Serge Nikolaiévitch Winogradsky a apporté à l'assainissement des eaux usées, grâce à ces nombreux travaux, les bases fondamentales qui sont les siennes aujourd'hui. Retour sur ce qui reste encore actuellement un apport considérable.
Sergeï Nikolaïévitch Winogradsky naît à Kiev en 1856 d'une riche famille propriétaire terrienne en Podolie. Son père est banquier à Kiev. Après des études classiques, il étudie la musique. Il sera l'un des élèves de l'illustre pédagogue de piano Théodore Lechetitsky (1830-1915).
Serge Winogradsky aura son piano pour confident. Il est par ailleurs bon violoniste. Il reçoit une éducation polyglotte. Outre le russe et l'ukrainien, il pratique couramment le français, l'anglais, l'allemand et probablement le latin et le grec comme le lycée les apprenait. Précurseur de l’Homo europæanus en quelque sorte!
En 1877, il s'inscrit à la Faculté des sciences impériales où Mendeleïev enseignait. Ses propres travaux portent sur le Mycoderma aceti, genre créé par Pasteur, la bactérie du vinaigre. Il entre ainsi en bactériologie sur un thème agro-alimentaire. En 1885 il obtient une place d'étudiant doctorant à Strasbourg, alors ville allemande, chez le professeur Anton de Bary, botaniste mycologue de renom, directeur de l'Institut botanique de cette ville.
Anton de Bary est célèbre pour avoir identifié l’origine d’une maladie de la vigne, l’oïdium : il montra que le mycélium était d’origine américaine, découverte qui conduisit au greffage de plants américains pour conférer la résistance à l’oïdium. Ce qui fut la cause de la diffusion du phylloxéra, puceron d'origine américaine lui aussi, dont les dégâts dépassèrent, et de loin, ceux de l’oïdium. On lui doit l'explication du cycle des parasites mycéliens des céréales et des végétaux en général, « la rouille des feuilles ». C'est lui qui créa la notion de « symbiose ». Tel est le prestige intellectuel de l'Institut dirigé par Anton de Bary au moment où Serge Winogradsky y entre.
Le thème principal des recherches de Winogradsky à Strasbourg est la question de la stabilité de la morphologie des micro-organismes sous l’influence du milieu. Leptothrix, Crenothrix et Beggiatoa, trois organismes filamenteux relativement faciles à observer in vivo au microscope entre lame et lamelle, sont l'objet des études de Serge Winogradsky qui doivent apporter quelque lumière sur la question. Les deux premières espèces sont les hôtes habituels des fontaines et sources jaillissantes, aux eaux jaunies par les ions ferriques. Beggiatoa, par contre, pousse dans les boues des stations thermales à eaux sulfurées, où elle donne lieu à des proliférations exubérantes, d'où le nom de « conferve », qui leur est donné (du latin : confervus = foisonnement).
Ces boues, appelées indifféremment « Glairine », « Barégine » ou « Péloïde » sont onctueuses au toucher, de couleur crème à blanc ; elles sont en fait un mélange d'eau, d’argile et de « conferves », depuis toujours reconnues dotées de propriétés cicatrisantes. Ces bactéries filamenteuses ont la propriété remarquable de vivre sur l'argile en présence de H₂S, d'eau et d’air. Elles ne se développent qu’en présence d’air, donc à l’émergence des eaux. Ces organismes ont des formes variées plus ou moins longues, plus ou moins mobiles. Elles contiennent toutes des granules de soufre, visibles au microscope, granules qui leur confèrent leur couleur crème à blanchâtre et leur onctuosité si caractéristique.
La méthode d’étude que Winogradsky adopte pour Beggiatoa est la culture entre lame et lamelle baignant dans une solution minérale à composition contrôlée, le tout directement observable sous microscope.
Serge Winogradsky découvre que Beggiatoa peut se développer sans substrat organique ; il suffit de substrats minéraux pour assurer la croissance du filament : Serge Winogradsky crée la notion de micro-organisme « inorgoxydant ». Nous disons aujourd'hui « autotrophe », mais le terme « inorgoxydant », quoique difficile à prononcer, est beaucoup plus évocateur que le terme actuel « autotrophe », particulièrement impropre.
Cette découverte parut une hérésie parce que la bactériologie de son temps ne connaissait que les organismes assimilant le carbone organique, les bactéries appelées actuellement « hétérotrophes ».
Serge Winogradsky publie en 1888 en allemand une monographie sur la morphologie des sulfobactéries qui fait date. Il y décrit et baptise les genres « Thiothrix », puis les bactéries sulfo-oxydantes photosynthétiques « Thiocystis », « Thiosarcina », « Chromatium », « Thiospirillum », tous micro-organismes d’une très grande importance entre autres dans les écosystèmes épurateurs des lagunes naturelles. C'est un travail gigantesque accompli dans des temps exceptionnellement difficiles.
