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Histoire d'eau : De l'eau douce sous la mer : NYMPHEA® (1ère partie)

30 janvier 2002 Paru dans le N°248 à la page 58 ( mots)

En 1017 de l'ère chrétienne, Mohamad al Karagi, le plus renommé des "Hydronomes" perses recensait toutes les connaissances hydrogéologiques de son époque dans un "Traité de l'exploitation des eaux souterraines" qu'un chercheur contemporain a traduit sous le titre de "La civilisation des eaux cachées". Ce savant perse n?avait cependant pas su résoudre un paradoxe qui entache son ?uvre: Il avait su démontrer scientifiquement que l'eau salée était plus dense que l'eau douce, ce qui ne l'empêchait pas d'écrire dans un autre chapitre de son traité que le fond du golfe persique était un lac d'eau douce.

1re partie : Karst et karstologie

[Photo : Karst calcaire du Parmelan (Haute-Savoie) : le Lapiaz de surface (tout au fond le Mont Blanc).]

En 1017 de l’ère chrétienne, Mohamad al Karagi, le plus renommé des « Hydronomes » perses, recensait toutes les connaissances hydrogéologiques de son époque dans un « Traité de l’exploitation des eaux souterraines » qu’un chercheur contemporain a traduit sous le titre de « La civilisation des eaux cachées ». Ce savant perse n’avait cependant pas su résoudre un paradoxe qui entache son œuvre : il avait su démontrer scientifiquement que l’eau salée était plus dense que l’eau douce, ce qui ne l’empêchait pas d’écrire dans un autre chapitre de son traité que le fond du golfe Persique était un lac d’eau douce.

Cette dernière affirmation venait de ce qu’il avait observé que les pêcheurs qui partaient en mer plusieurs jours n’emmenaient pas d’eau, mais périodiquement descendaient une outre lestée qu’ils remontaient pleine d’eau assez douce pour être consommée. Leurs descendants le faisaient encore récemment, avant que le Coca-Cola ne coule aux fontaines d’Iran et d’Arabie.

Les hydrogéologues musulmans ont aussi remarqué une sourate du Coran qui évoque ces eaux douces sous les eaux marines.

Dans l'Antiquité, les marins grecs se ravitaillaient en eau douce à certains endroits sans accoster, en immergeant une amphore retournée lestée qu’ils basculaient au-dessus de la source pour la remonter remplie d'eau potable. En Grèce moderne, près du port d’Itéa, les bergers font boire leurs troupeaux sur le rivage d'une crique où jaillit, à quelques mètres du bord, l'eau douce d'une source au débit élevé. Et la Fontaine d’Arethuse à Syracuse en Sicile émerge dans un bassin à deux pas de la mer. La légende veut que la déesse Artémis métamorphosa en fontaine la nymphe Arethuse dans l’île d’Ortygie à Syracuse pour la soustraire aux assiduités d’Alphée, lui-même fleuve du Péloponnèse, déifié, qui arrosait l’Arcadie et l’Elide et s'appelle aujourd'hui l'Alfio. Jusqu’à la naissance de la géologie moderne et de l’hydrogéologie, ces faits tenaient du miracle ou des forces occultes personnalisées en Pluton, Poséidon, Ino ou Téthys. L’explication scientifique vint avec la compréhension des phénomènes karstiques observés aussi dans les massifs calcaires littoraux et facteurs d'émergences d'eau douce sous le niveau de la mer.

Mais tout d’abord, qu’est-ce qu’un karst et d'où vient ce terme ?

La définition la plus claire nous est donnée par les spécialistes du Centre d’Etude du Karst (CEK) basé, par un choix qui ne doit rien au hasard, à Nice :

« Le Karst est une région de la Slovénie riche en cavernes. Son relief particulier a été étudié par les géographes autrichiens au XIXe siècle. Il résulte de l’action de l'eau sur le calcaire. Agressive grâce à la présence de gaz carbonique, l'eau dissout la roche en sculptant en surface un relief très caractéristique avec de nombreuses cuvettes : les dolines. Elle poursuit son action en profondeur en creusant grottes et gouffres. »

Par extension on appelle karst une zone calcaire où ce type de relief est présent. Le synonyme français est causse. Les surfaces karstiques représentent environ 10 % des affleurements rocheux de la planète.

