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Histoire d'eau : Anthrax Island

26 février 2010 Paru dans le N°329 à la page 92 ( mots)
Rédigé par : Marc MAUDUIT

C?est un îlot sombre, d'à peine 2 km², battu par les vents, ancré dans la baie de Gruinard à un jet de pierre des côtes écossaises. Sur ce caillou, les Britanniques testèrent des armes bactériologiques durant la seconde guerre mondiale. Une bombe contenant la maladie du charbon y fût larguée en 1942 et contamina entièrement l'île, entraînant en moins de trois jours la mort de tous les moutons qui s'y trouvaient. L?île de Gruinard fût placée en quarantaine pour éviter toute contamination du reste de l'Écosse.

Nous sommes à l'hiver 1941.

La Seconde Guerre mondiale fait rage. En Grande-Bretagne, Churchill s'inquiète. Les États-Unis viennent de déclarer la guerre aux puissances de l'Axe, apportant ainsi leur formidable puissance économique et militaire à la coalition liguée contre Hitler. Du coup, en réaction, on craint une offensive bactériologique qui pourrait redonner un second souffle au « Blitzkrieg ». Dans le plus grand secret, Churchill autorise donc ses généraux à se doter de cette arme ultime, qui ne devra être utilisée qu'en cas d'invasion.

Le développement d'une arme bactériologique

Mais le développement d'une arme bactériologique nécessite de longs et délicats essais, notamment grandeur nature. Pour prendre de vitesse les Allemands, supposés développer un programme analogue, les Britanniques se concentrent sur l'anthrax, un virus bien connu chez les bovins, et cherchent à adapter le mode de dispersion de la bactérie à des bombes conventionnelles.

Objectifs et risques

L'objectif de cette arme bactériologique est simple : il s'agit de réduire les possibilités d'action de l'homme, en provoquant la mort ou en portant atteinte à certains tissus, organes ou fonctions, et, accessoirement, en tarissant ses sources de ravitaillement animal et végétal. Problème : contrairement aux armes chimiques, ces armes utilisent des micro-organismes souvent persistants, donc contaminants à moyen ou long terme. Surtout, ils présentent le plus souvent un caractère de transmissibilité apte à propager des épidémies. C'est le cas de l'anthrax dont le programme britannique va montrer combien sa persistance peut

être durablement nuisible pour l'environnement.

L’anthrax : durablement persistant dans l'environnement

La guerre « bactériologique » n'est pas à proprement parler une nouveauté. Au VIIe siècle avant notre ère, les Scythes infectent déjà leurs flèches en en trempant la pointe dans des cadavres en décomposition et les Assyriens empoisonnent des puits avec de l'ergot de seigle.

Bien plus tard, à l'occasion du siège de Caffa (1347), le chef mongol Djanisberg fait catapulter les cadavres de ses propres soldats frappés par la peste par-dessus les murailles. Les Génois, contaminés par le virus de la peste, finirent par s’embarquer, mais disséminèrent la maladie en Sardaigne, à Venise, à Gênes et à Marseille, donnant naissance à la grande peste du Moyen Âge.

Plus tard encore, en 1710, aux États-Unis, des couvertures infectées par le virus de la variole furent distribuées aux Indiens d’Amérique du Nord afin de réduire leur résistance et de les vaincre plus facilement.

Tout au long de l'histoire, une grande variété d’agents biologiques a été utilisée lors de conflits parmi lesquels le typhus, la peste, le choléra ou encore le charbon. C’est d’ailleurs ce dernier agent biologique que les Britanniques vont chercher à exploiter en cette fin d’année 1941.

Le charbon est une maladie infectieuse aiguë causée par la bactérie Bacillus anthracis. Elle provient, dans sa forme la plus grave, de l'inhalation de spores via des particules contaminées sous la forme d’aérosol. L'inhalation est rapidement suivie d'un syndrome grippal puis d'une insuffisance respiratoire, suivie, dans 90 % des cas, d'une mort douloureuse.

[Photo: Bacillus anthracis a la particularité de former des spores lorsque son environnement ne lui est pas favorable. La spore est à la fois la forme infectante et la forme de persistance dans l'environnement. Elle est particulièrement résistante et peut séjourner longtemps dans le sol sous des conditions rigoureuses avant d’infecter un nouvel hôte.]

Pour mettre au point le mode de dispersion des spores — contenant le virus — et tester ses effets in situ, les militaires choisissent dans le plus grand secret l'île de Gruinard, un îlot inhabité et battu par les vents, situé à un jet de pierre de la côte ouest de l'Écosse. Deux essais sont réalisés. Le premier au cours de l’été 1942 avec une bombe de 15 kg larguée au-dessus d'une soixantaine de moutons acheminés sur l'île pour l'occasion. Aucun n’y survivra au-delà du troisième jour après l'explosion. Le second essai, réalisé en 1943 avec un engin plus modeste mais mieux conçu, donnera des résultats similaires. On en conclut à l'efficacité de l'arme sans chercher à mieux connaître la bactérie et surtout sans explorer les modes de décontamination possibles des zones infectées.