¹ Beggiatoa est un microorganisme cortical bioindicateur de milieux en oxygène sulfhydrique, organisé par une certaine polarité organique. Il est retrouvé dans les biomasses épuratrices des digérés anaérobies et des zones aérées foisonnantes, en raison d’effluents organiquement simples.
² Thiothrix est un microorganisme bioindicateur de milieux, proche de Beggiatoa, mais qui se distingue par un habitat moins fermentaire ; il est présent dans les biomasses épuratrices.
courts. Un remarquable outil pédagogique naîtra de ces travaux : la "Colonne de Winogradsky".
Il part pour Zurich, réputée pour la qualité de son enseignement, étudier la chimie des sels minéraux dans le service de Ernst Schulze et en particulier les méthodes chimiques du dosage de l'azote. À Zurich en 1889, il se penche sur la question de la nitrification, et c’est là qu’il trouve la réponse en 1890.
Que sait-on en 1889 sur la nitrification ?
On sait beaucoup de choses empiriques et depuis longtemps mais les causes de la nitrification ne sont pas connues. On sait fabriquer depuis le XVIᵉ siècle du salpêtre à partir de l'urine et du fumier. Le rendement de la nitrification est même excellent. C'est l'art des nitrères artificielles qui sont en somme des serres où le fumier enrichi en pierre calcaire et en urine mûrit sous l'influence de retournements fréquents. Le salpêtre (NO₃⁻) se forme alors assez rapidement ; c’est en quelque sorte un réacteur à bactéries nitrifiantes.
D'autre part, le salpêtre est connu comme nutriment azoté des plantes depuis les travaux des agronomes du début du XIXᵉ siècle. L'explication de la nitrification est qu’en présence d’ammoniaque, de matière organique bien évoluée, d'une certaine humidité, de calcaire et sous abri, une réaction chimique a lieu par laquelle NH₄⁺ est oxydé en NO₃⁻. Jusqu’en 1877 on pense que ce phénomène est purement chimique. La théorie pastorienne montrant que les bactéries sont de puissants agents de transformations chimiques de la matière invite à reconsidérer les causes de la nitrification.
On sait d’autre part que la percolation des eaux d’égout sur un sol sableux s’accompagne de dépollution et de nitrification de l’ammoniaque. C’est même la présence de nitrate qui est le critère d’une bonne qualité d’épuration. Schloesing et Müntz, deux agrochimistes français, dans le cadre des recherches pour améliorer l’épuration des eaux usées de la Ville de Paris par irrigation, démontrent en 1877 que la nitrification est l’œuvre de bactéries du sol.
Les germes en cause ne sont pas connus, mais il semble évident aux microbiologistes qu’il s’agit de germes normaux des sols au métabolisme habituel basé sur l’assimilation du carbone. Les eaux d’égout elles-mêmes qui nitrifient si bien sur les champs d’épandage de Gennevilliers ne sont-elles pas avant tout des eaux chargées en pollution organique ?
Au cours des années 1889-1890, Serge Winogradsky trouve des germes du sol dans ses cultures sur milieu minéral enrichi en ammoniaque, mais sans matière organique. Ce sont des bactéries très visibles au microscope, en forme de courts bâtonnets. L’ammoniaque est transformé en nitrite NO₂⁻. Il vient de découvrir les bactéries de la nitrification, qu’il baptise Nitrosomonas (1890). Mais d’où proviennent les nitrates ? En multipliant les cultures et en les examinant soigneusement, il découvre sur le fond de certains ballons de culture qui présentent des nitrates un dépôt imperceptible de bactéries très petites se colorant mal. Il vient de trouver le deuxième chaînon de la transformation ammoniaque-nitrate. Cette deuxième espèce qui ne pousse qu’à partir de nitrite, il l'appelle Nitrobacter europea (1892).
Ces travaux, bien que critiqués par ses pairs, ont un retentissement immédiat. Sur sa lancée il décrit d’autres espèces nitrifiantes : Nitrococcus (1892), Nitrocystis (1892), Nitrospira (1931).
Le concept d’autotrophie, c’est-à-dire le développement bactérien à partir de nutriments minéraux, est maintenant bien étayé. Il ouvre des perspectives considérables pour l’explication de la vie sur terre. Metchnikoff (prix Nobel en 1918), un des assistants de Louis Pasteur, d’origine russe comme Serge Winogradsky, fait le déplacement à Zurich pour proposer en vain à Serge Winogradsky de rallier l'équipe de l'Institut Pasteur (1890).
L’empire russe offre alors à Serge Winogradsky le poste de directeur de l’Institut Impérial de Médecine Expérimentale, un équivalent russe en somme de l’Institut Pasteur, créé exprès pour Serge Winogradsky à Saint-Pétersbourg. Il dirige cet institut de 1902 à 1912. Son activité porte sur la nitrification, la méthanogenèse, la fixation de l’azote atmosphérique par les bactéries et la bactériologie de la cellulolyse dans le sol.