[Photo : Coupe schématique d'un karst avec artésianisme et émergence sous-marine. (Todd R. Kincaid – Research in Karst Hydrogéology)]

La karstologie

La karstologie est l’étude du monde karstique. Elle intéresse plusieurs domaines parmi lesquels on peut citer :

  • la géomorphologie, étude du relief ;
  • l’hydrogéologie, étude des eaux souterraines ;
  • la spéléologie physique, étude des grottes.

Parmi les applications, la protection des eaux souterraines et la mobilisation de nouvelles ressources sont en pleine expansion. Ces dernières années de nombreuses recherches ont aussi montré l’intérêt du karst pour l'étude des paléoenvironnements. Les reliefs karstiques, les grottes et leurs concrétions, stalactites et stalagmites, conservent durant des centaines de milliers d’années les traces des événements qui les ont créés. Le karst est de ce fait un remarquable enregistreur de phénomènes naturels. Une des principales applications est la Préhistoire. Mais ces propriétés trouvent aussi des applications dans l’étude des paléoclimats et des paléoséismes.

[Photo : Cannelures d’un lapiaz dans l’arrière-pays grassois (Alpes-Maritimes).]

Le Centre d’Etude du Karst (CEK)

Quels sont les membres d’un organisme d'étude ou d'une association comme le CEK, et quelles sont leurs motivations ? Le CEK est une association loi de 1901 rassemblant des géologues, géographes et spéléologues. Créée en 1976 pour effectuer des expéditions spéléologiques à l'étranger, son objet actuel est de réaliser et promouvoir tous types d’études relatives au karst.

Les travaux les plus courants des karstologues sont :

  • la topographie des réseaux souterrains et des grottes ainsi que l'étude des grands volumes karstiques souterrains : certaines salles souterraines dépassent 100 m de diamètre. Nous avons étudié les plus grandes salles de France dont la salle la Verna (230 m de diamètre, 150 m de haut) et la salle Sarawak à Bornéo (16 hectares et 100 m de haut) ;
  • la détection et l'étude de cavités sous les fondations, et les études d’affaissements ;
  • les aménagements touristiques des cavités naturelles visitables.
[Photo : Krizna Jama (grotte de Krizna, en Slovénie) l'un des réseaux karstiques les mieux connus du monde, avec de grandes galeries et 22 lacs.]

Mais les applications hydrogéologiques sont prédominantes et comprennent les actions suivantes :

Études de bassins d’alimentation de sources :

Comme pour la topographie d'un réseau, la détermination du bassin versant réel d’une résurgence karstique fait appel à différentes techniques d’investigation. L’une d’elles est le « traçage » à l’aide d'un produit soluble facilement repérable et dosable à la sortie du réseau, connaissant les différents points d’injection de la zone karstique. Prenons par exemple un traçage quantitatif peu onéreux qui a été réalisé il y a quelques années par le CEK en injectant 50 kg de sel alimentaire dans « l’embut » du Haut Thorenc (Alpes-Maritimes). Le suivi s'est fait pendant une semaine dans la source de la Mouna à l'aide d’une sonde autonome d’acquisition de température et conductivité. L’arrivée du traceur s'est traduite par une nette variation de salinité à l’exutoire. Bien que le chlorure de sodium ne soit pas considéré comme toxique, son utilisation comme traceur dans un réseau souterrain fait hurler les spéléo-hydrobiologistes car le passage de la « bouffée » saline concentrée perturbe gravement l’écosystème aquatique souterrain à l'aval des points d’injection de la saumure concentrée. Les traceurs colorants comme la fluorescéine ou la rhodamine n'ont pas d'action toxique sur la microfaune des eaux souterraines et ils sont facilement détectables avec des photomètres de terrain.

Optimisation de captages et création de barrages souterrains.

