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Histoire d'eau : Fin du chômage du Canal Saint-Martin

29 mars 2002 Paru dans le N°250 à la page 62 ( mots)

Bien sûr , un canal au chômage, n'est pas un cas social dramatique pour lequel l'ANPE, les ASSEDIC et l'assistante sociale locale doivent se décarcasser. Mais mettre un canal au chômage est toujours une initiative difficile, comparable à l'angoisse d'un patron scrupuleux face à la perspective d'un plan social. Il faut en effet détourner la navigation, ce qui accroît le trajet des mariniers. Les éclusiers se retrouvent au chômage technique et les bateaux mouches sont à sec comme leurs rentrées financières. Pour tous ceux-là, c'est une catastrophe, le canal au chômage. En revanche, pour les entreprises du BTP, c'est tout bon.

Bien sûr, un canal au chômage, n’est pas un cas social dramatique pour lequel l’ANPE, les ASSEDIC et l’assistante sociale locale doivent se décarcasser… Mais mettre un canal au chômage est toujours une initiative difficile, comparable à l’angoisse d’un patron scrupuleux face à la perspective d’un plan social. Il faut en effet détourner la navigation, ce qui accroît le trajet des mariniers. Les éclusiers se retrouvent au chômage technique et les bateaux mouches sont à sec comme leurs rentrées financières. Pour tous ceux-là, c’est une catastrophe, le canal au chômage. En revanche, pour les entreprises du BTP, c’est tout bon.

On ne peut pas contenter tout le monde à la fois et devant l’urgence des travaux d’entretien d’un canal, il faut faire des choix, parce que si l’on traîne trop, un canal ça peut fuir. Non pas s’enfuir, mais se vider comme une baignoire… dans les caves du voisinage ou dans le métro ou encore le réseau des carrières et catacombes. Le 12 février 1999, on a frôlé le syndrome de Pékin, mais heureusement, seulement avec de l’eau et quelques poissons, dans le « bassin de Combat », le bief amont du canal, un trou s’était formé et les riverains ont crié : « À l’eau, allo Monsieur Tibéri ! nos bouteilles dans les caves ont de l’eau jusqu’au goulot, ça sent déjà le bouchon de vase, fermez vite la bonde ».

Comment un canal, brusquement, se prend-t-il pour une baignoire percée ?

Pour comprendre, le psychologue doit se muer en historien et en géologue.

Commençons par l’historien.

Le canal Saint-Martin fait partie d’un ensemble de canaux de navigation, mais aussi d’adduction d’eau de Paris voulu par Napoléon Iᵉʳ. Les ingénieurs de l’empereur avaient établi que l’eau proviendrait d’une partie du débit de l’Ourcq, dérivée et canalisée à Mareuil, bien à l’amont de la confluence de l’Ourcq avec la Marne. On avait ainsi une pente hydraulique suffisante pour assurer une auto-épuration de l’eau. Le canal ne faisant que 1,10 m de profondeur, seules de longues barges de 28 m à fond plat, 2,80 m de large et seule-

fut couvert sur toute la longueur du Bd Richard Lenoir.

ment 0,80 m de tirant d’eau pouvaient le parcourir. Ces “flûtes”, non motorisées, pouvaient acheminer 80 tonnes de fret. Aujourd’hui, le canal de l’Ourcq a pour fonction essentielle, à partir du bassin de la Villette, d’assurer le trafic fluvial de l’Est parisien et d’alimenter les éclusées du canal Saint-Denis et du canal Saint-Martin.

[Photo : Un peu déçus, les amoureux du canal…]

Pourquoi neuf écluses pour 4,5 km, soit en moyenne une tous les 500 mètres ? Parce qu’il y a 25 mètres de dénivellation entre le bassin de la Villette et la Seine. Seule l’écluse de la jonction avec la Seine est une écluse simple, les 4 autres sont des écluses doubles pour des raisons topographiques, mais aussi parce que cela limitait les postes d’éclusiers.

