L’île de Bora-Bora, de renommée mondiale, connaît un afflux touristique en forte croissance qui risquait d’être limité à brève échéance par la pénurie saisonnière d'eau.
Cette île fait partie de la catégorie des îles volcaniques « hautes » par opposition aux atolls ou îles « basses ». Il s’agit d'un ancien volcan dont le cratère a été envahi par les eaux marines et dont il ne reste plus actuellement qu’un vestige de la caldeira qui constitue l’arête montagneuse de l’île. Par un processus classique, un récif-barrière de corail s’est développé au cours de l’enfoncement du socle basaltique et un lagon s’est formé, ceinturé d’îlots (dits « motus » en tahitien) à très faible émergence (trois à quatre mètres seulement au-dessus du niveau de la mer).
D’un point de vue hydrogéologique, l’île haute se caractérise par des bassins versants de très faible superficie, à fortes pentes et aux sols imperméables, produits d’altération en place de la roche-mère basaltique. Les campagnes successives de forage se sont avérées peu productives : seuls quelques forages à très faible débit unitaire fournissent l’essentiel du débit distribué (150 m³/jour) pendant la saison sèche, de juin à octobre, à la population résidente (3 000 habitants) et aux complexes hôteliers.
Par contre, les îlots de la ceinture corallienne, formés de sable blanc et de coraux morts, sont des impluviums naturels, à surface plane, parfois très étendus ; les eaux météoriques s’infiltrent facilement et s’emmagasinent dans ce sous-sol perméable sous forme d’une lentille d’eau douce dite lentille de Ghyben-Herzberg, imprégnant la masse insulaire tout en étant en flottaison au-dessus de l’eau salée provenant de l’Océan.
La lentille de Ghyben-Herzberg
L'eau de pluie tombée à la surface de l'îlot s’infiltre et, plus légère que l'eau salée, elle constitue une lentille d'eau potable flottant au-dessus de l'eau salée.
Le toit de cette nappe d'eau particulière est subaffleurant à la surface du motu alors que l’interface eau douce/eau salée se situe à 30 m de profondeur au centre du motu Tevairoa. Le volume d'eau stocké dans la lentille a été évalué à 5 millions de m³.
Ghyben a proposé la relation statique H = 40 h reliant en chaque point la hauteur d'eau h au-dessus du niveau de la mer et la profondeur H de l'interface. Cette lentille est en fait issue d'un équilibre dynamique, étant en permanence rechargée par les pluies et s'écoulant en même temps vers la mer en donnant lieu à des sources côtières (figure 1).
Le pompage continu sur un motu se traduit par une remontée générale de l'interface.
Le motu Tevairoa, le plus important des îlots qui entourent l'île de Bora-Bora, a une superficie de 2,5 km². L'idée d’exploiter la réserve d'eau douce de cet îlot est à la base du projet d’alimentation en eau de Bora-Bora.
Reconnaissance préliminaire
Vingt sondages, équipés en piézomètres à une profondeur de 4 mètres et disposés selon une maille de 250 m × 250 m, ont permis de confirmer l’existence à faible profondeur d'une nappe d’eau douce sous la quasi-totalité du motu, et d’établir la forme du toit de la nappe.
Deux forages implantés dans la partie centrale du motu ont été réalisés, avec mesure de la résistivité des eaux à l’avancement, jusqu’à la profondeur de 30 mètres, à laquelle on a rencontré l'interface eau douce/eau salée après une zone de transition d’une épaisseur d’environ 4 mètres.
La réalisation de 50 sondages électriques par la méthode Schlumberger, effectuée par le B.R.G.M. (M. Dubreuil-déc. 80) a fourni une image continue de l’interface et la forme de la lentille de Ghyben-Herzberg.
C'est à partir du coefficient d’emmagasinement des sables aquifères mesurés par des essais de pompage dans deux puits que le volume d’eau douce stocké dans le sous-sol a été évalué à plus de 5 millions de mètres cubes.
Pour un apport pluviométrique moyen journalier infiltré et non repris par évapotranspiration de 5 000 m³, le prélèvement a été fixé à 500 m³/jour. Ceci posé, le volume important de la lentille lui confère une inertie qui assure la régulation entre un prélèvement journalier constant et une réalimentation discontinue par les pluies. D’autre part, le débit de pompage venant réduire la réalimentation de la nappe, un nouvel état d’équilibre tend à s’instaurer, caractérisé par une diminution du volume de la lentille et une remontée de l’interface (le prélèvement sur le débit de réalimentation étant du dixième, les lois d’état d’équilibre montrent que la remontée prévisible s’établit au vingtième de la remontée de l’interface).
Choix du mode de pompage
L'idée fondamentale est de multiplier les points de pompage pour réduire les débits unitaires prélevés et, par conséquent, les dépressions motrices nécessaires à l’écoulement de l’eau vers chacune des crépines. En effet, toute dépression en un point de la lentille est susceptible d’induire l’élancement vers le haut d'une intumescence salée, phénomène pouvant provoquer la pollution irréversible de l'ouvrage de pompage.
Dans le cas présent, le calcul a montré qu’une vingtaine de crépines calées entre −2 m et −3 m de profondeur par rapport au niveau du lagon et disposées selon une maille carrée de 100 m sur 100 m répondaient au problème posé et ne devaient pas entraîner de rabattement excessif.
On notera toutefois que le calcul prend en compte non seulement le rabattement localisé au droit de chaque crépine mais aussi la descente générale du niveau de l’eau entre les vingt crépines qui forment un puits fictif de 600 mètres de diamètre, descente imputable au tarissement de la nappe sollicitée par le pompage en saison sèche (l’hypothèse de calcul est de trois mois secs consécutifs).
