Les pluies du printemps et de l’été, venues de l’océan Indien, assurent à cette terre une agriculture riche et variée. Pluies abondantes mais capricieuses, dont l’absence ou le retard plonge le pays dans la sécheresse. Vécue comme une punition divine, celle-ci appelle prières et sacrifice d’une tête de bétail pour demander miséricorde.
L’attente des pluies salvatrices s’accompagne de préparatifs méticuleux : aucune goutte ne doit se perdre. Parfois, avec un soin amoureux, une feuille d’arbre est délicatement posée sur le rocher pour recueillir le plus petit suintement. Dans les basses vallées, des barrages de terre sont construits pour dériver le cours des crues et irriguer, de parcelle en parcelle, le plus grand territoire possible. Dans les montagnes, le moindre relief sert à collecter, canaliser, puis stocker les eaux de ruissellement ; des seguias serpentent entre les terrasses cultivées, sentiers et chemins sont aménagés de façon à contenir et guider les eaux vers les citernes. Ne va-t-on pas jusqu’à border de pierres les arêtes rocheuses et utiliser les parapets des ponts en guise de rigoles ?
L’élégance du geste juste
L’eau est ainsi acheminée par les moyens les plus divers jusqu’à de vastes bassins : naturels, ils se nichent dans de simples anfractuosités du rocher ; maçonnés, ils s’intègrent avec souplesse aux différents sites, tantôt pour créer un barrage fermant une faille rocheuse, tantôt pour relier deux cavités naturelles, circonscrire une dépression… Ces interventions parachèvent l’œuvre de la nature et témoignent de l’accord profond de l’homme avec son milieu.
L’élégance du geste juste, car limitée au strict nécessaire, se retrouve aussi dans la construction ex nihilo de citernes à la géométrie parfaite, implantées à la confluence des pentes.
Le cercle est la référence de base, les formes se conjuguant à la loi des forces : l’absence d’angle élimine les points de fragilité et, pour répondre à la pression de l’eau, les parois se structurent en cône renversé.
Taillés en gradins, ces bassins reproduisent en une architecture inverse les versants montagneux aménagés en terrasses. Au gré des variations saisonnières, leurs emmarchements se dévoilent ou se recouvrent, facilitant l’accès à l’eau quel que soit son niveau.
Intérieurement, la citerne comporte fréquemment un compartimentage pour le nettoyage et le curage, l’autre partie demeurant toujours disponible pour l’approvisionnement. De petits bassins de décantation des limons précèdent généralement l’entrée des eaux dans le réceptacle principal.
L’étanchéité des bassins s’obtient de façon traditionnelle en appliquant un mortier appelé qadad dont chaque artisan conserve le secret. La préparation comporte généralement une bonne proportion de chaux, calcaire calciné à feu couvert, des granulats pilés à base de lave ou de basalte, des graisses végétales ; certains y ajoutent une infime quantité de cervelle de vache ou de blanc d’œuf pour parachever le liant. Mais l’essentiel du travail consiste en un polissage répété, des jours durant. Le mortier en cours de séchage est battu, humecté, lissé à maintes reprises, ce qui résorbe les éventuelles microfissures. L’enduit ainsi obtenu prend le poli de la céramique et la dureté du marbre.
La souplesse de mise en œuvre du qadad autorise toutes les formes suivant le jeu, multiple, des emmarchements, tous les arrondis épousant les sinuosités de la roche mère, toutes les dimensions, tous les usages : de l’abreuvoir aux descentes des eaux pluviales le long des murs où les joints, renforcés d’un bourrelet de matière, composent d’étranges motifs décoratifs.
Un rôle social
L’implantation de la citerne s’inscrit dans une perception religieuse de l’univers. Par son emplacement, il n’est pas rare qu’elle bénéficie de la baraka diffusée par un personnage d’une piété vénérable dont la tombe se trouve à proximité. La construction d’une citerne publique compte au nombre des œuvres méritoires et actions de grâce qui, en rendant service à la communauté, honorent le croyant. Les pierres levées aux abords des bassins — peut-être vestiges d’anciennes croyances, destinées à appeler la pluie en crevant les nuages — deviendraient alors l’esquisse d’un lien favorable entre le ciel et la terre.
Les hommes viennent rarement aux citernes, sinon pour les travaux d’irrigation ou pour abreuver le bétail. Certains animaux jugés impurs, comme l’âne, ne peuvent toute-
fois accéder directement aux bassins qu’ils souilleraient de leur présence.
