné et une sorte de recueil général, condensé dans ce traité, pour m’y reporter comme au formulaire de mon administration ».

Ainsi commence le texte du traité rédigé sur « Les aqueducs de la ville de Rome » par Frontin, né vers l’an 35 de notre ère, membre de l’aristocratie sénatoriale et curateur des eaux en 97.

Le traité sur les aqueducs a été écrit par Frontin en 97, au début de son administration, et sans doute publié dans le courant de l'année suivante. Tel qu'il nous est parvenu, c'est un document remarquable, rédigé par un technicien qui avait déjà fait étalage de sa connaissance scientifique en publiant, antérieurement, un traité de géométrie cadastrale. Au départ, et il l’indique dans son introduction, Frontin a le souci de rédiger un traité pour sa propre instruction, de faire le bilan des connaissances accumulées jusqu’à lui. Puis, peu à peu, il introduit sa propre personnalité, et son tableau, qui aurait dû être statique, s'anime de ses réflexions et de ses critiques.

130 chapitres

« Les aqueducs de la ville de Rome » n'est pas seulement une compilation. Évidemment, Frontin a eu recours aux Registres impériaux et aux archives du service des eaux. Celles-ci avaient été réorganisées par Agrippa qui exerça lui-même une sorte de curatelle des eaux à partir de 33 av. J.-C. et créa l’aqua Virgo. Agrippa avait sans doute dressé un plan général des aqueducs romains. Pour les époques plus anciennes, Frontin s'est servi des historiens. Mais il a aussi inclus dans le texte ses notations personnelles, fruits de ses observations, par exemple lorsqu'il corrige les débits des aqueducs tels qu’ils étaient portés, avant lui, sur les Registres impériaux.

Ainsi, de manuel à l’usage du chef de service, le traité de Frontin a pris l'allure très moderne d'un Rapport sur le service des eaux de Rome tel que l'empereur aurait pu en demander la rédaction à l'un de ses hauts fonctionnaires. Le traité de Frontin est court : 60 pages dans l'édition de la « collection des Universités de France » réunissant 130 chapitres. Le plan de l'ouvrage est donné au chapitre III : « Je donnerai d'abord le nom des aqueducs qui amènent l'eau dans la Ville de Rome, puis j’indiquerai pour chacun par qui, sous quel consulat, en quelle année de la fondation de Rome il a été achevé, ensuite de quel endroit il vient, de quel milliaire, quelle est la longueur de son conduit, tant en canal souterrain que sur murs de soutènement et sur arches ; ensuite je donnerai la hauteur de chacun d’eux, le système des calibres et les débits fournis par ceux-ci, les quantités distribuées par chaque aqueduc pour sa part hors de la Ville et, dans la Ville, à chaque région, le nombre de châteaux d’eau publics et les quantités que ceux-ci distribuent aux services publics, aux fontaines monumentales et aux bassins, les fournitures faites au titre de la maison impériale et j'exposerai la législation de l'adduction et de l'entretien des aqueducs et les sanctions prévues par les lois, les sénatus-consultes et les ordonnances des empereurs ».

Mais Frontin n'a pas suivi exactement son plan. En cours de route, il a introduit un long développement sur les projets et les premières réalisations du nouvel empereur Trajan concernant l'amélioration du service des eaux, en particulier l'augmentation de la quantité d'eau disponible et la séparation des eaux de chaque aqueduc afin de maintenir les caractéristiques de chacune.

[Encart : texte : Le traité de Frontin Ouvrage de technicien, le traité de Frontin comporte des chapitres descriptifs d'une grande précision. Ainsi en est-il de ceux qui décrivent le réseau de distribution de chaque aqueduc. Ex. : Chapitre 84 : au compte de l'aqueduc Virgo sont inscrits hors de la Ville, 200 quinaires (un quinaire correspond à un débit moyen de 40 m³ par 24 h). Les 2 304 quinaires restants sont répartis à l’intérieur de la Ville dans les régions VII, IX, XIV, en 18 châteaux d’eau. Dans cette quantité, au titre de la maison impériale : 509 q. aux particuliers : 338 q. pour les usages publics : 1 457 q. soit : pour 2 fontaines monumentales : 26 q. pour 25 bassins publics : 51 q. pour 16 services publics : 1 380 q. parmi lesquels, rien qu’à l’Euripe (canal-réservoir du lac d’Agrippa) auquel elle donne son nom, 460 quinaires.]