L’ouverture du canal favorisa le développement de quartiers industriels le long des quais du canal et le trafic crut tout au long du 19ᵉ siècle, tant et si bien que l’on en vint à l’usage des péniches automotrices Freycinet qui présentaient un grand intérêt. D’une part, leurs dimensions permettaient de transporter jusqu’à 300 tonnes de fret lourd ; d’autre part, elles libéraient les quais du halage animal ou vapeur. Par contre, leur gabarit a imposé la modification des écluses et le surcreusement du canal de 1,90 mètre. Ce qui n’a pas été sans poser quelques problèmes.

Tous les Parisiens, et même ceux qui ne le sont pas, savent que la capitale est bâtie sur un gruyère dans lequel, depuis Lutèce, on n’a pas arrêté de faire des trous et d’en remblayer d’autres. Et le tracé du canal Saint-Martin n’échappe pas à quelques situations géologiques qui ont posé de sérieux problèmes au cours de bientôt deux siècles.

[Photo : Objets submersibles incongrus…]

Les trois bassins de la partie amont du canal sont fondés sur d’anciennes carrières de gypse remblayées. Quelques phénomènes de tassement des remblais et de dissolution du gypse ont provoqué des effondrements successifs qui ont nécessité la reconstruction des trois bassins vers 1890. Pour le seul bassin de Combat qui fait 4 400 m², lors de ces tra-

[Photo: Le ferraillage posé, on coule le béton du radier.]

vaux, on avait découvert que son radier ne reposait que sur 96 pieux. Les renforcements ont été tels qu'il s'agit pratiquement d'un pont-canal.

Par la suite, il fut convenu que le canal Saint-Martin, ainsi que les autres canaux de la ville de Paris, serait soumis à un chômage de contrôle tous les sept à dix ans. Pendant des décennies, il ne se passa rien de particulier jusqu'à ce fatal 12 février 1999. En urgence, il fallut très vite faire la vidange du bief et réaliser une campagne de sondages dans les piliers du radier et les supports de pied dans un sous-sol où les vestiges de gypse du terrain naturel et des matériaux de remblai avaient dû encore fondre comme du sucre dans le café, en un peu plus d'un siècle tout de même... Un mois après, le 15 mars, commençaient les travaux de remise en état, avec les grands moyens et une solution « béton », c’est le cas de le dire, proposée par Solétanche-Bachy.

Dans un premier temps, on a injecté un liant qui consolidait les piliers et les remblais, tout en maintenant un effet de drainage vertical. Ensuite, pour des raisons techniques et d’organisation, on a construit un cuvelage monobloc, composé des deux parements et du radier de 27 mètres de large, en béton armé de 30 centimètres d'épaisseur. Dans ce radier ont été réservés les trous de forage pour l'injection de 273 micropieux qui traversent successivement les sables de Beauchamp, les formations gypseuses et les remblais, pour prendre appui sur le substrat plus solide des marnes calcaires de Saint-Ouen. Ces pieux constituent sous le radier du bassin une véritable forêt de troncs d'une hauteur de 27 à 33 mètres. Ils sont constitués d’armatures tubulaires métalliques entourées d’un manchon de coulis de ciment de diamètre 200 mm.

En raison de l'importance des travaux et de la gêne qu'ils occasionnaient aux riverains, aux activités du quartier et à la circulation, il a fallu organiser toutes les opérations de chantier de manière à en limiter l'impact. Ainsi, après le ferraillage des parois et du radier, le béton du cuvelage a été coulé seulement en deux passes pendant deux samedis, jours de fermeture de nombreuses entreprises et de moindre fréquentation des quais du canal. Cela a été une phénoménale noria de toupies à béton qui a nécessité, chaque fois, un bouclage de la voirie du quartier durant pratiquement la journée. Ensuite, pendant que les engins descendus dans le bassin procédaient aux injections des pieux forés, d’autres entreprises finissaient les lignes de quai et les raccordements du cuvelage aux portes des écluses. Tous ces travaux ont atteint un montant de 28 MF (4,27 millions d’€) et ont été menés avec une telle diligence que, moins de cinq mois après l’accident, le 4 juin 1999, le bassin de Combat était remis en eau.