Puiser de l’eau est une tâche essentiellement féminine. Lourde besogne, qui peut accaparer chaque jour plusieurs heures de marche sur des sentiers escarpés. Seaux, bidons et jerrycans de vingt litres et plus ont maintenant remplacé outres et cruches de terre ou de cuivre. Le récipient, rempli à ras bord, est posé en équilibre sur la tête. Selon les coiffures des différentes régions, les femmes intercalent un petit coussin de paille tressée, un pan de turban, les fils de la traîne enroulés en spirale.
Mais au Jibal Bura, l'un des massifs montagneux qui domine la plaine côtière, le portage s’effectue sur le dos à l'aide d'une corde passée par-dessus l’épaule. Le costume comprend une très longue ceinture de toile, de plus de huit mètres, qui soutient les reins et amortit la charge. Les femmes portent alors jusqu'à deux bidons à la fois, de vingt litres chacun, calés sur une cornière de métal.
Point de réunion obligé, la citerne est le lieu privilégié de l’activité sociale féminine, où s’échangent potins et nouvelles, projets et commentaires. Certains prétendent qu’une jeune fille se doit d’aller à la citerne pour se faire remarquer comme bonne à marier.
Propriétés individuelles, plurifamiliales, villageoises, tribales, bassins et citernes expriment toutefois une solidarité traditionnelle qui s’estompe avec le temps. Aujourd’hui, des voitures tout-terrain descendent quotidiennement puiser l’eau dans l’oued pour y remplir les jerrycans qui sont ensuite vendus à prix fort. Car l’extrême valorisation de l’eau pure abolit toute notion de prix. Ainsi la commercialisation de l’eau minérale à travers tout le pays a-t-elle rencontré un engouement incroyable. En l’espace de trois ans à peine, cinq usines se sont créées et il n’est pas rare de découvrir en des lieux isolés quelques bouteilles apportées à dos d’âne.
[Photo : carte (sans légende)]
Le pur et l’impur
Lorsqu’il y a plusieurs citernes, chacune se voit attribuer une fonction selon le degré de pureté de l’eau : lavage, boisson… Les citernes réservées à la consommation humaine sont fréquemment couvertes, l’obscurité arrêtant le développement des germes microbiens. La couverture est réalisée à partir d’un jeu de colonnes et d’arcs plongeant au milieu du bassin, ou bien selon la technique des fausses voûtes faites de surplombs successifs formant un cône tronqué.
La présence d’algues et de plantes vertes à la surface de l’eau des bassins ouverts est signe d’une eau de bonne qualité. Qui dit vert, dit verdure, dit vie : les Yéménites, qui préfèrent boire l’eau de source, refusent d’utiliser une eau dormante pour leurs ablutions, sauf si elle comporte les traces de végétation.
Dans le monde musulman, l’eau est vécue comme une force régénératrice et non plus comme une simple substance. La pratique des ablutions avant la prière dépasse le simple symbole : laver le corps lave l’âme. Elle permet au croyant de vivre une renaissance.
Le croyant, lorsqu’il pénètre dans la cour de la mosquée, est dirigé vers les bassins d’ablution. Une séparation très nette entre le pur et l’impur est inscrite dans le sol à l’aide de formes variées : passages obligés à travers des pédiluves (petits bassins réservés au lavage des pieds), murettes séparatives, plots en saillie permettant d’accéder directement à la salle de prière au retour des ablutions. Des jeux d’escaliers décalés guident les pas pour aller et revenir des bassins d’ablution selon deux parcours distincts. Fréquemment des stalles maçonnées, organisées en chicanes, sont incorporées aux bassins. C’est là qu’à l’abri des regards se font les petites et grandes ablutions, c’est-à-dire le lavage partiel ou total du corps.
Ces lieux d’intimité bénéficient d’un éclairage tamisé. Il arrive qu’une seule source de lumière soit ménagée sous l’eau et projette sur les parois des reflets évanescents. An Nur, la lumière, l’un des quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu, appelle à la méditation.
Nombre de mosquées importantes s’inscrivent dans un complexe hydraulique qui dépasse largement les simples fonctions d’ablution. C’est la mosquée qui reçoit, centralise et distribue les ressources en eau, suprême don de Dieu. Les réserves d’eau potable sont laissées à la disposition des fidèles. Des lavoirs sont parfois aménagés à proximité, avec des accès distincts pour les femmes. Au sortir des bassins d’ablution, l’eau est récupérée pour irriguer les cultures.
Centre de la vie sociale, la mosquée s’ouvre bien sûr aux enfants ; à l’occasion, les bassins se font piscines. Le miroir du ciel se crève alors dans les éclaboussures joyeuses des enfants qui célèbrent ainsi l’eau : le plus grand des désirs.
Pascal MARECHAUX
Publié avec l’aimable autorisation de la revue Total Information, organe de la Cie française des pétroles.