Onze aqueducs pour une capitale

De 312 av. J.-C. à 226 ap. J.-C., onze aqueducs ont été construits à Rome, au gré des circonstances et des besoins. À l'exception de deux d'entre eux (l’Alsietina et la Traiana), issus de la région du lac de Bracciano, au nord-ouest de Rome, tous prennent naissance à l'est, dans les Monts Albains, qui apparaissent comme le grand réservoir d'eau de Rome.

Le premier aqueduc, construit en 312 par le censeur Appius Claudius Caecus, était un ouvrage fort modeste, de 16,561 km de longueur. En fait, il s'agissait d'un simple canal maçonné reposant sur le sol ou faiblement enfoncé, entièrement souterrain sauf sur un court trajet près de la porte Capène, à l'entrée dans Rome. À son terminus, il se déversait dans une fontaine où l'on venait puiser. Quarante ans plus tard, un second aqueduc était construit, l’Anio vetus.

Beaucoup plus long que le précédent (63,640 km), il prenait sa source au-dessus de Tivoli (qu'il alimentait au passage), dans la val-lée de l’Anio dont il n'était qu'une simple dér-

C'est encore une construction rudimentaire qui utilise peu d’ouvrages d'art et comporte de nombreuses sinuosités conformes aux courbes de niveau (36 km à vol d'oiseau entre la source et le terminus).

L'aqua Marcia, construit au milieu du IIᵉ siècle, est le premier des grands aqueducs de Rome. Il prend sa source dans la même vallée que l'Anio vetus, mais plus haut, et est alimenté par des sources. Sa longueur est de 91,270 km car il épouse encore les courbes de niveau. Mais, sur les dix derniers kilomètres de son parcours, il est aérien et porté sur des arches. Du fait de l'altitude plus élevée de sa source et grâce à l'invention du système de siphon renversé, il est le premier aqueduc à desservir les collines de Rome : le Palatin et le Capitole.

Refaites par Agrippa, les arches de l'aqua Marcia supportèrent les canaux de deux autres aqueducs qui captaient des sources au sud-est de Rome, l'aqua Tepula et l'aqua Julia.

[Photo : Les aqueducs de Rome : 1. Appia ; 2 : Anio vetus ; 3 : aqua Marcia ; 4 : aqua Tepula ; 5 : aqua Iulia ; 6 : aqua Virgo ; 7 : aqua Alsieta ; 8 : aqua Claudia ; 9 : Anio novus ; 10 : aqua Alexandrina ; 11 : aqua Traiana.]

L’œuvre de Claude

C'est avec le règne de Claude que l'alimentation en eau de Rome connaît son épanouissement. Deux aqueducs sont en effet construits qui tous les deux prennent leur source dans la haute vallée de l'Anio : l'aqua Claudia et l’Anio novus. Ils apportent près de 400 000 m³ par jour aux habitants de la capitale et leur altitude (à son entrée dans Rome, l'aqua Claudia est à 32 m au-dessus du sol) leur permet de desservir les quatorze régions. Néron construisit une dérivation du premier pour alimenter le lac (là où plus tard s'éleva le Colisée) de son palais, la Maison d'Or. Domitien prolongea celle-ci jusqu'aux palais impériaux du Palatin. Deux autres aqueducs furent construits après Claude, l'un sous le règne de Trajan, l'autre sous celui de Sévère Alexandre, soit après la rédaction du traité de Frontin. Aussi sont-ils moins connus que les neuf premiers.