Mais il ne pouvait être question d’en rester là. Après cet accident, la sécurité et la prévention exigeaient que ce soit l’ensemble du canal qui fasse l’objet d’un contrôle approfondi et d’une évaluation des travaux à mener sur l'ensemble du canal en une seule période de chômage. Le 17 septembre 2001, le canal Saint-Martin a été mis à sec, jusqu’au 26 février

[Photo: Le ballet des patineurs ou la ronde des engins de travaux?]

2002, à l'exception du bassin de l’Arsenal et de la 9e écluse reliant à la Seine.

Mettre le canal au chômage, c’est d’abord récupérer puis évacuer tous les poissons des biefs. Cela a pris six jours de pêche électrique pendant la baisse des eaux dans les biefs. Les poissons choqués, récoltés à l’épuisette, étaient mis dans des bacs de 200 litres qu'un grutier remontait délicatement pour les déposer sur une plate-forme où l’eau était ré-oxygénée. Une fois revenus de leur électrochoc, les milliers d’ablettes, goujons et gardons, les centaines de tanches, perches, carpes et brochets, étaient triés puis acheminés vers le bassin de la Villette ou des étangs de stockage. À titre d’exemple, en 1999, lors du dernier chômage du canal Saint-Denis, plus de 18 tonnes de poissons avaient été retirées et transférées dans le bassin de la Villette.

Puis le curage de la vase a pu commencer, après que l’on eût retiré quelques cadavres de voitures, vélos, téléviseurs et autres témoins obsolètes de la vie du quartier et qui ont fait l'objet d'un tri sélectif. Il faut aussi éliminer la masse de feuilles mortes, branches et brindilles tombées des nombreux peupliers, platanes et autres arbres qui bordent le canal et font une ombre estivale propice à la promenade. Mais là, plus de promenade ; les quais sont fermés par sécurité et envahis par les engins de chantier et le fond vaseux du canal en cette tiède fin de septembre ne sent pas précisément la rose. C’est quelques dizaines de tonnes de déchets qui ont été retirées. Le tri n’a pas permis un pesage du total, mais lors du précédent chômage, c'est près de 40 tonnes de déchets qui avaient été retirées. Étrangement, un obus de la guerre de 14-18 a encore été trouvé en nettoyant le fond du canal et il a nécessité l’intervention du service de déminage. On peut se demander si le ménage avait été mal fait lors de précédents chômages ou si un mauvais plaisant, et bien imprudent, est venu se débarrasser d'une trouvaille pour le moins encombrante… Il a aussi fallu élaguer les arbres dont les branches pouvaient gêner les mouvements des engins manœuvrant sur les quais.

Cette fois, les différentes opérations du chantier vont nécessiter l'intervention de 15 entreprises de diverses compétences et mobiliser plusieurs centaines de personnes, ingénieurs, ouvriers, techniciens et manœuvres. Quant au montant des travaux, ce n’est plus 28 MF, mais 24,5 millions d’€, soit plus de 157 MF.

Les premiers engins descendus dans les biefs et les écluses ont été les pelleteuses pour rassembler et évacuer les déchets et la vase. Puis sur les bajoyers et les radiers on a vu se déplacer les “wagon drill” qui sondaient par forages rapides l’état des…

[Photo : Sur le pont Louis Blanc, la dure attente de l’événement au-dessus du canal encore vide.]
[Photo : Cataracte à l’ouverture des vantelles aux écluses de La Villette.]
[Photo : La Vague ! Regardez, voilà la vague ! Le premier bief se remplit.]

Fondations des écluses et des bassins. En même temps, des grues à flèche télescopique déposaient des passerelles de chantier ou extrayaient les vantaux des portes d'écluse à restaurer ou remplacer. La restauration des portes d’écluses comprenait aussi la révision de leurs attaches et de leur logement dans les bajoyers. Les vérins hydrauliques des vantaux ont été changés ainsi que leurs mécanismes de commande. Il en a été de même pour les commandes et crémaillères des vantelles, vannes verticales dans les portes et qui permettent de remplir ou vider le sas d’écluses avant d’ouvrir les vantaux pour donner le passage aux péniches. Sur l’ensemble du canal, cinq doubles portes d’écluses ont été remplacées.