Au cours d'un voyage dans le sud de la Chine, les chercheurs du CEK ont observé que la population locale a construit un barrage souterrain pour emmagasiner l'eau. Nanti des explications des Chinois, le CEK a décidé de tenter une expérience analogue en France. L'idée était de fermer une source karstique pour voir si l’eau pouvait être stockée dans le réseau karstique à l’amont de l’émergence de la source, selon le schéma de l'expérience réalisée à Coaraze (Alpes-Maritimes). Sur une petite émergence de 10 l/s on a installé un tuyau muni d'une vanne et barré l'ouverture avec du béton. Cela a permis de remonter le niveau d'eau de 8 mètres dans la zone d’émergence du karst avec une mise en charge de seulement 0,8 bar. Il n’est cependant pas recommandé d’augmenter ce type de réserve sans bien connaître le réseau, car une pression hydrostatique plus forte peut décolmater des bouchons d’argile et changer le cheminement de l'eau dans le réseau karstique et on perd le débit de la source aménagée. Ce prototype de Coaraze est maintenant étudié par le laboratoire d’hydrogéologie de l'Université de Besançon.

Étude des sources littorales et sous-marines :

Des sources d'eau douce karstique de fort débit existent sous le niveau de la mer. Les grands changements du niveau marin au cours des époques géo-climatiques passées expliquent ce phénomène. Leur étude pourrait permettre de fournir de l'eau aux zones littorales péri-méditerranéennes. Le CEK a étudié, grâce à des crédits de la DIREN Paca et de l’Agence de l'eau RMC, la plupart des sources du Sud-Est de la France et en particulier entre Cannes et Menton. Un autre réseau est en cours d’étude entre Toulon et Marseille, incluant la fameuse source sous-marine de Port-Miou (10 m³/s), grâce à la surveillance continue des anomalies de température et de salinité que provoquent les émergences. Cette eau douce provient des différentes zones de calcaires karstiques littorales que l’on peut délimiter sur les cartes géologiques de Cannes-Antibes et de Nice-Menton. Les zones amont de la grotte Massolin et de la source Cabbé ont été particulièrement étudiées. Une bonne corrélation entre les variations de salinité près de l’émergence et les précipitations sur l'arrière-pays vers Peille et Sospel a été prouvée.

Étude du risque hydrogéologique :

Lorsque l'eau d'un karst, même bien protégée par des formations superficielles, est fortement exploitée pour les besoins agricoles ou d’une zone urbaine et industrielle, les risques de pollution de la ressource souterraine deviennent préoccupants. Antonio Cimino et Rosario Abbate, du Département de géophysique et Géochimie de l'Université de Palerme, en ont fait une approche méthodologique en étudiant une région karstique urbanisée, le Grand Palerme en Sicile occidentale. Ils présentent des méthodologies d’élaborations spécifiques.

[Photo : Expérience de traçage : coloration à la Rhodamine d'un tourbillon de perte dans le lac Blanc (massif de Peclet-Polset), Savoie (et reflet de la montagne). Altitude 2 434 m. La résurgence n'a pas pu être mise en évidence.]

qui ont été appliquées pour la bande côtière de la Sicile qui inclut la grande aire urbaine de Palerme. Les ressources d'eau souterraines sont ici fortement exposées à une exploitation excessive et au danger d'une dégradation qualitative due notamment à la croissance démographique et industrielle du dernier demi-siècle. L'arène aquifère de la Plaine de Palerme est caractérisée par une bonne perméabilité de ses dépôts qui sont alimentés par le relief qui l'encercle. Les aires karstiques, qui alimentent les sources ainsi que les zones côtières, constituent une réserve hydrique d'extrême importance. Cette étude présente les premiers résultats d'une cartographie qui concerne les paramètres étroitement liés au risque hydrogéologique. L'objectif est la réalisation d'une cartographie du risque dans les plaines côtières et dans les bassins karstiques, même non urbanisés mais soumis à des risques de pollution agricole ou zoosanitaire, même d'élevage extensif. Par ailleurs, la surexploitation d'une nappe littorale, karstique ou non, provoque toujours des intrusions d'eau de mer et une contamination saline.