Un million de mètres cubes par jour

Au moment où ils quittaient leur parcours souterrain, vers le 6ᵉ ou le 7ᵉ mille de la via Latina, les aqueducs venus de l'Est se jetaient dans des bassins de décantation. Puis ils reprenaient leur route jusqu'à Rome qu'ils rejoignaient au lieu-dit « Vieille Espérance » près de la Porte Majeure. De là, chacun d'eux se déversait dans des châteaux d'eau, au nombre de 247 pour les neuf premiers aqueducs.

Au total, les Romains pouvaient disposer de plus d'un million de mètres cubes d'eau par 24 h, soit, si l'on estime à un million le nombre d'habitants de la capitale, 1 127 l par habitant (à titre de comparaison, en 1968, chaque Romain disposait de 475 l par jour).

640 fontaines au Ier siècle 1352 au IVᵉ siècle

À Rome, l'eau apportée par les aqueducs est d'abord destinée au public et, partant, elle est gratuite. Les deux plus gros « consommateurs » d'eau sont, en conséquence, les fontaines et les bains publics. Pour la fin du Ier siècle, Frontin signale l'existence de 640 fontaines dont 39 présentent un caractère monumental. Trois siècles plus tard, le nombre a plus que doublé et atteint 1 352. Ces fontaines multiples qui sont une des caractéristiques de la Rome antique et dont le souvenir s'est conservé jusqu'à nos jours (la célèbre fontaine de Trévi est alimentée par l'aqueduc Virgo) coulent en permanence. Chacun va y puiser l'eau dont il a besoin dans sa vie quotidienne. Mais les fontaines, et leur nombre trouve ici sa justification, servent aussi à la lutte contre les incendies, même si l'efficacité de ce moyen qui ignore la pression n'est pas très grande.

Le nombre des thermes publics dont on ne rappellera pas ici la mode qu’ils ont connue dans la civilisation romaine est, par comparaison, à peine moindre que celui des fontaines. Au début de l'Empire, il en existe déjà 170. Au IVᵉ siècle, ce nombre est passé à 967 et surtout, entre-temps, ont été construits les plus grands d'entre eux, dont la superficie excède 100 000 m² : thermes de Trajan (110 000 m²), de Caracalla (140 000 m²), de Dioclétien (148 000 m²). L'eau publique est aussi transportée vers les gymnases et les entrepôts. Le second utilisateur est la maison impériale. Il faut comprendre par là, à la fois les palais bâtis sur le Palatin et les jardins impériaux. D'après Frontin, un quart de l'eau apportée par les aqueducs servait à l'alimentation de la maison impériale.

Les privilèges des particuliers

En principe, les particuliers ne recevaient pas l'eau individuellement. Pour obtenir l'eau « sur l'évier », il fallait un privilège impérial et les concessions étaient individuelles. Elles prenaient fin à la mort du concessionnaire ou à l'occasion de la vente du fonds. Seuls les riches obtenaient un tel privilège pour leurs domus. Dans leurs insulae, les pauvres devaient aller à la fontaine.

Dans certains cas, les riverains pouvaient jouir d'un droit de puisage qui semble, lui aussi, avoir été gratuit. Il était interdit de planter une prise dans le canal de l'aqueduc. Les riverains devaient se contenter de recueillir l'eau des bassins à l'air libre ou celle qui s'échappait des fissures. En définitive, seule était soumise à la vente une partie de l'eau de trop-plein, c'est-à-dire celle qui coulait des fontaines publiques. Les acheteurs étaient d'une part les propriétaires de bains privés, d'autre part et surtout les artisans romains, gros consommateurs d'eau pour leur travail : les tanneurs, les teinturiers et les foulons.

[Photo : Tracé de l'aqueduc Claudien dans Rome jusqu'au Palatin (maquette de Rome au Musée de la Civilisation romaine).]

Extrait d'un article de M. André Pelletier, publié avec l'aimable autorisation de la revue Dossiers de l'archéologie (octobre 1979).

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