Pour les biefs, les engins mis en service pour les différentes opérations de ferraillage et de bétonnage du cuvelage de chaque bassin ont constitué d’étonnants ballets de diverses girafes et échassiers mécaniques et gigantesques. Tandis que les premières transféraient des semi-remorques sur le radier les plateaux de fers à béton préformés, les seconds dégorgeaient au bout de leurs longs cous le béton liquide malaxé par les toupies qui se relayaient sur les quais. Au fur et à mesure, les équipes spécialisées vibraient la couche de mortier déposée sur le réseau ferraillé. Dès que le béton d’un tronçon de cuvelage était pris et suffisamment dur, c’était le ballet des engins de surfacage qui commençait pour obtenir une surface étanche, lisse et toute neuve, presque brillante et glacée comme une patinoire.

Tous ces travaux ordonnés et coordonnés comme une chorégraphie se sont déroulés sur presque trois saisons, d’une tiède fin d’été jusqu’aux premiers beaux jours de la fin février, en passant par des semaines de pluie, de froid et même de gel persistant. Aux premiers frimas, c’était le vent qui poussait les feuilles mortes dans tous les coins du chantier, précisément là où l’on venait de poser les ferraillages ou vibrer le béton frais… Certains jours, le chantier était verglacé et il fallait prendre des précautions d’équilibristes. D’autres fois, au contraire, ce sont des pluies abondantes qui ont nécessité balayage et pompage.

Pendant tous ces travaux lourds, d’autres entreprises s’affairaient à la restauration et au moins à un petit coup de peinture fraîche sur les nombreux ponts et passerelles.

Et à propos de peinture, pour distraire un peu les riverains et passants gênés par le chantier, la mairie de Paris et celle du 10ᵉ arrondissement, avec un collectif associatif, ont organisé une exposition d’art urbain le long du quai de Valmy. Elle a d’autant plus eu de succès que son vernissage festif et musical a attiré beaucoup de monde et le bouche-à-oreille a encore amplifié l’information municipale.

C’est ainsi que les jours ont passé jusqu’au 26 février 2002, où le ciel gris du matin a entrouvert les nuages l’après-midi, au moment où arrivaient sur le pont Louis-Blanc M. Tony Dreyfus, maire du 10ᵉ arrondissement, le nouveau maire de Paris, M. Delanoë, accompagné de Myriam Constantin, adjointe chargée de l’eau, de l’assainissement et des canaux, et de quelques autres personnalités. La foule massée sur le pont avec les élus regardait le bassin Louis-Blanc où se promenaient quelques mouettes, les pattes dans trois centimètres d’eau. Brusquement elles s’envolèrent et l’on vit une blancheur mouvante sortir de sous la voûte obscure de la place de Stalingrad. Ce n’était qu’un friselis d’écume de dix centimètres de haut : la première eau lâchée par les vantelles de l’écluse de La Villette arrivait calmée et freinée par l’innocente nappe d’eau où marchaient les mouettes. De loin, c’est imperceptible, une ligne blanche et floue qui peu à peu repousse l’eau stagnante devant elle et gagne vers l’aval. Mais les spectateurs du pont Louis-Blanc ont quand même perdu quelque chose, c’est la vision de la cataracte blanche d’écume se précipitant de six mètres de haut dans les écluses vides de La Villette, lorsque l’éclusier a commencé à ouvrir les vantelles des portes du bassin de La Villette. Vu de la passerelle qui enjambe la première écluse, le tumulte blanc qui explosait sur le radier de l’écluse, avant de se précipiter sous la voûte La Fayette, était grandiose. Cette dualité de la fin du chômage du canal, entre la cataracte de l’amont et l’étalement tranquille de la vague dans le grand bief rénové et ensoleillé, était tout le symbole de l’eau. Sauvage et domestiquée, brutale et sereinement étalée.

Jean-Louis Mathiew

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