[Photo: Dès la fin de la guerre, l'île est placée en quarantaine. Militaires et chercheurs arpentent le terrain et arrivèrent à la conclusion que l'île est entièrement contaminée et ce pour « plusieurs générations ».]

Pourtant, dès cette époque, Bacillus anthracis est bien connue des scientifiques. On sait qu'elle a la particularité de former des spores lorsque son environnement ne lui est pas favorable. La spore est l’élément clé dans le cycle d’infection de l'anthrax. Elle est à la fois la forme infectante qui enclenche l'infection après germination dans l’hôte et la forme de persistance dans l'environnement. Elle est particulièrement résistante et peut séjourner longtemps dans le sol sous des conditions rigoureuses avant d'infecter un nouvel hôte. À l'intérieur de son organisme, les spores germent et la bactérie se multiplie en le tuant rapidement. Une fois mort, les bactéries qui se trouvent au contact de l'air forment à nouveau des spores qui peuvent retourner dans le sol et initier ainsi un nouveau cycle.

L'arme bactériologique mise au point à Gruinard ne sera

[Photo : Le chantier de décontamination est lancé en 1986. Il prévoit l'évacuation dans des containers scellés de plusieurs centaines de tonnes de terres polluées et l’injection d'une solution à base de formaldéhyde avec une marge d’exactitude de 1 % dans le dosage sur une profondeur de 5 à 30 centimètres suivant les endroits.]

Jamais utilisée. Pourtant, dès la fin de la seconde guerre mondiale, les milieux militaires s'inquiètent des conséquences possibles des expériences menées sur l'île. L'hypothèse d'une contamination possible de toute l’Écosse inquiète les autorités qui décident de mobiliser une équipe de chercheurs pour éviter toute propagation de Bacillus anthracis.

Éviter toute propagation de Bacillus anthracis

L'île est aussitôt placée en quarantaine. Militaires et chercheurs arpentent le terrain et arrivent à la conclusion que l'île est entièrement contaminée et ce pour « plusieurs générations ». On s'inquiète d’une possible contamination par voie aérienne de la côte si proche et des villages alentours. L'accès à l'île est strictement interdit et des analyses sont régulièrement effectuées sur les côtes pour vérifier que la bactérie reste confinée dans l'île. Pendant de longues années, les microbiologistes de l'institut de la défense chimique travaillent d’arrache-pied pour développer puis affiner les méthodes de dépistage de la bactérie. L'îlot est quadrillé dans tous les sens pour que le niveau de contamination de chaque zone soit connu avec précision.

Après moult essais en laboratoire, des tests sont pratiqués à petite échelle en utilisant divers agents stérilisants. En l'absence d’eau douce, une solution de 5 % de formaldéhyde diluée dans l'eau de mer et répandue à raison de 50 litres par mètre carré va se révéler efficace. Reste à définir le mode opératoire. Un relevé est effectué de zones « chaudes » et de « zones à surveiller » qui les entourent, ce qui conduira à définir comme objectif le traitement d'une surface d’environ 4,5 ha sur deux sites distincts.

Le chantier est lancé en 1986. Il prévoit l’évacuation dans des containers scellés de plusieurs centaines de tonnes de terres polluées et l’injection d’une solution à base de formaldéhyde avec une marge d’exactitude de 1 % dans le dosage sur une profondeur de 5 à 30 centimètres suivant les endroits. Quelques mois plus tard, les analyses effectuées sur des échantillons de terre prélevés à différents points de l'île semblent démontrer l'efficacité de l'opération de décontamination. Mais c’est sans compter avec l'extrême résistance des spores : dans certaines zones, la contamination résiste. L'opération doit être renouvelée à plusieurs reprises, et en plusieurs étapes pour éviter toute propagation de la bactérie.

Une entreprise titanesque qui laisse imaginer les moyens qu'il aurait fallu mettre en œuvre si, d’aventure, l'arme avait été utilisée à grande échelle durant la guerre. En 1988, les travaux s'achèvent enfin. Pour s’assurer du caractère inoffensif de l'île, un troupeau de moutons y est lâché et placé en observation. Enfin, le 24 avril 1990, quatre ans après le début des opérations, Michael Neubert, le Secrétaire d’État à la Défense britannique, se rend sur l'île et dépose le dernier panneau prévenant de la quarantaine, rendant officiellement l'île librement accessible.

Mais l'île de Gruinard resta déserte et soigneusement évitée des pêcheurs du cru comme des touristes. Plusieurs chercheurs mirent en doute les explications officielles sur l'efficacité réelle de cette opération de décontamination, arguant du fait que la bactérie du charbon était capable de survivre plusieurs centaines d’années, même en milieu hostile. Bacillus anthracis sommeille-t-elle encore quelque part dans les profondeurs des sols de Gruinard ? Nul ne peut répondre avec certitude à cette question. Mais aujourd’hui, Gruinard n’héberge plus qu'une faune rare et demeure, dans l’inconscient collectif.

[Photo : Bacillus anthracis sommeille-t-elle encore quelque part dans les profondeurs des sols de Gruinard ? Nul ne peut répondre avec certitude à cette question. Mais aujourd’hui, Gruinard n’héberge plus qu’une faune rare et demeure, dans l’inconscient collectif.]
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