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Histoire d'eau : échouage d'un transatlantique géant

30 septembre 1991 Paru dans le N°148 à la page 89 ( mots)

La compagnie du Llyod allemand a eu quelque peine à entrer en possession du colossal transatlantique qu'elle avait commandé aux chantiers Le Vulcain de Stettin. Le navire colosse qui porte le nom d’Empereur Guillaume était terminé et les remorqueurs prêts à lui faire descendre l'Oder pour le conduire à Swinemünde, dans l’île d'Usedom, d’où il devait gagner Brême. Comme le chenal du fleuve n’est pas assez profond pour permettre le passage à des navires de cette puissance, quand ils sont en armement ordinaire, la compagnie, pour éviter tout échouage, avait déchargé le colosse de la plupart de ses poids les plus encombrants. Malgré tout, le navire, qui en temps ordinaire cale de 8,50 à 9 mètres, avait encore un tirant d'eau de 6,50 mètres.

Le Bas-Oder, le Golfe et la Passe de l'Empereur ont un régime des eaux complètement dépendant de celui de la mer Baltique. On appelle Passe de l’Empereur la coupure qui existe dans la partie sud-est de l'île Usedom, qui ferme l’entrée du golfe ; ce passage abrège d’une façon notable la traversée maritime de Stettin à Swinemünde. Tout changement dans la direction ou dans la force du vent détermine dans ce chenal des variations importantes du niveau de l'eau. Les vents du sud poussent l'eau vers les côtes de Suède et de Finlande, tandis que les vents du nord causent une hausse notable du niveau de la mer sur la côte allemande. Si le vent change tout à coup, il se produit un changement aussi rapide dans le niveau de l’eau.

Dans les derniers jours d’août, un vent d’est persistant et fort avait causé une crue des eaux dans le chenal. Le samedi 28 août, la direction du Vulcain se décida à tenter le voyage vers Swinemünde avec le colosse. Une légère avarie retarda le départ jusqu’au dimanche et ce jour-là même un brouillard épais fit perdre quelques heures précieuses. Tout à coup le vent tourna au sud et au moment où le navire était engagé dans la Passe de l’Empereur, un craquement se fit entendre ; le colosse talonnait, puis se fixait solidement sur le fond du fleuve et restait immobile.

La baisse des eaux continua, en même temps qu’augmentait le vent, et tous les efforts ne purent avancer le navire d’un pouce. La puissante masse de 170 000 à 180 000 quintaux était solidement enfoncée dans la glaise et le sable qui forment le fond du fleuve.

Or, par contrat, le navire devait être livré à la compagnie du Llyod allemand dans les premiers jours de septembre, tout prêt à prendre la mer, et il devait entreprendre le 14 de ce même mois son premier voyage vers New York ; le dédit stipulé en cas de non-exécution du contrat était important.

Le navire était solidement assis, le vent restait dans la même direction et soufflait de plus en plus fort. Tous les hauts personnages de l’établissement constructeur étaient sur les lieux pour diriger eux-mêmes les travaux. On commença par essayer de draguer sous l’avant du navire pour approfondir le chenal, mais les quelques pouces gagnés en profondeur étaient aussitôt perdus par le rapide retrait des eaux qui ne s'interrompait pas.

Les travaux de dragage furent cependant au début poussés activement ; on espérait ainsi donner un peu plus d’air au navire et le faire évoluer ensuite au moyen de remorqueurs. Le résultat ne répondit pas à l’attente, et pour comble de malheur le vent du sud se mit à souffler en tempête, si bien que les dragueuses ne purent soutenir l’effort du vent, chassèrent sur leurs ancres et durent interrompre leur travail, sans avoir donné aucun résultat. De plus, le mauvais temps empêcha le passage des pontons envoyés de Stettin pour essayer de soulever le colosse et de le mettre à flot.

À bord du navire géant, l’aspect était des plus bizarres, et un profane n’eût jamais pu croire que ce navire puisse être prêt à prendre la mer dans quelques jours. Une foule bigarrée d’ar-

* Extrait du n° 527 de la revue La science illustrée (1898).

…tistes, de peintres, de menuisiers, d’ébénistes, de tapissiers et d’ouvriers de toutes sortes travaillaient dans les salles et les divers locaux du navire. Çà et là, la confusion cessait et on était tout étonné d’apercevoir, après le débarras de tous les matériaux encombrants, une pièce absolument finie, décorée avec le goût et avec le luxe qu’exigent aujourd’hui les voyageurs qui passent l’Océan pour aller vers l’Amérique. Pendant qu’en haut tout était dans une activité fébrile pour mettre la dernière main à l’équipement du navire, dans les profondeurs, le travail n’était pas moins ardent autour de la machine, chef-d’œuvre de la technique moderne, qui doit remuer cette lourde masse.

La longueur totale du bâtiment est de 200 mètres. Sur cette longueur 120 à 130 mètres sont occupés par les installations de la machinerie, sans compter bien entendu les deux tunnels qui contiennent les cylindres des hélices. Les chaudières sont au nombre de 14 avec 104 feux ; la vapeur produite est envoyée dans les 8 cylindres de deux machines qui travaillent séparément. Ces machines donnent ensemble une force de 30 000 chevaux et actionnent deux hélices de 8 mètres de diamètre. En dehors de la machine principale existent 60 autres petites machines pour le service des pompes, des cabestans, des grues et des mille installations nécessitées par le service d’un tel colosse. Dans une grande salle travaille une série de machines électriques qui distribuent la lumière dans les moindres recoins du navire.

Malgré toute sa beauté et sa puissance, le navire restait toujours immobile, solidement ancré sur le fond. Enfin le samedi 4 septembre, le vent tourna de plus en plus fort et les eaux augmentèrent de volume. Tout le monde poussa un soupir de soulagement en regardant la nouvelle direction de la girouette, sauf peut-être les restaurateurs, les cabaretiers et les fournisseurs auxquels la présence des 600 hommes qui se trouvaient à bord du navire faisait faire de brillantes affaires.

Le ciel vint en aide aux hommes. L’eau monta de plus en plus et la quille du navire devint libre peu à peu. Les efforts des remorqueurs se firent sentir et l’extrémité de la passe finit par être atteinte le samedi 11 septembre. Lentement le navire délivré continua son voyage vers Swinemünde. Ce navire à marche rapide avait à peine fait deux kilomètres en deux longues et monotones semaines. Dans ce temps, libre, il aurait pu déjà traverser l’Océan avec ses propres forces entre Brème et New York, aller et retour.

LÉOPOLD BEAUVAL

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