Dispositif du champ captant et matériel utilisé
Cinq stations de pompage, puisant chacune dans quatre crépines, assurent l’exhaure de l’eau au débit continu de 5,5 l/s et acheminent ce débit vers l’île haute par une conduite de refoulement dont la partie sous-marine franchit le lagon, le point bas se situant à la cote −38 m.
Aspirer avec une seule pompe dans quatre crépines à la fois, distantes de 100 mètres environ les unes des autres, est un problème délicat à résoudre, d’une part à cause de la longueur des tuyaux d’aspiration, d’autre part à cause de l’hétérogénéité de la perméabilité des terrains. C’est ainsi que pour l’amorçage et le dégazage de l’eau pompée il s’est avéré indispensable d’installer des pompes à vide sur le réseau d’aspiration.
D’autre part, le réglage du débit total de chaque station est effectué par vannage de manière à ne dénoyer aucune crépine. Sollicitée en première approximation par une même dépression motrice, aux pertes de charge près, chacune des quatre crépines fournit alors sa contribution en débit, proportionnellement à la perméabilité du terrain qui l’environne.
Chaque station comprend :
- — une pompe centrifuge à axe horizontal, d’une puissance de 1/2 CV à 1 850 tr/min ;
— une pompe à vide d’une puissance de 3/4 CV à 1 850 tr/mn équipée d'un clapet antiretour d’air (balle de celluloïd huilée reposant sur un siège en caoutchouc) aspirant dans un bac de séparation air-eau où sont logées les électrodes de commande automatique interdisant le fonctionnement simultané des deux pompes à eau et à vide ;
— une vanne et un compteur volumétrique, placés sur la conduite de refoulement de chaque station ;
— un relais de protection et de mise à la terre.
Chacun des vingt forages est constitué d'une crépine Johnson de 2” de diamètre, de 1 mètre de longueur, prolongée par un tube d’extension en acier galvanisé de même diamètre. Ces forages ont été exécutés dans les sables boulants en diamètre 5”, ce qui a permis de confectionner des massifs filtrants annulaires en gravier roulé corallien dur 5/10. Ces massifs se sont révélés indispensables pour obtenir les débits unitaires de 0,33 l/s. Le recours aux crépines Johnson s'est trouvé justifié par la nécessité d’éviter le colmatage des fentes par les grains de sable.
Dans un premier temps, le champ captant a été équipé de crépines classiques à ouverture rectangulaire de 1 mm de largeur mais le colmatage fut très rapide, entraînant des pertes de charge considérables, de l’ordre de plusieurs mètres. À la remontée des crépines, il a été constaté que les sables coquilliers, de forme très aplatie, s’infiltraient dans les fentes par leur petite épaisseur ; il fallait donc déterminer la largeur utile des fentes en fonction de cette épaisseur et non selon les critères habituels. Une largeur de 1/10 mm a été choisie en définitive et le champ a été totalement équipé de crépines en inox. Leurs fentes à section triangulaire se sont trouvées fort bien adaptées aux sables coquilliers et le nouveau système a donné entière satisfaction, avec des pertes de charge dont l’ordre de grandeur est donné ci-dessous :
— rabattement dans le sol : de 50 à 100 cm selon les forages ;
— perte de charge au passage de la crépine : quelques centimètres ;
— pertes de charge dans les tuyaux d’aspiration (75 m de tuyaux de PVC Ø 63 mm) : de 50 à 10 cm selon les débits de chaque crépine.
Les pompes centrifuges fonctionnent maintenant dans de bonnes conditions, avec des hauteurs totales d’aspiration comprises entre 2 et 3 mètres d'eau, et la hauteur d’eau au-dessus des premières fentes des crépines est de 2 mètres environ au début du pompage. Nous avons calculé que, compte tenu du tarissement de la nappe en saison sèche, il subsisterait encore une hauteur d’eau de 1 mètre au-dessus des fentes après trois mois de pompage sans pluie. En saison humide les précipitations abondantes entraîneront une remontée générale des niveaux.
Consignes d’exploitation
Il est prévu de pomper 500 m³ par jour sans interruption pendant trois mois. Des mesures périodiques des niveaux et de la salinité doivent être effectuées dans les piézomètres de contrôle explorant le toit de la nappe et l'interface afin de prévenir toute intrusion éventuelle d'eau salée en provenance des bordures de l'îlot ou du fond de la lentille.
Bien qu’à l'heure actuelle le champ captant du motu Tevairoa ne soit exploité à son régime de croisière que depuis quelques semaines, les mesures déjà effectuées n’ont permis de déceler aucun indice alarmant et permettent d’être confiants.
On ne peut toutefois exclure qu’à l'issue d'une saison très marquée on ne soit amené à réduire les consignes d’exploitation et à diminuer les débits au vu des observations piézométriques. D’un autre côté des relevés favorables autoriseront à pomper à un débit plus important.
Pour conclure, il faut souligner le soin extrême nécessaire à la mise au point d'un projet de ce type, en ce qui concerne tant les reconnaissances préliminaires que le choix du matériel approprié et son dimensionnement.
Dans ce projet à caractère expérimental marqué, nous n’avons pu prévoir d’emblée quelles seraient les crépines les mieux adaptées au matériau très particulier que constitue le sable coquillier corallien ; le profil original des fentes des crépines utilisées a permis d'obtenir une fiabilité satisfaisante de ce champ de captage particulier.
D’après Patrick Pruvot et Xavier Meyer (Le Courrier Johnson - juillet 1982)