Son assistant, Oméliansky, travaille sur la cellulolyse en condition aérobie et anaérobie. Il montre le mécanisme de la méthanisation de la matière organique sous l'action des bactéries anaérobies du sol.
Travaux fondamentaux qui arrivent au
Bon moment pour les techniques de l’épuration puisque le développement tout à fait empirique des digesteurs (digesteurs de Travis et ceux d’Imhoff), c’est-à-dire des réacteurs à boues provenant de la décantation d’eau d’égout, a lieu à partir de 1905. La technique des digesteurs méthanifères à haut rendement peut alors prendre son essor et la conception classique, toujours actuelle, du traitement des boues de station d’épuration, qui passe par la digestion, trouve là ses bases fondamentales.
C’est à Saint-Pétersbourg qu’il découvre la fixation de l’azote atmosphérique par les deux bactéries du sol Azotobacter et Clostridium, l’une en conditions aérobies, l’autre en conditions anaérobies.
En 1912, Serge Winogradsky, qui n’a que 56 ans, à l’abri des soucis financiers mais aigri par le manque de moyens accordés à son institut, également par des frictions avec son autorité de tutelle, prend sa retraite et se retire en ses terres de Podolie sur les bords du Prout près de la Roumanie actuelle, où il s’adonne à la pomologie. La révolution russe le force à s’exiler. Il trouve un asile à Belgrade comme professeur de chimie à l’Institut agronomique dans la nouvelle Yougoslavie.
C’est là qu’Émile Roux, directeur de l’Institut Pasteur de Paris, réitère en 1920 son offre de collaboration. Serge Winogradsky, qui a repris goût à la recherche, peut-être aussi par nécessité financière, s’installe dans une des donations que possède l’Institut Pasteur.
Il s’agit du domaine de Brie-Comte Robert. Serge Winogradsky s’y installe avec sa famille ; il y travaillera environ trente ans en collaboration avec sa fille cadette Hélène. Il fonde un laboratoire des sciences du sol, plus particulièrement axé sur l’écologie bactérienne des sols.
Il découvre, décrit et baptise de nombreuses espèces cellulolytiques : Cellfalicula, Cellvibrio, Cytophaga, ouvrant ainsi le chemin à la compréhension de l’humigénèse.
Sa fille Hélène publie en 1937 une étude sur les boues activées du bassin Simplex® de la station expérimentale de la ville de Paris à Colombes. Elle met en évidence pour la première fois dans des boues activées, par culture sur le milieu Winogradsky au gel de silice, la présence de bactéries nitrifiantes.
C’est alors que Serge Winogradsky fait le bilan des bactéries du sol qu’il a découvertes. Il étudie la sociologie de ces bactéries dans leur environnement, leurs rapports entre elles, leurs interactions. Les derniers travaux de Winogradsky s’avèrent fondamentaux également en technique de l’assainissement des eaux usées, car ils sont précurseurs de l’étude des biomasses épuratrices qui, elles aussi, sont un consortium de bactéries aux interactions multiples.
La publication des œuvres complètes de Serge Winogradsky est financièrement et moralement soutenue par Selman Abraham Waksman, bactériologiste du sol, prix Nobel de médecine pour la découverte de la streptomycine, antibiotique extrait du genre Streptomyces, bactérie du sol. Waksman était originaire de Kiev, émigré aux USA et grand admirateur de Winogradsky.
Serge Winogradsky meurt le 24 février 1953 à Brie-Comte Robert. Il avait 97 ans. Privé de cette personnalité hors pair, le domaine de l’Institut Pasteur à Brie-Comte Robert, où il a vécu et travaillé plus de trente ans, sera mis en vente. L’apport de Serge Winogradsky est considérable dans la discipline de la bactériologie du sol, dont il est le fondateur. Il a permis le développement de l’agriculture moderne basée sur une exploitation rationnelle des sols.
En résumé, Serge Winogradsky a apporté plus particulièrement à l’assainissement des eaux usées les bases fondamentales :
1. du mécanisme bactériologique de la nitrification de l’ammoniaque, étape essentielle de l’assainissement des eaux usées ; 2. du mécanisme de la digestion anaérobie, étape indispensable dans les stations d’épuration des grandes villes pour le traitement des boues ; 3. de la notion de sociologie bactérienne, essentielle dans les biomasses épuratrices ; 4. de la connaissance des bactéries sulfo-oxydantes du cycle du soufre, composantes permanentes parfois indésirables des biomasses épuratrices, mais excellentes biorévélatrices des réactions chimiques de leur biotope.
Serge Winogradsky, connu déjà de son vivant comme le père de la bactériologie du sol, apparaît aujourd’hui comme le fondateur de la bactériologie de l’environnement.