Etude des paléoséismes et de la néotectonique

Depuis des décennies les géologues ont corrélé la tectonique, la microtectonique et la genèse des réseaux karstiques. Leurs observations les ont amenés à interpréter les « cicatrices tectoniques » que les mouvements de l'écorce terrestre ont laissées et qui sont souvent masquées par les formations superficielles quaternaires. Ainsi est née l'étude des paléoséismes et de la néotectonique : les grottes générées ou affectées par les mouvements de faille conservent ainsi la trace d'anciens séismes. Des recherches dans les Pyrénées et le Sud-Est de la France mais aussi en Turquie, au Costa Rica, aux USA, en Slovénie, en Suisse ont permis aux géologues, en particulier du CEK, de déchiffrer peu à peu ces archives naturelles.

La circulation de l'eau dans ces réseaux de fissures karstiques des massifs calcaires s'effectue par gravité, en écoulement libre ou avec une pression hydrostatique, comme dans des conduites forcées et des siphons, engendrant parfois de véritables rivières souterraines, comme à Padirac dans le Lot. Les eaux sont drainées jusqu'à un niveau de base, constitué par une couche imperméable ; elles resurgissent sous forme de résurgences ou sources dites vauclusiennes qui se caractérisent par un débit important et de grandes variations de régime. La Fontaine de Vaucluse proche d'Avignon, la source de la Loue, celle de la Seine ou plus modestement de la Siagne près de Cannes, en sont des exemples.

[Photo : Obturation de la source karstique de Coaraze (06, arrière-pays niçois).]

Et sous la mer ?

Ainsi le réseau drainant, en bordure de mer, aboutit à des sources qui affleurent et jaillissent à l'air libre ; elles sont souvent en relation directe avec des failles importantes qui jouent un rôle de conduit naturel. Comment ces résurgences peuvent-elles être sous-marines ? Deux phénomènes peuvent alors se produire : soit une subsidence du socle continental, affaissement lent plus ou moins régulier ; soit une montée du niveau marin résultant d'une fonte des calottes glaciaires. Dans les deux cas, la partie basse du réseau karstique est recouverte par la mer et certaines sources sont progressivement submergées. Quand le conduit karstique est étanche et que la charge d'eau douce est supérieure à la pression de la colonne d'eau de mer à la profondeur de l'émergence, l'eau continue à jaillir sur le fond marin. C'est le cas des rivières souterraines de Port Miou et de Bestouan (le plus vaste réseau immergé d'Europe) dans le massif des calanques entre Cassis et Marseille.

Pierre Becker et l'équipe de NYMPHEA WATER ont par ailleurs étudié l'émergence sous-marine située à 800 mètres au large du Cap Mortola à l'Est de Menton. La source émerge à 36 mètres de profondeur au pied d'un dépôt de tuf calcaire. À la fin de l'été 1999, son débit atteignait 500 litres par seconde. Elle est alimentée par un massif datant du Jurassique (il y a quelques 170 millions d'années) formant un vaste ensemble karstifié entre Sospel et la mer. Vers le rivage, ce massif se réduit à une étroite bande que quelques failles relient aux roches du Crétacé supérieur, peu perméables, situées de part et d'autre : l'eau est ainsi canalisée entre ces deux accidents de terrain ; la source du Cap Mortola se situe dans le prolongement de la faille orientale. Quelle est la cause de la submersion de cette source ? La dernière glaciation du Würm, qui a duré 70 000 ans, a atteint son apogée il y a environ 21 000 ans entraînant une baisse du niveau de la Méditerranée de 125 mètres, créant des grottes accessibles et habitées : ainsi la grotte Cosquer s'orne de dessins qui datent de – 18 000 à – 27 000 ans. À cette époque, la source de la Mortola jaillissait à près de 90 mètres au-dessus du rivage. Lors du réchauffement, l'eau a recouvert les vallées. On distingue plusieurs gradins d'érosion, dont l'un, à – 36 mètres, date de – 8 500 environ (entre – 8 400 et – 9 000). Nos lointains ancêtres devaient s'y abreuver !

2e partie dans le numéro 249 : « La géante bleue, piège à eau douce »

Jean-Louis Mathieu

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